Il est à Lyon depuis 2003, venu du London Philharmonic Orchestra. Il a fait de l'Opéra de Lyon l'une des scènes les plus en vue sur le plan international récompensée en 2017 par deux prix prestigieux qui la placent deux fois au sommet des maisons d'Opéra. Par une politique sans concession, mêlant culture, oeuvres inconnues ou mal connues voisinant avec des phares du répertoire, il a attiré un public fidèle composé à 25% de jeunes de moins de 25 ans, ce qui est exceptionnel à l'opéra, remplissant la salle (aux dimensions moyennes, il est vrai) à 97%. À l'approche de sa fin de mandat en 2021, sa nomination à la Bayerische Staatsoper de Munich, l'une des plus grandes scènes du monde, à partir de 2021, vient d'être annoncée.
Nous l'avons rencontré à deux heures de la seconde représentation de Don Carlos dans la version originale en cinq actes, dont la première à été triomphale et dont nous allons très vite rendre compte: bilans et perspectives, par celui que beaucoup considèrent, en Allemagne comme en France, comme l'héritier de Gerard Mortier.
D’où est venue l’idée de Festival et quand est-elle apparue ?
Très tôt.
Nous sommes un théâtre de stagione où une production suit l’autre, c’était aussi ce que défendait Gerard Mortier qui le considérait comme le meilleur système. Cependant, je reconnais aussi les avantages du système de répertoire, où le quotidien de l’opéra s’articule à la vie de la cité : exister au quotidien, jouer presque tous les jours, cela donne une présence plus forte. L’orchestre, le chœur, peuvent se frotter à davantage d’œuvres différentes, ce qui est culturellement et qualitativement formateur. Mais il y a aussi des inconvénients, dont le risque d’une certaine routine.
La deuxième question était : comment attirer l’attention de la ville et du monde sur l’Opéra de Lyon et nous distinguer d’autres maisons d’opéra ? La notion de festival m’a accompagné dans mon parcours : j’ai été directeur Festival des Flandres ; au London Philharmonic Orchestra, j’ai créé un festival, et l’orchestre était celui du Festival de Glyndebourne. Cette forme du festival faisait partie de ma culture et j’ai pensé qu’une proposition artistique concentrée autour d’un compositeur, d’un thème ou d’une forme contribuerait à créer une identité propre à l’Opéra de Lyon et serait un élément fédérateur et stimulant pour l’institution elle-même. Daniele Rustioni me disait hier que le Festival Verdi, c’est environ 11 heures de musique. Presque Le Ring pour un seul chef, un seul orchestre de 62 musiciens, un seul chœur de 34 choristes ! C’est un défi énorme pour tous, pour les techniciens aussi bien sûr : tout l’Opéra est mobilisé et c’est vraiment fondateur pour nous.
Comment s’en déterminent les thèmes ?
C’est aléatoire. Cela vient des lectures, des idées qui viennent et qui restent, ou encore d’une œuvre autour de laquelle on veut créer quelque chose. Des idées circulent, restent en mémoire, ressurgissent. Idem pour les livrets. Par exemple l’idée de GerMANIA ((la création d’Alexander Raskatov à l’Opéra de Lyon à partir du 19 mai prochain, sur un livret du compositeur d'après Germania Mort à Berlin et Germania 3, les spectres du Mort-homme d'Heiner Müller)) remonte à 2003 : j’avais lu les œuvres de Heiner Müller et j’avais identifié celles qui pourraient inspirer un opéra. Germania 3 en faisait partie. Ce n’est qu’en 2013-2014, alors que nous donnions son opéra Cœur de chien, que j’ai proposé l’idée à Alexander Raskatov.
Si l’on prend pour exemple l’idée du Festival « Mémoires » de la saison dernière, elle vient d’un projet que j’avais imaginé pour le Semperoper de Dresde: un festival proposant de re-créer annuellement des productions mythiques de l’histoire du théâtre lyrique, de Wieland Wagner ou Walter Felsenstein par exemple. Je trouvais que cela correspondait bien à l’image que j’avais de Dresde, cette énorme fierté du passé que les Dresdois ont exprimée avec la reconstruction du centre historique, dont le Semperoper. A Lyon, je ne pouvais ni ne voulais faire la même chose en reprenant tous les ans une production historique, cela ne correspond pas à l’identité du théâtre. Je pouvais cependant reprendre cette idée en l’articulant différemment, pour en faire une espèce de réflexion sur la mémoire de la mise en scène au théâtre.
C’est sans ordre prédéterminé que les choses se préparent, et tout à coup, les liens se tissent, le projet prend forme.
Mais alors, à Munich, il y a un Festival qui est là, tout prêt, tout articulé… ?
Peut-être…
D’où vient l’idée du Festival Verdi ?
J’avais l’idée depuis longtemps de faire un Festival sur la notion de pouvoir et de contre-pouvoir, qui est de tous les temps et d’une grande actualité : le pouvoir, la politique – idéal ou métier ? – les contre-pouvoirs, les agences de notation, les instituts de sondage, les fake news, les révolutions arabes, les grandeurs et misères de la vie politique et de l’histoire.
Je trouvais qu’il était intéressant de parler de cette actualité qui nous concerne, sujet inépuisable de débats, de livres, d’émissions…
On pourrait trouver dans le répertoire lyrique plusieurs propositions correspondant à cette problématique.
J’avais donc le thème, il s’agissait de savoir avec quoi j’allais l’illustrer et le nourrir.
C’est ainsi qu’un élément nouveau est intervenu : la présence d’un nouveau chef principal, Daniele Rustioni avec son patrimoine – l’opéra italien – qui n’a pas été le cœur de notre production artistique depuis 2003.
Il y avait donc ce thème et ce qu’apportait dans la corbeille de mariage Daniele Rustioni : Verdi, qui répond très bien à cette thématique. Il devenait intéressant de piocher dans les périodes très différentes de son œuvre : Attila opéra de jeunesse, Macbeth œuvre charnière et Don Carlos, qui est tout à fait autre chose, drame politique et grand opéra à la française. Ainsi le festival de cette année a été inspiré par deux points de vue, la thématique que je voulais mettre en valeur et les circonstances propres à notre maison, où je trouvais important que Daniele Rustioni porte le festival en cette première saison de son mandat.
Il y a eu, entre autres, Janáček, Tchaïkovski et Pouchkine, Britten et maintenant Verdi… Il n’y aura pas de Festival Wagner ?
Ce n’est pas prévu… Trois festivals sont programmés jusqu’en 2021. La saison prochaine, le thème sera « Vies et Destins », trois destins de femmes avec trois œuvres, L’Enchanteresse de Tchaïkovski, Didon et Enée et Il ritorno di Ulisse in patria. En 2020, le festival portera probablement sur des formes hybrides, comme Jeanne au bûcher par exemple, un oratorio et non un opéra, pas chanté mais parlé, ce peut être aussi un ballet chanté. Pour 2021, le thème n’est pas encore totalement défini.
Deux œuvres scéniques aussi lourdes que Macbeth et Don Carlos, n’est-ce pas trop pour les capacités productives du théâtre ?
Ce festival reprend notre Macbeth de 2012, une production de Ivo van Hove qui n’était pas conçue pour l’alternance. A l’époque on n’avait pas prévu de reprise. Nous l’avons un peu adaptée en supprimant les vidéos latérales et en ne laissant que la vidéo centrale.
Pour assurer l’alternance pendant les festivals, on impose un cahier des charges aux metteurs en scène parce que les productions doivent pouvoir coexister dans l’espace scénique. Exploiter, cela veut dire stocker, pouvoir faire en sorte que la manutention se fasse dans les meilleures conditions, compte tenu des possibilités de la maison, cela veut dire aussi gérer le plan lumières.
Nous avons évidemment désormais l’expérience depuis le premier festival en 2005 (Janáček avec Katia Kabanova, Jenufa, l’Affaire Makropoulos par le metteur en scène Nikolaus Lehnhoff). Depuis nous avons pour la scénographie et les lumières formalisé un cahier des charges permettant l’alternance et une exploitation fluide. Ainsi, dès que la maquette est remise, on considère la question de l’exploitation.
Par ailleurs, au début, nous avions trois productions en alternance dans la grande salle. Désormais, nous présentons deux œuvres à l’Opéra et une œuvre hors les murs. La contrainte technique n’en est pas une si elle est intégrée dès le début dans la discussion avec l’équipe de mise en scène. D’ailleurs, les théâtres allemands imposent des contraintes au départ, parce que chaque nouvelle production doit entrer dans le répertoire et répondre à un cahier des charges techniques (temps de montage/démontage par exemple) imposé par l’alternance quotidienne du système de répertoire.
Quels ont été les principaux défis techniques, logistiques, musicaux ?
Il y a d’abord le défi technique: comment nous, qui ne connaissons pas le système du répertoire, avons-nous pu répondre à la contrainte de l’alternance ? Un théâtre de stagione ne connaît pas ces contraintes et répond à toutes les demandes du metteur en scène. Avec la nécessité de l’alternance, on ne peut forcément répondre à toutes les demandes. En fait, il faut intégrer une autre façon de penser, une autre culture, et cela nous permet de devenir plus flexibles : l’alternance exige de la souplesse et le sens de l’adaptation, c’est donc très formateur.
C’est aussi un défi financier, parce qu’il y a trois productions sur une courte période et non pas réparties sur plusieurs mois. Cela crée un déséquilibre dans la saison au niveau financier. Cela a posé des problèmes au début parce qu’on vivait sur un autre système.
Au niveau musical cela a posé des problèmes pour solliciter un orchestre qui n’est pas un orchestre symphonique changeant de programme chaque semaine, ni un orchestre d’opéra de répertoire changeant d’œuvre chaque soir, même s’il est sollicité sur des répertoires très différents, mais qui a l’avantage d’être un orchestre stable avec chaque soir les mêmes musiciens. Cette année c’est une monographie Verdi, il y a une « patte » unique. L’an dernier c’était Wagner et Strauss, bien plus complexe, mais en même temps très formateur. D’ailleurs, quand on termine le festival, on a le sentiment qu’on a vécu une étape importante pour l’évolution du musicien.
Le dernier défi, c’est la mobilisation du public : Lyon est une ville de 500000 habitants intra-muros. Pendant le festival, pour une vingtaine de représentations et il faut mobiliser 25000 à 30000 spectateurs. Pendant le reste de la saison, il y a une proposition par mois, cela signifie qu’il faut un autre plan marketing, une autre manière de communiquer, et ce qui est formidable, cela implique de trouver d’autres publics.
Vous êtes considéré comme le principal héritier conceptuel de Gerard Mortier. Assumez-vous ce statut ? Et dans ce cas que voudriez-vous porter de cet héritage ?
Je ne sais pas si je suis son héritier, mais en tous cas je l’ai connu. On a partagé certaines choses et j’ai appris de lui cette passion inlassable pour son art. Il a vécu sa vie en respirant l’opéra. Je me rappelle que, quelques jours avant sa mort, il était très affaibli mais il me disait : « Je ne sais pour combien de temps j’en ai, mais j’espère que je pourrai encore voir les Contes d’Hoffmann de Marthaler à Madrid. »
Voilà un homme aux portes de la mort et dont le seul espoir est de voir ce spectacle. Voilà qui raconte tout de l’urgence de l’art et c’est pour moi ce que je garde de lui, ce qu’il m’a apporté. Rien n’est gratuit : si je programme une œuvre, c’est qu’elle est pour moi essentielle, qu’elle a une raison d’être, et que je ne peux m’en passer.
Une autre chose importante est la manière dont il parlait de son art. On est sûrement différents sur beaucoup de choses, musicalement par exemple, mais on a des parallélismes au niveau du théâtre. Je suis peut-être plus éclectique que lui dans les signatures qui se confrontent à l’opéra. Je ne veux pas m’en tenir à un groupe de metteurs en scène, mais élargir le choix, pour rendre encore l’opéra plus vivant.
L’art est important s’il y a de l’artisanat. Il n’y a pas d’écriture (Handschrift) s’il n’y a pas d’artisanat (Handwerk) et s’il n’y a pas d’artisanat, l’écriture ne sert à rien. Il n’y a pas une seule façon de faire, mais de multiples manières. Mais, là où nous nous ressemblons avant tout, c’est par le choix des œuvres, avec la même curiosité radicale pour des répertoires peu connus, que je veux faire découvrir. Et, comme Gerard, j’ai le sentiment de l’urgence de l’art dans notre monde qui manque souvent de profondeur, de perspectives, d’orientations. L’art peut apporter quelque chose et doit être au cœur de la cité. C’est ce que je veux incarner et je n’ai pas envie de travailler dans un mausolée. Je travaille pour une forme d’art vivant, à laquelle je veux donner son actualité et sa modernité, pleinement enracinée dans le XXIe siècle.
Vous allez quitter Lyon en 2021, pouvez-vous lever le voile sur quelques projets dans ces trois ans ?
Tout n’est pas finalisé, mais je peux vous dire que nous prévoyons des Nozze di Figaro pour la première mise en scène d’opéra d’Olivier Assayas, que je vois très bien dans ce huis-clos et dans les relations entre les personnages.
Il y aura aussi une nouvelle commande à Thierry Escaich, sur un texte de Atiq Rahimi ((l’auteur de Terre et cendres)) fondé sur Le Livre des Rois du XIe siècle, une histoire d’amour entre une princesse arménienne et un prince persan, avec Jean-Sébastien Bou et Julien Behr (en 2019-2020). La création restera l’un des axes essentiels jusqu’à la fin de mon mandat.
Nous ferons aussi un opéra pratiquement inconnu de Franz Schreker, Irrelohe, un peu postérieur à Die Gezeichneten, dans une mise en scène de David Bösch, qui pour moi est une des meilleures œuvres de Schreker (en 2021).
Nous continuerons le compagnonnage avec David Marton (qui fera une Médée composite) avec David Bösch, avec Christophe Honoré qui fera Tosca à Aix puis à Lyon. Nous avons invité Tobias Kratzer, qui s’est intéressé en Allemagne au Grand opéra meyerbeerien ((Les Huguenots à Nuremberg et Nice, Le Prophète à Karlsruhe, L’Africaine à Francfort)) à mettre en scène le Guillaume Tell de Rossini.
Vous allez à la Bayerische Staatsoper de Munich à partir de septembre 2021, une salle de référence mondiale, avec un système de répertoire, mais avec quelques trous dans le fonds de la maison. Il est trop tôt pour parler de projets mais comment y voyez-vous vos premières années ?
Je suis émerveillé par ce théâtre. Quand on regarde l’histoire de cette maison, elle est impressionnante et intimidante, avec par exemple les chefs qui y ont été directeurs musicaux : jusqu’à Kirill Petrenko il y en a une vingtaine, dont Hans von Bülow, Hermann Levi, Richard Strauss, Felix Mottl, Bruno Walter, Clemens Krauss, Hans Knappertsbusch, Georg Solti, Rudolf Kempe, Joseph Keilberth, Wolfgang Sawallisch, Zubin Mehta… ; ou avec le patrimoine créé à Munich : La Finta Giardiniera, Idomeneo les Wagner bien sûr, dont Tristan et Die Meistersinger von Nürnberg, moins de Strauss parce que la plupart des œuvres ont été créées à Dresde, mais tout de même Capriccio.
C’est une maison d’une qualité constante que peu de maisons peuvent afficher ; elle n’a jamais eu de fléchissement, elle est dotée de moyens humains compétents et motivés (à peu près 1000 personnes), et d’un orchestre qui a toujours été dans le Gotha des orchestres mondiaux.
J’ai commencé à la fréquenter dans les années Sawallisch. J’avais un grand respect pour ce chef, je l’avais invité au Festival des Flandres, avec la Philharmonie Tchèque ou avec son propre orchestre, une relation qui s’est poursuivie au London Philharmonic Orchestra. C’est à cette époque que j’ai pu voir majoritairement les opéras de Mozart ou de Strauss où il était impressionnant : j’ai pu y admirer la qualité de cette maison…
Les mois qui viennent me permettront d’approfondir ma connaissance du Bayerische Staatsoper. Je suis en train de visionner les productions de son répertoire, pour voir celles qui resteront et celles qui seraient à renouveler. Par ailleurs, Nikolaus Bachler et Kirill Petrenko, ont encore trois saisons à mener et encore des choses à dire.
Je voudrais aussi profiter de cette période pour comprendre la ville, source d’émerveillement pour moi, une ville très culturelle avec ses grands orchestres ((Symphonieorchester der Bayerischen Rundfunks, Münchner Philharmoniker, Bayerisches Staatsorchester)) mais aussi le Münchener Kammerorchester, excellent orchestre de chambre, et des théâtres comme le Kammerspiele, le Residenztheater (avec Martin Kusej à qui Andreas Beck succèdera bientôt), les musées bien sûr mais aussi les académies, la Münchner Film Akademie, la Theater Akademie August-Everding. Il y a vraiment un foisonnement, et donc des passerelles ou des partenariats à inventer. Je veux utiliser cette première période pour recueillir des informations qui me permettront de nourrir mes propres idées et réflexions. Il faut que la grande trame des premières saisons 2021/22 et 2022/23 soit établie et structurée fin 2019.
Enfin, c’est une très grande satisfaction de retrouver Vladimir Jurowski que je connais, avec qui j’ai travaillé à la fois à Glyndebourne et au London Philharmonic Orchestra où je l’ai nommé premier chef invité en 2002, alors que Kurt Masur, à qui il a succédé, était directeur musical. Il a comme moi la passion de composer des programmes originaux, avec un lien dramaturgique entre les pièces. Avec lui, on a donné de l’importance au répertoire contemporain et fait connaître différemment le répertoire traditionnel. Retrouver l’homme de théâtre qu’il est, avec son ouverture esthétique et musicale – il aime des écritures très différentes – c’est une perspective très stimulante pour moi.
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