Il est né en Argentine, il vit désormais à Genève et, depuis une décennie, Leonardo Garcia Alarcón est devenu l’une des références incontournables du répertoire baroque. Avec sa Cappella Mediterranea, l’ensemble qu’il a fondé, on l’a vu à Aix-en-Provence, à Paris, à Genève et ailleurs. Il revient dans quelques jours diriger à Aix L’Incoronazione di Poppea. Cette saison à Genève et Versailles on lui doit Atys de Lully, jusque-là mythifié par la production légendaire Villegier-Christie créée en 1987, reprise régulièrement depuis et devenue emblématique de la fortune du baroque en France,
En effet, Aviel Cahn, directeur général du Grand Théâtre de Genève lui a proposé de s’associer au chorégraphe Angelin Preljocaj pour en proposer une version nouvelle, très différente, rompant avec les évocations rêvées d’un baroque ensoleillé par Louis XIV. Leonardo Garcia Alarcón, qui aime les défis, n’a pas hésité à se lancer dans l’aventure, parce que c’est un explorateur et un aventurier de la musique, curieux et fouineur, cherchant sans cesse à exhumer des partitions oubliées dans ce champ encore en friche du répertoire des XVIIe et XVIIIe siècles. Alliance de rigueur et de risque, très disponible, très chaleureux, il a reçu Wanderer entre deux représentations d’Atys pour une longue conversation qui s’efforce de faire un tour d’horizon de ses activités et du camp musical baroque en général, mais pas que. Et c’est passionnant.
Qu’est-ce qui dans votre parcours vous a conduit à devenir une des références dans le répertoire baroque ? Étiez-vous en quelque sorte, prédestiné ?
J’aimerais bien le savoir ! Il faudrait peut-être pour y arriver que je rentre en thérapie (rires) !
Très tôt, en Argentine, j’ai conçu une grande admiration pour Gustav Leonhardt et Nikolaus Harnoncourt, un peu plus tard pour John Eliot Gardiner et William Christie. Tous ces artistes venaient régulièrement au Teatro Colón à Buenos Aires et on avait la possibilité de les écouter et de les rencontrer. Ma sœur, danseuse étoile, était liée au Colón et cela m’a fait aller au théâtre et découvrir le répertoire lyrique de manière assez naturelle, mais aussi assister à des répétitions d’opéras de répertoire surtout liés au XIXe.
Plus tard en Europe j’ai essayé de retrouver ou de suivre la trace de ces chefs que j’avais connus en Argentine. Il y avait aussi Philippe Herreveghe et ses interprétations de Bach, William Christie pour Charpentier que j’avais entendu au Colón, mais aussi Trevor Pinnock pour Purcell.
J’ai eu la possibilité de les entendre dans les années 1990 et plus tard, passionné par Jean-Sébastien Bach, j’ai voulu étudier avec Christiane Jaccottet ((Claveciniste virtuose, spécialiste de musique ancienne (1937-1999) professeure au conservatoire de Genève)) et c’est pourquoi je me suis retrouvé ici à Genève. J’ai fait mes études au conservatoire et plus tard j’y ai créé mon Ensemble, Cappella Mediterranea grâce à une invitation de la fondation Gulbenkian en 2000 pour jouer de la musique baroque notamment portugaise, plus généralement ibérique et latino-américaine. Ainsi en septembre 2000 la Cappella Mediterranea a commencé à être invitée à jouer de la musique ancienne dans les circuits des festivals. La relation à l’opéra a commencé en 2011 grâce à l’invitation de Bernard Foccroule pour diriger l’académie du Festival d’Aix en Provence pour Acis and Galatea de Haendel (( Voir notre compte rendu dans le Blog du Wanderer)).
Dès lors, la relation avec le théâtre, les metteurs en scènes, les chorégraphes, a commencé de manière naturelle, presque sans réfléchir. Les projets se sont enchaînés, à commencer par Monteverdi et Cavalli, et ce fut ainsi, en 2013 à Aix, Elena de Francesco Cavalli dans la mise en scène de Jean-Yves Ruf, expérience qui s’est prolongée en 2017 par Erismena (mise en scène Jean Bellorini, voir ci-dessous) et toujours en 2017 Il Giasone à Genève (mise en scène Serena Sinigaglia, voir ci-dessous également).
Notre recherche sur Cavalli s’est prolongée par Eliogabalo dans la production Thomas Jolly à l’Opéra de Paris, à l’invitation de Stéphane Lissner qui nous a confié également Les Indes Galantes dans la mise en scène de Clément Cogitore.
La collaboration avec Genève s’est poursuivie avec l’Alcina de Haendel (Mise en scène David Bösch) au théâtre des Nations, bien plus adapté au répertoire baroque par ses dimensions.
Par la suite, l’opéra de Dijon, qui a vu que nous avions besoin d’une « résidence », nous a proposé quelques titres, grâce à Laurent Joyeux. C’est ainsi qu’en 2019, année des 350 ans de l’Opéra de Paris, je voulais diriger trois titres importants à cet égard, La finta pazza de Sacrati (mise en scène Jean-Yves Ruf) à l’Opéra de Dijon, premier opéra joué à Paris en 1645 quand Louis XIV avait sept ans, puis Médée de Charpentier, production David McVicar (2019) et enfin Les Indes Galantes, toutes deux au Grand Théâtre de Genève (Mise en scène Lydia Steier) , c’est à dire célébrer ces 350 ans par trois titres emblématiques de l’installation de l’opéra en France entre le XVIIe et le XVIIIe.
Ainsi, maintenant, au vu de ce parcours, j’aime exhumer des œuvres inconnues, encore dans les archives, je les joue au piano à un directeur de théâtre, et s’il est convaincu, on cherche un metteur en scène. C’est vrai qu’aujourd’hui, je suis de plus en plus enclin à sortir des fonds d’archives des œuvres complètement inconnues.
Vous avez créé votre orchestre La Cappella Mediterranea il y a une vingtaine d’années. Vous étiez très jeune encore. Comment crée-t-on un orchestre de ce type sur instruments anciens quand on débute dans la carrière ?
C’est lié à la ville de Genève parce que lorsque je suis arrivé ici j'étais organiste de 2000 à 2008 dans la paroisse d’Anières, une paroisse calviniste pour laquelle j'écrivais la musique pour les services funéraires, les baptêmes, les mariages etc… C’est de cette manière que j’ai gagné ma vie.
J'ai créé Cappella Mediterranea d’une certaine façon pour jouer dans ces services et j'ai connu sans le savoir parmi les paroissiens nombre de grandes familles genevoises, qui m’ont beaucoup aidé. Je dois mes débuts professionnels dans la musique à ces « réseaux du lac », simplement des paroissiens et surtout ma marraine Anne Geisendorf qui m’a toujours soutenu, qui m’invitait à passer Noël chez elle par exemple, comme j’étais loin de ma famille, mais elle m’a aidé avec d’autres familles pour enregistrer mes premiers disques : en effet Alain Brunet, directeur du Festival d’Ambronay m’a vu jouer dans quelques académies à Ambronay, mais aussi enseigner autour de Monteverdi et Gesualdo et m’a proposé en 2005 une collaboration de quatre ans avec des disques, deux disques par année. C’est à ce moment que la Cappella Mediterranea grâce à ces disques a eu une dimension plus importante, a eu aussi des premières critiques et a commencé à être invités dans divers festivals. Cette collaboration avec Ambronay a duré jusqu’à 2012 mais jusqu’à 2016, nous n’avons pas reçu d’aide officielle et la situation était financièrement difficile.
Pour ma part, en 2005, j’ai été nommé professeur à la Haute Ecole de Musique de Genève et ça m’a donné une plus grande tranquillité personnelle. Mais en 2016, Cappella Mediterranea a reçu une aide d’une importante fondation genevoise surtout pour faire face aux invitations de grandes maisons. Quand un ensemble est invité dans une grande maison, il doit faire face à des frais d’organisation énormes, et quand Stéphane Lissner nous a invités pour Cavalli ((Eliogabalo, mise en scène Thomas Jolly en 2016)), sans l’aide de cette fondation, j’aurais dû dire non.
Avec cette aide nous avons pu nous structurer administrativement pour pouvoir répondre aux sollicitations.
Combien de musiciens de base dans votre ensemble ?
Plus qu’un orchestre, nous sommes un « orchestre de basse continue élargie », on a une base de « continuistes », deux luthistes, une harpiste, deux violes de gambe, un violoncelle, une contrebasse, deux clavieristes. Et pour le reste, ce sont des invités qui varient selon le répertoire. C’est un orchestre à géométrie variable…
Mais ici à Genève, c’était très important d’impliquer la Haute Ecole de Musique, avec qui il y a une très belle collaboration avec le département de musique ancienne, et avec les instrumentistes comme Florence Malgoire (Violon baroque) Serge Saitta (Flûte traversière), Monica Pustiinik (Luth) qui sont des musiciens qui ont joué avec William Christie dans les éditions d’Atys de 1987 et de 2011 et qui ont participé très jeunes à cette aventure.
Vous travaillez avec des musiciens plutôt jeunes ?
J’ai 45 ans et je suis le plus jeune du groupe de base, avec qui on discute des livrets et des différentes questions posées par nos choix de répertoire : ce sont des musiciens fidèles qui ont été chefs d’autres ensembles et qui ont de fortes personnalités. Pour le recrutement de l’orchestre, évidemment c’est différent : c’est une économie qui dépend des villes où nous nous produisons : sur Paris où nous avons joué à l’opéra, nous étions 70 et nous avons très largement recruté sur place. C’est pourquoi on doit connaître le territoire où nous nous produisons car notre économie est fondée sur les lieux où nous allons ((Les frais de déplacement d’un orchestre sont lourds : en recrutant sur place selon les besoins, ces frais sont considérablement réduits)). Mais je répète que notre noyau c’est la basse continue.
Qu’est-ce qui vous fascine dans le répertoire ancien ?
C’est l’alliance de la mathématique et de l’émotion humaine.
Je m’explique : les compositeurs ont eu dans leur écriture un code qu’ils n’ont jamais écrit dans un traité ou qu’ils n’ont jamais transmis parce que c’était une évidence du moment où le contrepoint ((Contrepoint : Technique de composition suivant laquelle on développe simultanément plusieurs lignes mélodiques.)) existait, y compris pendant tout le XIXe siècle aussi entre intervalle musical ((Intervalle : Distance qui sépare deux sons émis soit simultanément - intervalle harmonique- soit l'un après l'autre -intervalle mélodique-)) et émotion humaine, mais aussi, et c'est essentiel, en relation avec un texte.
Dès mon enfance mon père composait ce que j’appelle des madrigaux, des chansons pour ma sœur et moi, avec une relation forte entre texte et musique, et je me rends compte que ça devient mon obsession aujourd’hui : en six siècles de musique il a toujours existé une relation très forte entre les émotions et la mathématique. Je ne parle pas beaucoup de cela avec l’orchestre en grande formation, mais au contraire souvent avec ma basse continue.
Il y a aussi une relation forte avec le folklore latino-américain. Nos pays ont eu l’indépendance au début du XIXe, suite à l’affaiblissement de l’Europe (Guerres napoléoniennes, révolutions), autour des années 1810 ((En Argentine, la guerre d’indépendance dure de 1810 à 1816, l’indépendance est proclamée le 9 juillet 1816)). Et nos pays, du Mexique à l’Argentine, continuent à avoir une sorte de baroque qui se maintient, le clavecin continue par exemple à être joué pour le folklore à Mendoza, en Bolivie ou au Pérou.
Et le répertoire est riche ?
Oh oui ! Très riche ! Le mot folklore fait quelquefois penser à un tombeau à un patrimoine fossilisé, mais la force de ce répertoire en Argentine est particulièrement impressionnante, notamment dans sa structure polyphonique héritée de cette histoire. Ma famille est arrivée en Argentine en 1910, je ne peux me considérer comme Argentin de souche, mais si on considère Astor Piazzola, plus fils du romantisme que du baroque, c’est la seule musique populaire qui a utilisé la fugue ((Le nom de fugue (fuga, fuite) vient du caractère imitatif de ce genre de composition dans lequel il semble que le thème fuit sans cesse de voix en voix, chaque partie le reprenant lorsque la précédente a achevé de le faire entendre.)) comme langage naturel à l’intérieur d’une musique populaire, par amour de Bach. Dès qu’on naît en Argentine, on est en relation avec ces fugues, ces canons, qui sont dans un langage qui met dès l’enfance, en relation avec une richesse, une épaisseur historique qui sont déterminantes dans la formation musicale future.
Quels sont les compositeurs qui vous fascinent dans cet univers. Y-en a-t-il qui vous ont immédiatement frappé ?
Question très difficile. En plus de Jean-Sébastien Bach, au début, j’étais vraiment fasciné par le Renaissance, les madrigaux par exemple, et notamment autour de Gesualdo ((Carlo Gesualdo da Venosa (1566-1613) )) et des compositeurs napolitains, mais aussi les franco-flamands comme Orlando di Lasso ((Roland de Lassus (1532-1594)-)) qui continue à être pour moi un répertoire très important que je continue à enregistrer presque en secret -parce qu’il n’y a presque pas de critiques- avec le Chœur de Chambre de Namur que je dirige. On continue à enregistrer Lassus, mais aussi Victoria ou Jacques Arcadelt qui est namurois on le sait depuis peu. Plus tard, je me suis plongé dans les Madrigaux de Monteverdi, la seconda prattica qui a été pour moi le grand choc et qui continue à l’être.
Et bien sûr la connaissance des 27 opéras de Francesco Cavalli que j’ai étudiés à San Marco, et les compositeurs que j’ai étudiés au Vatican, Marco Marazzoli ((né vers 1602 à Parme, mort en 1662 à Rome, est un prêtre, compositeur, chanteur et harpiste italien. )), Domenico Mazzocchi ((Compositeur né en 1592 à Civita Castellana et mort en 1665 à Rome)) et bien sûr Luigi Rossi ((Luigi Rossi né à Torremaggiore en 1597 et mort en 1653 à Rome)): la première pièce que j’ai pu créer de lui c’était à Dijon en 2020, Il Palazzo incantato qu’on a aussi fait à Nancy, et que j’avais découverte au Vatican en 1999. Pour moi, la musique romaine et la musique vénitienne sont la base de tout ce qui arrive au XIXe : l’Italie est la seule nation qui a eu un fil conducteur musical qui ne s’est jamais arrêté. Toutes les autres nations ont créé un art musical de l’opéra qui a été hérité – même en France, on le sait bien – de l’Italie. Les liens entre Monteverdi et Luigi Nono sont pour moi bien plus évidents qu’entre Monteverdi et Rameau. Ces liens continus entre la prosodie italienne et l’opéra sont faciles à voir.
Comment se posent les problèmes d’éditions sur ce répertoire ?
Pour Atys, ça a été très simple, parce que j’ai demandé aux Arts Florissants de pouvoir utiliser leur édition, ils nous ont donné l’autorisation et nous avons simplement loué le matériel et avons donc travaillé avec. Habituellement nous procédons autrement généralement on travaille sur un matériel qui est fait par nos soins sur le manuscrit original avec Ariel Rychter, qui est transcripteur et éditeur de nos partitions. C’est souvent complexe parce que vous pouvez vous retrouver, comme pour l’Ulisse de Monteverdi avec différentes versions, l’une à Vienne, l’autre à Naples et la dernière à Venise et vous devez discuter avec le metteur en scène pour savoir quelle voie il va prendre.
Prenons par exemple Poppea ((Pour information, Leonardo Garcia Alarcon va diriger au Festival d’Aix L’Incoronazione di Poppea cet été du 3 au 18 juillet.)) : la version que l’on connaît n’est pas celle de Monteverdi. En 1642, on ne sait pas comment était la musique : on en sait plus depuis le travail de Jean-François Lattarico sur Francesco Busenello son librettiste ((Jean-François Lattarico, Busenello, un théâtre de la rhétorique, Classiques Garnier, 2013)) et surtout après son édition des livrets de Busenello en 2016 ((Giovan Francesco Busenello, Delle ore ociose/Les Fruits de l’oisiveté, Edition de Jean-François Lattarico, Classique Garnier 2016)). Il faut discuter pour savoir quelle année, quelle édition, quel lieu. L’édition de Poppea aujourd’hui est une édition de Cavalli que la femme de Cavalli a copiée. C’est édition de 1650 avec beaucoup de musique de Cavalli, je suis sûr qu’il a écrit le personnage d’Ottone, Francesco Paolo Sacrati de son côté a écrit Pur ti miro ((le duo final célébrissime)), c’est une évidence ; et puis il y a la version de Naples. Vous devez avoir tous les manuscrits et travailler avec un metteur en scène intelligent pour savoir ce qu’on veut représenter. À Naples, Cavalli savait que le public voulait du spectaculaire, avec un faste différent pour un public de cour. Il fallait plus une musique de cour qu’une musique faite pour le Carnaval à Venise. Ce n’est pas une décision que je peux prendre, c’est une décision qui concerne la mise en scène.
Prenons l’exemple d’Atys à Genève, j’aime le prologue et j’aurais aimé le jouer en entier, mais Angelin Preljocaj que j’adore m’a dit vouloir faire quelque chose d’historique : quand Louis XIV est mort en 1715, on donnait Atys sans prologue, si bien que même ce que nous avons joué du prologue était trop long (rires).
La même question s’est posée lorsque nous avons joué Les Indes Galantes à Bastille (mise en scène Clément Cogitore) et immédiatement après à Genève dans la mise en scène de Lydia Steier. Le même orchestre joue la même pièce avec à Genève Forêt paisible vu par Lydia Steier qui fait apparaître une pluie de cendres, image funèbre, quand Cogitore à Bastille en faisait une fête. Rien à voir !
Alors je pense que le directeur musical doit aussi aller au-delà des traités et des textes : c’est ma passion que cette littérature musicale là, mais il y a aussi la réalité du théâtre contemporain : j’adore les metteurs en scène, et je dois les suivre parce que finalement c’est les compositeurs et les metteurs en scènes qui sont les créateurs, pas moi.
Justement, puisque nous avons évoqué Atys, quelle est la singularité de cette œuvre ?
Cela tient à mon avis à la manière dont Quinault et Lully ont organisé le livret. La liberté qu’ils avaient était beaucoup plus grande que celle qu’un Cavalli pouvait retrouver dans un livret par exemple. Cavalli ne pouvait décider qu’à tel moment il y aurait une danse, à cet autre huit vers seulement etc… Auparavant on recevait un livret, on pouvait retirer des choses mais guère plus. Au contraire, Lully et Quinault ont inauguré une nouvelle manière de concevoir l’opéra, c’est ce qu’on a appelé la tragédie lyrique.
Mais Lully est italien, et pourtant il est le fondateur de la tragédie lyrique française. Qu’est-ce qu’il y a d’italien dans cette musique et qu’est-ce qu’il y a de fondateur et de novateur qui va devenir tragédie lyrique française ?
Louis XIV a su intuitivement que la seule personne qui pouvait créer la tragédie lyrique française devait être un italien. Pourquoi ? Chanter en français, c’est ce qu’il y a de plus difficile pour un italien. Pour tout italien de la Renaissance, accentuer un mot à la fin est de mauvais goût. Dans tous les traités, c’est interdit sauf pour deux mots, beltà et pietà, parce que cet accent est adouci par l’émotion. Tandis que la langue française, accentuée à la fin, ne se prête pas au chant de bon goût.
La question va être : comment le cacher, comment conjuguer émotion en musique et mot accentué à la fin ? Grâce à l’ornement, grâce à l’appoggiature ((En musique, une appoggiature est un ornement servant à retarder la note suivante, la note principale, sur laquelle on veut insister.)), grâce au tremblement Lully va cacher l’accent final. Il a créé une illusion d‘italianité dans la prosodie que bien d’autres vont utiliser, Cherubini bien sûr, mais aussi Gluck, et Bizet dans Carmen et tout le temps dans Pelléas. J’ai toujours rêvé de parler avec Debussy pour savoir s’il savait que Lully avait inventé cette technique (rires).
Lully a aussi transcrit presque « mathématiquement » l’asymétrie qu’on trouve dans le recitar-cantando italien (l’accelerando par exemple).
Machiavel disait que pour parler et cacher les émotions humaines, il faut parler en français ; est-ce un hasard si la langue diplomatique est encore le français ? Lully a créé des mesures qui provoquent de manière mathématique l’asymétrie de la parole italienne.
Par la danse, il est au contraire directement et typiquement français.
Dans la tragédie française classique, je pense par exemple à Racine, le texte au contraire de ce que dit Machiavel, est en soi, par sa prosodie, porteur d’émotion, il crée en quelque sorte une musique textuelle. Le texte est d’ailleurs tout aussi fondateur chez Monteverdi, pour qui la musique sort du texte comme la forme sort du marbre pour le sculpteur. Et on entend, indépendamment de la musique, une sorte d’autonomie du texte dans le livret de Quinault dans Atys. La relation texte/musique dans Atys représente-t-elle une nouveauté en 1676 dans la musique française ?
On retrouve cette manière de traiter le texte dans les comédies-ballets de Molière et Lully.
La tragédie va amener une autre dimension liée à un registre plus déclamatoire des chanteurs. On retrouve aussi l’asymétrie dont nous parlions dans l’écriture des récitatifs qu’on ne retrouve jamais avant la tragédie. Lully a besoin de cette asymétrie pour démontrer que les émotions peuvent conduire la déclamation. Lully est un dramaturge sur la poésie. Un peu comme Monteverdi, mais Monteverdi considérait que sa musique était la résurrection du recitar-cantando des grecs et il pensait donc qu’il n’inventait rien (rires), c’est hallucinant ! Au contraire Lully est conscient de l’invention d’un nouveau genre d’un nouvel art de la déclamation dans la tragédie qu’on ne trouve pas dans la comédie-ballet précédente, car quand Lully et Molière collaborent c’est encore un art du « recitar » carnavalesque.
Mais dans cette vision très nouvelle d’Atys, par Angelin Preljocaj, qui fait du plateau, chanteurs compris, une chorégraphie totale, ne pensez-vous pas que la prééminence du geste contribue à distancier au lieu de renforcer l’émotion du déclamatoire, fondamental tel que nous venons de l’évoquer ?
Je comprends votre remarque. Ce que vous dites j’ai pu le ressentir çà et là en répétition, et mon rôle en a été d’autant plus attentif dans cette production, plus que dans d’autres. J’ai une grande admiration pour Angelin Preljocaj. Il est venu très à l’avance pour travailler avec le corps de ballet, et c’était son premier contact avec l’opéra et les chanteurs ; j’ai donc suivi le processus dès le début et j’ai pu constater qu’il s’approchait de l’opéra avec une très grande sensibilité, et paradoxalement il était plus inspiré par les textes qui le faisaient vibrer que pour les parties dansées écrites par Lully. Mais lui est chorégraphe et pour lui le monde et surtout le monde des émotions s’exprime à travers les gestes.
Mais en répétition, j’ai dû intervenir quand il me semblait que les mouvements ne diffusaient pas l’émotion, et qu’ils interféraient sur la ligne qu’on perdait La ligne de chant c’est à dire tempo, rythme, style, charisme, ornementation, virtuosité, attitude, rhétorique, timbre et espace : je mesure ainsi tous les paramètres en musique, c’est assez global, et quand il manque cette ligne, j’ai un souci. Et chaque soir de représentation je veille à travailler à ce qu’on maintienne, qu’on ne perde jamais cette ligne, de soir en soir.
Vous êtes assez disponible avec les metteurs en scène…
J’ai beaucoup travaillé avec des metteurs en scène qui débutaient à l’opéra, comme Angelin Preljocaj dont nous venons de parler, mais aussi Clément Cogitore par exemple. Et il y en a avec qui cela se passe très bien, comme ceux que je viens de citer, et d’autres moins bien que je ne citerai pas (rires). Je suis actuellement en train de préparer un projet avec Thomas Ostermeier pour La cité Bleue à Genève, on a lu plein d’œuvres, Falstaff, Idomeneo, Poppea et aussi du Cavalli. Et ce que j’admire chez les metteurs en scène, c’est leur fragilité devant les œuvres. Moi au moins, j’ai une partition, qui est en quelque sorte une certitude, ou au moins une référence, j’ai des notes, j’ai des instruments j’ai la force d’un compositeur et eux ils n’ont rien. Et ils restent dans cette fragilité souvent jusqu’au moment de la générale. Devant le livret et le compositeur ils sont souvent d’une très grande humilité.
Quelquefois, le metteur en scène a une idée qui sonne comme une évidence : par exemple, lorsque j’ai fait à Berlin L’Orfeo avec Sasha Waltz qu’on va refaire au Teatro Real de Madrid en novembre prochain. La scène où elle décrit le rapt de Proserpine en silence, avant que tout ne commence, est tellement forte que je lui ai dit, « Sasha, je ne ferai plus L’Orfeo sans cette idée ». Et nous allons faire ensemble une Passion de Bach. Quand je suis devant de tels créateurs, je suis saisi d’admiration. Mais le travail avec le metteur en scène exige un sens commun des rythmes, de la respiration. Je commence à approfondir la question, j’expérimente.
Qu’aimeriez-vous faire dans le futur ? Pour l’instant vous êtes en quelque sorte « catalogué » musique ancienne ou baroque ? Avez-vous d’autres tentations ?
Il y a une œuvre qui résonne en moi en ce moment, c’est Tancredi de Rossini, parce que je l’admire depuis ma jeunesse, et que pour moi c’est une pièce baroque ! et aussi Idomeneo que je vais faire très bientôt. Je ne parle pas des Mozart-Da Ponte que je ferais demain si on me le demandait.
Il y a d’autres pièces que j’aimerais ressusciter. Par exemple de Giovanni Legrenzi, qui sont tout à fait extraordinaires, je suis en train de considérer Il moro per amore de Stradella ((Alessandro Stradella (1643-1682), Il moro per amore o Il Floridoro (1681) dramma per musica, livret de Flavio Orsini, duc di Bracciano jamais représenté)), j’aimerais aussi faire des œuvres jamais représentées de Cavalli, comme Le nozze di Teti e di Peleo son premier opéra, créé en 1639 au Teatro San Cassiano de Venise, mais qui demande de grands moyens parce que c’est très spectaculaire, le seul opéra de cour de Cavalli. C’est concevable dans un grand théâtre comme la Scala.
J’aimerais enfin vraiment faire Falstaff de Verdi avec des instruments d’époque. Il y aujourd’hui des instrumentistes virtuoses qui pourraient aborder un répertoire de ce type, comme Les Siècles de François-Xavier Roth, surtout que Verdi dit lui-même qu’il ne faut pas jouer Rigoletto plus haut que 436 hertz (aujourd’hui on joue à 444).
J’aimerais appliquer aussi à Norma les ornements des pièces de piano de Chopin, parce qu’on sait qu’il les prenait dans les opéras de Bellini, selon ce que m’a dit le grand spécialiste de Chopin Jean-Jacques Eigeldinger qui vit à Genève : en somme Il y aurait toute une recherche à faire pour retrouver les colorature originales dans les opéras de Bellini.
L'avenir est donc bien rempli !