A regarder le travail de Jean Bellorini et quoi qu’on en pense par ailleurs, on ne peut que mesurer le chemin parcouru depuis que les théâtres d’ouvrent au répertoire baroque. Règne de Pier Luigi Pizzi ou de Jean-Pierre Ponnelle au départ, qui s’efforçaient de retrouver quelque chose du rêve de la scène baroque, armures, casques emplumés, capes chamarrées, décors plus ou moins antiquisants, images sublimes d’ailleurs qui sont encore dans les mémoires des spectateurs qui ont vu ces spectacles fascinants, mais qui ne correspondaient qu'à nos rêves baroques, et pas forcément aux réalités d'une période où le théâtre était tout à la fois théâtre, café concert et quelquefois casino .
Aujourd’hui, la mise en scène est actualisée, pour ce répertoire aussi, dramaturgique plus qu’esthétisante, et plus personne ne va s’étonner du minimalisme poétique qui caractérise le travail de Jean Bellorini à Aix en Provence. Dans l’écrin du théâtre du jeu de Paume, à l’acoustique un peu déséquilibrée scène-orchestre d’ailleurs (au profit de l’orchestre), Bellorini ne veut pas écraser le spectateur par un décor qui serait trop imposant, et allège au maximum. Il ne veut pas non plus « charger » les personnages en les identifiant par leur fonction dans l'intrigue particulièrement complexe, et pour couronner le tout les costumes sont presque interchangeables dans cette histoire de guerre entre les Mèdes et les Arméniens où chacun n’est pas ce qu’il dit être. Le metteur en scène veut garder une simplicité qui donne à l’intrigue une fraicheur et une modernité nouvelles. Sans ambition dramaturgique excessive, sans « propos » ni lecture, Bellorini se laisse et nous laisse être portés par la musique et les personnages. Il y a certes des éléments de décor, un plateau barré par une grille qui s’abaisse pour devenir sol, pour être prison ou plafond, qui s’élève autant que de besoin, au niveau de deux ouvertures, au niveau supérieur, un arc d’ampoules, variées et légères (on pense au travail de Philippe Berthomé pour Don Giovanni), des costumes peu seyants de Macha Makeieff , sorte de fripes d’un genre inutilement tarabiscoté sorties d’un marché aux puces londonien des années 70, des mouvements d’acteurs assez proches quelquefois d’une version de concert, comme si Bellorini refusait de rentrer dans la logique d’une intrigue il est vrai bien peu claire et au fond inutile. Il compose des images, dans le cadre nu de la scène du théâtre du Jeu de Paume, pour le reste il laisse (ou fait semblant de laisser, si l’intention est de masquer les interventions du metteur en scène) les personnages et la musique inventer les gestes. Bellorini aime la légèreté, et cet ensemble de jeunes chanteurs convient bien à son univers presque enfantin.
C’est justement la jeunesse et la fraîcheur des interprètes qui fait tout le prix de cette recréation. Tous engagés, tous plutôt bien installés dans leur rôle et leur personnage, ils aèrent une représentation dont la mise en scène malgré sa légèreté ne réussit pas à installer vraiment le caractère.
Il y a en a pour tous les goûts, qu’ils soient rois, chevaliers, princesses et serviteurs, et pour toutes les voix, ténor, basse, baryton, travesti, soprano, mezzosoprano et rien moins que trois contreténors dont deux rôles principaux. Tous méritent d’être cités pour des prestations attentives et souvent émouvantes. Et tout d’abord Francesca Aspromonte, Erismena déguisée en soldat arménien, poursuivant un amant infidèle dans la gueule du loup (chez ses ennemis les Mèdes) : avec une voix très bien projetée, alliant des moments émouvants et lyriques et d’autres plus dramatiques, elle occupe la scène avec une vraie personnalité et sait rendre les tourments identitaires de l’héroïne par une vraie expressivité, aidée par une diction vraiment remarquable. Une véritable incarnation. Son amant Idraspe, venue d’Ibérie (il y a un côté « multiculturel » dans cette œuvre où se croisent par les hasards de l’opéra arméniens, mèdes et ibères), est Carlo Vistoli, un contreténor aux couleurs mâles, aux limites du baritonal quelquefois, très engagé lui-aussi dans ce rôle compliqué d’amant (infidèle à Erismena) et tombé amoureux d’Aldimira, pour la bonne cause cette fois puisque cet amour se découvre être celui du sang : Aldimira est sa sœur. Il retournera donc à Erismena, ayant mis bon ordre dans ses sentiments. Bien sûr, ne fouillons pas trop dans la psychè des personnages : nous sommes dans le monde de convention de l’opéra-spectacle et celui, si bien rendu par les chanteurs des bouillonnements et retournements de la jeunesse. Vistoli donne de vraies couleurs à ce chant, très différent de l’autre contre-ténor, plus éthéré, à peine moins personnel parce que plus traditionnel, Jakub Józef Orliński (au physique gracile très différent de son collègue, opposition brun et blond, carré et effilé) qui chante Orimeno, possède une belle technique avec des aigus très sûrs et des agilités bienvenues, et fait montre d’une agilité scénique notable (numéro de hip hop..). Face à lui, l’Aldimira aux amoureux nombreux (Orimeno, le roi Erimante et l’échanson Erineo qui n’est autre qu’Idraspe) chantée par le soprano clair, très frais, très subtil aussi Susanna Hurrell, moins dramatique que Francesca Aspromonte, mais délicate et lyrique. Ainsi les deux couples Idraspe/Erismena, plus sombre et plus tragiques, et Aldimira/Orimeno plus lyrique, plus juvéniles, plus clairs, sont très bien marqués par leur couleur vocale dans la partition. Autour de ces deux couples, le roi Erimante jaloux et inquiet, bien personnifié par Alexander Miminoshvili, belle basse barytonnante aux graves profonds, au chant souple et au timbre chaleureux doué d’une jolie expressivité en colorant bien les paroles.
Tous les autres rôles sont bien tenus, à commencer par Lea Desandre, Flerida très sensible, très juvénile et particulièrement intense et émouvante, et par Stuart Jackson, désopilante et mâle Alcesta, nourrice bouffe bien proche de l’Arnalta de l’Incoronazione di Poppea de Monteverdi, créé à Venise en 1643, douze ans auparavant. Stuart Jackson a le physique du rôle, massif et imposant, et la voix, mâle et décalée à souhait et le tailleur fuchsia d'une discrétion toute relative. Très belle incarnation. Et la troupe des confidents est tout aussi louable à commencer par l’Argippo remarquable de Andrea Vincenzo Bonsignore, baryton basse au timbre chaud et expressif, le Clerio de Taï Oney, troisième contreténor et le Diarte de Jonathan Abernethy. L’ensemble de la dsitribution, très homogène et très engagée, fait sans contexte honneur à l’œuvre.
Bien sûr la Cappella Mediterranea et son chef Leonardo García Alarcón apportent à l’ensemble de l’édifice la solidité d’un travail amoureux de l’œuvre de Cavalli, que le chef défend au point d’être désormais inévitable dans les reprises diverses du compositeur vénitien, que ce soit Eliogabalo à l’Opéra de Paris ou Il Giasone à Genève cette dernière saison. La belle technique de son orchestre, avec des instrumentistes hors pair, l’attention et le soin porté au rendu, au travail sur les nuances, à la couleur aux voix, tout cela est notable et fait de ces exécutions musicales une référence. Il manque peut-être à cette approche un peu de fantaisie : c’est très sérieux, c’est très carré, on pourrait souhaiter quelque chose d’à peine plus échevelé dans une œuvre au livret aussi multipolaire et débridé.
Un beau moment musical au demeurant.