Après avoir célébré Matisse en se focalisant sur la revue Cahiers d’Art de Christian Zervos, qui accueillit très régulièrement dans ses pages des articles sur le maître retiré à Nice, le musée de l’Orangerie propose à nouveau un regard pointu sur un artiste parmi les plus connus de la première moitié du XXe siècle : Modigliani, qui partage avec Mozart un prénom et une vie brève, Amedeo et Amadeus étant tous deux morts à 35 ans. Et comme l’établissement repose en grande partie sur la collection du marchand Paul Guillaume, ou du moins ce qu’il en restait lorsqu’elle fut léguée à l’Etat par sa veuve entre-temps remariée, Juliette (rebaptisée Domenica), née Lacaze, épouse Walter en deuxièmes noces, c’est aussi une façon de fêter l’origine même du musée. Les liens unissant le peintre à son galeriste ne durèrent guère que deux ans, de 1914 à 1916, mais on ne s’offusquera pas de ce prétexte à revenir sur la carrière fulgurante de l’artiste.
Né à Livourne en 1884, Modigliani étudie à Florence, puis à Venise, avant d’arriver à Paris en janvier 1906. Il y rencontre très vite Picasso, qui aura sur lui une influence incontestable, même s’il saura la digérer pour élaborer son style propre. Dans la production de ces premières années – dont l’exposition n’offre aucun échantillon – le jeune peintre oscille encore entre divers maîtres possibles. Une rencontre déterminante a lieu en 1909, lorsqu’il est présenté à Brancusi : entre 1911 et 1913, Modigliani renonce presque entièrement à la peinture pour tailler la pierre. S’il côtoie alors d’autres sculpteurs, comme l’Américain installé à Londres Jacob Epstein ou le Lituanien établi à Paris Jacques Lipchitz, l’éducation de son regard passe également par les visites qu’il rend au fameux Musée ethnographique du Trocadéro, dans les salles poussiéreuses duquel tant d’artistes de sa génération ont eu la révélation de l’art « primitif ».
Depuis quelques années, les artistes occidentaux les plus avant-gardistes s’intéressent à ce qu’on appelle alors « art nègre », essentiellement les masques et la statuaire d’Afrique et d’Océanie. En 1905, dans un bistrot d’Argenteuil, Maurice de Vlaminck achète un masque Fang du Gabon, qu’il revend à Derain, tandis que l’année suivante, Matisse acquiert une sculpture congolaise dans un magasin parisien. Et c’est en 1907 que Picasso élabore sa propre synthèse à partir de la stylisation propre à une certaine statuaire africaine, qui débouche sur Les Demoiselles d’Avignon (la toile n’est baptisée ainsi qu’en 1916, lors de sa première présentation au public, mais elle est très vite connue des amis du peintre).
Entourés d’un reliquaire Kota et masques Fang, trois sculptures de Modigliani résument cette période, trois « têtes de femme » aussi différentes par leur matériau que par leur aspect : visage cubique et aplati de tel buste de calcaire, physionomie étirée et dont seul l’un des deux profils a été entièrement poli pour tel marbre. Par une étrange coïncidence, c’est aussi en 1911 que Paul Guillaume est initié à l’art africain par Apollinaire et commence à pratiquer le commerce des « fétiches ». En 1914, il ouvre une galerie où il vend à la fois des œuvres africaines et des peintures modernes. Max Jacob lui fait alors rencontrer Modigliani, dont il devient le marchand.
Réformé pour raisons de santé (comme Guillaume), Modigliani a dû renoncer à la sculpture, trop exigeante physiquement, et lorsqu’il revient à la peinture, c’est avec un style reconnaissable entre tous, qui emprunte des éléments ici et là. Les visages qu’il peint sont désormais réduits à quelques traits essentiels, comme ceux de ses statues : un ovale pour la forme générale, un nez suggéré par deux traits verticaux à peine incurvés, et surtout ces yeux le plus souvent sans pupille, amandes pleines de bleu ou de noir. Des collages de Picasso, avec leurs fragments de journaux, vient peut-être la pratique d’inscrire quelques mots sur la toile, qu’il s’agisse du titre (comme cette Lola de Valence sans rapport aucun avec celle de Manet et Baudelaire) ou d’un commentaire sur le modèle représenté, comme c’est le cas du célèbre portrait de Paul Guillaume, qualifié de « Novo pilota », nouveau guide de l’art contemporain.
Pour poser d’emblée le sujet, la première salle de l’exposition réunit justement quelques effigies de Paul Guillaume peintes ou dessinées par Modigliani, dont trois des quatre portraits à l’huile réalisés en 1915–1916. Le marchand y apparaît en dandy au menton bien accentué et à la minuscule moustache, avec la même désinvolture que sur les photographies prises dans l’atelier du peintre ou dans l’un de ses appartements où il figure auréolé par les œuvres qu’il collectionnait et vendait. La dernière salle de l’exposition présente une projection vidéo où les toiles de Modigliani retrouvent leurs couleurs sur les images en noir et blanc des « intérieurs de Paul Guillaume ».
La troisième salle rassemble des portraits – le genre dans lequel Modigliani s’est presque exclusivement illustré – pour recréer les fréquentations artistiques et intellectuelles du peintre. Si certains témoignent d’une amitié sans forcément atteindre des sommets sur le plan esthétique, la réussite est au rendez-vous avec l’admirable Portrait de Max Jacob conservé à Düsseldorf, visage aux yeux énigmatiques sous le haut-de-forme, devant un fond abstrait de bandes de couleurs, dans une palette restreinte. Si la légende a surtout gardé le souvenir de Jeanne Hébuterne, compagne des dernières années avec qui il eut une fille, Modigliani eut d’abord une liaison avec la poétesse britannique Beatrice Hastings, rédactrice en chef de la revue littéraire The New Age. C’est dans le jardin de celle qu’il surnomme « Madam Pompadour » que fut peint le portrait de Max Jacob.
Dans la quatrième salle, la plus vaste, est accroché un nombre relativement limité d’œuvres. On remarque forcément l’unique nu de l’exposition. Depuis 1916, Modigliani a changé de marchand, et s’est placé entre les mains de Leopold Zborowski. Envoyé à Nice pour soigner une santé déjà déclinante, le peintre éclaircit ses couleurs et – Provence oblige ? – renoue avec une certaine influence cézanienne, manifeste dans des œuvres comme Le Jeune Apprenti ou surtout cette jeune cuisinière en tablier bleu dont la pose frontale rappelle La Femme à la cafetière.
Et comme avec les Cahiers d’Art pour Matisse, Modigliani est présent à travers la revue Les Arts à Paris, fondée par Paul Guillaume en 1918, dont plusieurs numéros sont ici exposés dans des vitrines. Le marchand y eut soin de mettre en avant un artiste de son écurie, non sans un certain sens de la formule commerciale. Même quand Modigliani l’avait abandonné pour Zborowski, même quand il ne fut plus de ce monde, Guillaume avait encore des œuvres de son poulain à vendre, et il lui appartenait d’entretenir la mémoire de l’artiste, soit en diffusant ses poésies plusieurs années après son trépas, soit avec des articles comme « Modigliani, créateur de l’actuel type de beauté féminine » (texte écrit en 1933 mais publié en juin 1935 à titre posthume, Paul Guillaume étant décédé en octobre 1934). Et si l’exposition Matisse qui l’a précédée à l’Orangerie était caractérisée par un foisonnement d’œuvres, par un quasi embarras de richesses, celle-ci se focalise sur un petit nombre de peintures (22) et de sculptures (8), le fonds propre du musée de l’Orangerie étant complété par des prêts internationaux de toiles rarement vues.