L'histoire de l'opéra regorge de scènes aux enfers. Cette thématique marie à la perfection des éléments qui puisent autant dans le religieux que le profane et présent l'avantage d'être éminemment plus intéressant que la description du trajet inverse qui conduit les âmes des bienheureux vers un morne Paradis. Simon Steen Andersen reprend à son compte cette fascination pour la multiplicité et le pittoresque démoniaque des scènes de damnation. La scène finale du Don Giovanni de Mozart est la première d'entre elles et le point de départ de cette aventure souterraine. Plurielle sur le plan narratif, cette histoire l'est aussi sur le plan stylistique avec une prolixité étourdissante de citations d'auteurs et de chefs d'œuvres. Passant des Parques de l'Hippolyte de Rameau au Mefistofele de Boito, des Faust de Busoni-Gounod-Berlioz-Spohr au Hollandais de Wagner ou au Vampyr de Marschner, on navigue à vue à travers les auteurs et les époques à bord d'un vaisseau vocal plus ou moins identifié avec la damnation de Don Giovanni comme port d'attache et de retour.
Guide idéal dans ces enfers lyriques, le personnage de "Polystophélès" – géniale invention de Steen-Andersen qui sert de trait d'union et de fil rouge à ces péripéties. Damien Pass se glisse avec gourmandise dans les habits de ce trublion, donnant de la voix et du jeu à ce Monsieur Loyal très Grand-Guignol. D'un bout à l'autre de la soirée, le risque de verser dans la démonstration et le pur exercice de style demeure l'écueil principal de cette entreprise haute en couleurs. On ne peut pas dire que le compositeur évite totalement ce sentiment, à trop chercher à recourir à des effets faciles et parfois, accumuler des strates de gags qui tournent rapidement à un humour entre initiés. Mais, impossible cependant de ne pas céder à la force d'attraction de cet hilarant Léviathan visuel et sonore. À la virtuosité du collage citationnel s'ajoute un montage vidéo de haute volée, réglé comme l'ensemble du spectacle par le seul Simon Steen-Andersen.
Puisant dans les références cinématographiques des Monty Python à Fellini, il construit une trame vidéo sur le mode d'une descente dans les sous-sols et les coulisses du bâtiment de l'Opéra du Rhin. On visite de haut en bas le vaste espace, depuis les locaux techniques jusqu'aux galeries extérieures, en passant par les élégantes moulures rococo de la Salle Bastide et les soubassements de la scène. Le tournage obéit lui-même à une volonté jouer avec les stéréotypes en multipliant les styles et ne jamais laisser l'ennui s'installer. On passe en un tournemain des clips vidéos montrant dancefloors et karaokés à des séquences plus angoissantes façon films d'horreur ou bien documentaires ou films romantiques. On note l'idée pertinente de glisser dans ce joyeux bazar, des parenthèses montrant des scènes emblématiques et le trucage en hors champ, comme la scène du Hollandais chantant à la barre de son navire avec les assistants balançant des seaux d'eaux ou bien Francesca et Paolo dans Francesca da Rimini de Zandonai et les deux protagonistes montés sur des chariots mobiles. La référence à la Divine Comédie est bel et bien présente et habilement tournée en dérision, avec un plan de coupe montrant Dante (et plus loin en Orfeo) sonnant à l'entrée des artistes. Parmi les cercles de l'Enfer, on découvre la séquence où les corps et les voix sont inversés, les musiciens marchant à reculons avec des instruments à cordes ou des percussions placés derrière le dos, faisant écho à un univers proche du Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov dans la scène surréaliste où Maître est transporté la tête en bas dans un lieu étrange et surnaturel après avoir été témoin d'événements extraordinaires liés au diable et à ses acolytes. On retrouve également des séquences filmées la tête vers le bas avec le corps de Polystophélès flottant dans l'espace des couloirs attaché à un filin et Don Giovanni exposé nu face au public et transposant le Batti, batti, o bel Masetto que chante normalement Zerlina dans l'opéra de Mozart).
À plusieurs reprises, les fanfares de l'Orfeo de Monteverdi annoncent, tel un générique très kitsch, l'émission télé "L'Enfer a un incroyable talent". Ce délirant télé-crochet est également l'occasion de dérouler le fil des citations, avec des personnages-candidats qui défilent devant Polystophélès en juge et accusateur public numéro un. On laissera souvent le bon goût au vestiaire, notamment dans la séquence de la victime ligotée avec un sac sur la tête et combinaison orange façon Guantanamo, se contorsionnant de douleur sous l'effet de la torture du vibrato du ténor dans Nessun dorma… Cette versatilité de l'écriture musicale pourra à parts égales séduire et irriter mais ce côté "imposteur-compositeur" est indéniablement une réussite majeure du projet. Derrière l'humour de façade, c'est avec un sérieux authentique qu'on aborde la question du style et du texte chanté. La transposition et le tressage des époques conduisent à des phrases qui débutent dans le répertoire vériste et se terminent dans un baroque mâtiné de sérialisme. La boussole s'affole dans le choix des langues d'origine, mêlant le français aussi bien avec l'Italien, le russe ou l'allemand – le tout parfois chuchoté, étiré ou déformé par un recours astucieux à l'amplification électronique.
Le plateau vocal se plie à la perfection à ce jeu à commencer par Damien Pass, admirable maître de cérémonie en Commandeur et Polystophélès tourmenteur en chef dans cet Enfer entre Dante et Broadway. Il surjoue l'expression diabolique par une projection éclatante de brio et des couleurs très contrastées. Face à lui, le Don Giovanni de Christophe Gay joue avec une élasticité du timbre et des registres qui lui permet d'aborder tous les formats et les profils psychologiques des personnages que lui propose Steen-Andersen. La basse Geoffrey Buffière est tour à tour Leporello, Charon, Iago ou Macbeth… autant de ministres et éminences grises auxquelles il prête une couleur vocale où la noirceur du caractère côtoie la veulerie et la dépravation. Le ténor François Rougier saute allègrement de Faust à Don José ou Dante… des damnés héroïques qui connaissent la chute après avoir été au faîte de leur gloire. Entre succubes et furies en combinaison vinyle noires, Sandrine Buendia et Julia Deit-Ferrand "assurent" le spectacle à la manière d'une revue démoniaque qu'elles invectivent de la voix et du geste.
Chapeau bas également pour le chef libano-polonais Bassem Akiki, dirigeant l'ensemble de la soirée au casque et à la baguette pour régler avec minutie les périlleuses articulations entre les images vidéos et le jeu scénique. Il est accompagné dans ce tour de force par le kaléidoscope instrumental de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg prompt à déployer tout un luxe de styles et de modes de jeux. Les musiciens de l'ensemble Ictus complètent ce polyptique musical, multipliant les trompe‑l'œil et les chausse trapes avec des instruments classiques et baroques dont l'étrangeté des timbres forme un élément plastique de premier ordre pour ce formidable théâtre d'images et de sons.