Günther Groissböck est un chanteur attachant à jamais lié pour nous à ses rôles sur la scène de Bayreuth. Car Günther Groissböck, bien que très demandé par les théâtres internationaux et notamment européens, et vu encore récemment par notre Wanderer en chef, à Vienne, dans le rôle énorme, fait pour lui, du Baron Ochs de Rosenkavalier, n’a pas été totalement séduit par les sirènes du marché et passe encore très régulièrement ses étés sur la Colline. A ce titre, il fait partie des fidèles de Bayreuth, comme Klaus Florian Vogt, malgré les contraintes (financières et temporelles) et cela compte évidemment beaucoup dans notre sympathie pour ce chanteur. Même s’il m’a un peu déçu l’ été dernier en Roi Marke, mélancolique, à poses romantiques ET violent, il reste dans ma mémoire, un Gurnemanz, moine-soldat, assez physique dans la production Laufenberg/Bychkov en 2018, mais surtout le Pogner/Franz Liszt charmant et drôle, dans la production d’anthologie Kosky/Jordan de 2018 et un Landgraf Hermann, très imbu de sa personne et de sa dignité ET voltigeant papillonneur autour de ses groupies en coulisses dans le Tannhäuser d’anthologie (bis) de Kratzer/Stutzmann en 2023 et 2024.
Si la voix est moins assurée et un peu plus grise que par le passé, l’occasion d’entendre Groissböck dans un programme de lieder et dans une salle de dimension réduite est immanquable et hautement appréciée.
C’est évidemment l’occasion d’entendre sur scène ces lieder écrits pour une toute autre tessiture et de profiter de nouvelles couleurs, comme le rappelle en introduction Magnus Svensson, sémillant maître des cérémonies, toujours aussi plaisant à écouter partager son enthousiasme et accompagner fidèlement ses invités très divers, saisons après saisons.
L’autre plaisir, sous-jacent, est d’entendre sur scène ces lieders sombres, se rapprocher de nos écoutes du disque de Schubert de Hans Hotter (Schwanengesang, avec Gerald Moore), géant de Bayreuth s’il en est.
Dans les Schubert/Goethe, c’est la diction de Groissböck qui frappe, les profondeurs de ses basses (Prometheus), la puissance mais aussi la modulation et surtout son engagement car c’est un chanteur enrhumé qui tient la scène ce soir et qui doit son salut à son impressionnante technique et à une certaine économie de ses forces sans y renoncer totalement.
Il atteint des profondeurs abyssales dans Grenzen der Mensheit, avec des techniques de respiration hautement sous pression et arrive à conserver une belle ligne de chant.
Ganymed est plus lumineux et met un peu de légèreté dans la gravité de notre duo jusqu’à atteindre des hauteurs insoupçonnées dans le final (« Alliebender Vater »).
Après les abymes et crêtes dangereuses de Schubert/Goethe, la partie Schubert/Mayrhofer nous emmène vers des figures romantiques plus traditionnelles voire conventionnelles : recueillement (« Aurorens Purpurstrahlen liebend brechen ») et enjolivements (« Weil ich die Klage selbst melodisch künde ») dans Memnon, mélancolie heureuse ambiance Belle Meunière (Am Strome) et vagues du piano se heurtant aux vagues à l’âme du chanteur (Auf der Donau, Der Schiffer) où Groissböck s’affirme davantage avec sa théâtralité innée mais avec respect de l’esprit du lied.
Au rayon curiosités, les lieder de Carl Loewe (1796–1869) permettent de se confronter à des chants moins connus et de se laisser aller au plaisir de la découverte. Les rapports avec Schubert (son contemporain) ou avec Mahler, son Der Helige Franziskus peuvent faire penser à ce que donnera Des Antonius von Padua von Fishpredigt. D’ailleurs, on y entend (avec beaucoup d’ironie, et d’humeur mauvaise…) un peu du goût du jour qui marque l’élection de l’histrion américain, chéri des évangélistes, lorsque Groissböck entonne « Wir gross ist Gott im Kleinen ». Pour le reste, on est dans un alter-Schubert, quelquefois léger comme dans Die Urh(« Ich wollte sie wäre rascher gegangen an manchem Tag… ») mais plongeant dans des basses profondes avec un Groissböck qui s’en donne à cœur joie (« Und ward sie auch einmal träger, und drohte zu stocken ihr lauf… »). On entend ici toute la gravité, dans tous les sens du terme, proche d’un Wanderer échappé du Winterreise (« Dann musst ich zum Meister Wandern, der wohnt am Ende wohl weit, Wold draussen, jenseits der Erde, wohl dort in der Ewigkeit »).
Le Groissböck bête de scène est évidemment plus qu’à son aise dans le retour des mers en furie (Der gefangene Admiral) ou dans les sagas nordiques (Odins Meeresritt), toujours très théâtral et avec un piano plus incisif côté Magnus Svensson.
Après la pause, place aux derniers romantiques Strauss et Mahler, avec un Magnus Svensson qui évoque les difficultés de Groissböck et annonce qu’ils essaieront d’aller jusqu’au bout du programme. De fait, notre duo avance dans son programme avec de plus en plus d’aisance, et si Groissböck n’est pas au meilleur de sa forme et s’échappe rapidement en coulisse entre les différentes parties, il nous offre une prestation tout à fait honorable et impressionnante dans son engagement et la gestion de ses difficultés qui, si elles se voient, s’entendent peu.
Heimliche Aufforderung est une entrée dans le monde de richesses sonores à venir. Sur Der Einsamme la voix est plus grise mais Groissböck arrive à conserver sa belle ligne, et c’est une performance, ainsi que sur Allerseelen, où son engagement est total.
C’est évidemment dans les lieder de Mahler tirés du Des Knaben Wunderhorn que Groissböck et Svensson prennent le plus de relief, avec un choix de lieder sombres et martiaux, adaptés à la voix de Groissböck mais aussi en terminant sur le lumineux Urlicht, composé pour contralto.
Nicht wiedersehn tout en volume et intensité laisse la place au Revelge, tout à fait indiqué pour Groissböck, qu’on suit mot à mot, tour à tour hargneux à souhait ou mélancolique, avec un diction parfaite (là encore, prouesse) avec un Magnus Svensson à la fête, comme il le sera dans l’évocation du alphorn dans Zu Strassburg auf der Schanz’, avec Groissböck qui trouve un peu de profondeur dans ce lied et qu’il ne lâchera pas jusqu’à la fin.
Ses « Gute nacht » dans Der Tamboursg’sell sont pleins de sentiments mélancoliques et Urlicht, vraiment sur le fil, est ressenti par le public comme la fin d’un long voyage, humain, riche et éprouvant.
Certes la voix force un peu en fin de parcours sur Der Tamboursg’sell mais, heureusement pas dans les volumes, et reste absolument dans les limites du raisonnable. Ce sont donc des retrouvailles heureuses avec un chanteur, physiquement impressionnant et charmeur sur les scènes, et qui ici, dans des dimensions et formats plus réduits peut retrouver de très belles couleurs et donner une lecture très différente de lieder rabâchés sur les scènes. Ses Schubert prométhéens et ses étonnants Mahler sont plus que des curiosités. Le duo termine avec un An Die Musik (dont Magnus Svensson avait caché la partition sous sa veste pendant les applaudissements), étonnant clair-obscur digne de la soirée.

Grossbock est un chanteur exceptionnel,par sa voix,sa diction,son charisme mais il m’était apparu en grande méforme cet été à Bayreuth.Je suis heureux d’apprendre qu’il a surmonté ce mauvais passage.