Mercredi 1er septembre

Carl Maria von Weber (1786–1826)
Ouvertüre zur romantischen Oper Oberon
Franz Schubert (1797–1828)
Symphonie n° 8 en ut majeur  D 944 "Grande symphonie ne ut majeur"


Jeudi 2 septembre

Serghei Prokofiev (1891–1953)
Concerto pour piano et orchestre n°1 en ré bémol majeur op. 10
Josef Suk (1874–1935)
Pohádka léta (« Conte d'été ») Poème symphonique op. 29
- Voix de la vie et de la consolation
– Midi
– Intermezzo : Musiciens aveugles
- Pouvoir des fantômes
- Nuit
Anna Vinnitskaya, piano
Berliner Philharmoniker

Kirill Petrenko, direction

Lucerne, KKL, mercredi 1er et jeudi 2 septembre, 19h30

La visite des Berliner Philharmoniker à Lucerne après Salzbourg est pratiquement inscrite dans le marbre, depuis l’époque de Karajan. C’est une sorte de rituel que « l’autre Festival », dédié aux orchestres et créé pour faire pièce à Salzbourg après l’Anschluss notamment par Arturo Toscanini, soit une étape obligée de cette tournée d’automne qui passe par Salzbourg et Lucerne en visitant aussi quelques autres villes dont Paris cette année.
Au programme à Lucerne, deux concerts un peu tronqués, nous expliquerons pourquoi, avec Weber et Schubert le premier soir, Prokofiev et Suk le lendemain, c’est à dire un jour plutôt traditionnel et l’autre que certains jugeraient typiquement « Petrenkien ».

 

Les voies du Covid sont impénétrables. Nous avons déjà évoqué les variations des règles sanitaires qui vont du comique à l’absurde, avec toujours le même sérieux imperturbable des « bonnes raisons sanitaires ». Alors passons de Salzbourg à Lucerne, pour rire un peu (ou pleurer en l’occurrence). À Salzbourg, pass sanitaire strictement contrôlé et masque FFP2, c’est pénible, mais au moins salle remplie à 100% et programme complet avec un entracte : 90 minutes de musique (Weber, Hindemith, Schubert le premier soir, Tchaïkovsky, Prokofiev, Suk le second), pour un prix maximum de 230€.
À Lucerne, pas de pass sanitaire, masque chirurgical obligatoire et 50% de jauge, avec programme amputé d’Hindemith le premier soir et de Tchaïkovsky le second, soit 70 minutes de musique sans entracte pour la modeste somme maximale de 320 CHF. Le volume musical diminue, la jauge aussi, pas le prix.
Pour info, à Paris, le prix maximum est de 145€ et quelques jours avant il restait des places à partir de 65€. Le parisien est avantagé.
Ainsi donc, tous les concerts sont sans pause à Lucerne, alors que les espaces à l’air libre sont légion, entre la terrasse et le parvis, et que même s'il pleut, les spectateurs sont abrités à l'extérieur. Comprenne qui voudra. J’ai renoncé quant à moi à trouver une logique à tout ça.

Concert du 1er septembre

Nous sommes donc privés du Hindemith, mais ce qui reste, Weber, ouverture d’Oberon et la Symphonie n°8 en ut majeur, D944 « La Grande » de Schubert est tellement étonnant et fulgurant qu’on oublierait presque la frustration de ne pas écouter les Symphonische Metamorphosen nach Themen von Carl Maria von Weber de Hindemith, parfaitement en phase avec le programme…

Une fois encore, ne cherchons pas avec Petrenko une « interprétation » au sens habituel où le chef "offrirait" sa lecture d’une œuvre. Petrenko ne cherche jamais à personnaliser. Il est sans cesse plongé dans les partitions et dans toutes les traces qui lui permettent de comprendre comment les œuvres qu’il dirige avaient été jouées lors des premiers concerts. C’est plus aisé pour les œuvres plus récentes, c’est plus délicat quand on recule dans le temps, notamment pour tout ce qui est indications agogiques : on sait par exemple que Mozart était souvent dirigé bien plus rapide, bien plus heurté, bien moins lisse que ce qu’on a pu entendre au long du XXe siècle.
D’un autre côté, ayant à disposition un orchestre comme les Berliner Philharmoniker, il en profite pour mener sa phalange aux extrêmes du possible, et donc la performance technique de l’orchestre est toujours évidemment au rendez-vous, au service de l’œuvre dans laquelle il se plonge ; un signe, il a toujours la partition sous les yeux.
Il y a dans chaque concert de Petrenko un engagement qui implique physiquement l’auditeur, souvent abasourdi par la manière d’affronter les œuvres, inhabituelle, voire dérangeante. Comme les plus grands, Kirill Petrenko est clivant, et certains ne s’y habituent pas. Abbado fut très critiqué au début de son mandat (il changeait le son de l'orchestre…) et lui, qui avait un profond respect pour la qualité de l’orchestre et ses grands solistes, laissait une certaine liberté aux musiciens, si bien que les répétitions étaient souvent critiquées, voire incomprises par certains, parce qu'Abbado laissait jouer en répétition, sans toujours intervenir. Mais le concert était miraculeusement un moment improbable, c’était sa définition de la « musique ensemble ».
Kirill Petrenko qui a la même modestie que son illustre prédécesseur envers les compositeurs et les œuvres, possède la certitude de ses incertitudes. Il fait sien l’adage socratique « Je sais que je ne sais rien » (« ἕν οἶδα ὅτι οὐδὲν οἶδα »), et donc ne cesse de faire accoucher les partitions, sans jamais renoncer à aller plus loin, à chercher à les rendre les plus proches possibles de ce qu’il croit être la manière la plus fidèle à l'exécution que voulait le créateur.  C’est un lecteur, c’est un curieux, c'est un intellectuel, c’est un fouilleur. Il n’en a jamais fini. Un seul exemple que nous aborderons : sa manière de prendre le concerto pour piano n°1 de Prokofiev est perpétuellement changeante, et pourtant il le dirige fréquemment.
Pour cette tournée, deux programmes, l’un romantique, affiche Weber et Schubert dans des œuvres très voisines dans le temps et sans doute aussi l’ambiance, l’autre aux frontières du post-romantisme, Prokofiev et Suk, dans des œuvres tout aussi voisines dans le temps, mais antithétiques par le projet. Le maître mot de ces rencontres : la couleur, l’autre maître mot, la cohérence.

 

Obéron contrasté aux mille couleurs.

Oberon, or The Elf King's Oath a été créé à Londres le 12 avril 1826 peu de temps avant la mort du compositeur, qui avait décidé en réviser la version anglaise dont il n’était pas satisfait et de revenir à une version allemande qui sera créée de manière posthume à Leipzig à la fin de 1826 (23 décembre). Est-ce un hasard si les deux œuvres de la soirée seront créées à Leipzig de manière posthume ? En tout cas, l’œuvre reste très rarement jouée (comme la plupart des opéras de Weber par ailleurs) notamment à cause d’un livret mal construit.
Les années 1826–28 sont particulièrement riches et voient à la fois la création d’Oberon, mais aussi celle de la Neuvième de Beethoven et la composition de la 8e de Schubert (appelée pendant longtemps la 9e, jusqu’à ce qu’on déduise qu'une symphonie qu’on croyait disparue était justement la Symphonie en ut mineur « La Grande », devenue donc la Symphonie n°8, et toujours la dernière).
Petrenko, toujours soucieux de se replonger dans l’histoire de l’orchestre de Berlin a aussi inscrit Weber, Schubert et Hindemith en référence à Furtwängler, à la fois comme interprète du répertoire « classique » de l’orchestre, mais aussi par rapport à sa défense d’Hindemith.
Avec les grands chefs, un programme va toujours plus loin qu’un simple catalogue de deux ou trois œuvres. Un programme tisse des parentés, des liens, entre romantisme et post romantisme par exemple : entre Weber et Mahler, il y a Die drei Pintos, que Mahler compléta, entre Schubert et Bruckner, mais aussi entre Schubert et Mahler, Petrenko évoque des parentés formelles, mais aussi l’utilisation de thèmes populaires, l’évocation de paysages, la répétition de motifs.
L’Ouverture d’Oberon a été terminée le 7 avril 1826, cinq jours avant la première le 12 avril, et reprend les thèmes musicaux de l’œuvre, à commencer par les trois notes initiales au cor, qui sont les notes du cor Magique que doit jouer Huon de Bordeaux pour se prémunir (Zauberhorn qui peut rappeler Zauberflöte).
Le romantisme est fait d’ombres et de lumières, de contrastes dynamiques, de moments bousculés, il est fait aussi de phrases brèves, le public d’alors ne supportait pas les longueurs (et langueurs). Petrenko évidemment essaie de recréer ces heurts et ces contrastes.
Cette ouverture est un morceau de bravoure : lors de la création elle fut bissée et c’est en quelques sorte un opéra en miniature, avec ses premières mesures, lointaines par ces cors d’une douceur et d’une ineffable retenue, et puis l’entrée en jeu d’autres instruments, comme les flûtes, qui donnent immédiatement la couleur « Songe d’une nuit d’été », l’idée de feu-follets, et l’oreille s’habitue à cette ambiance gentiment féérique, quand brusquement, à une allure folle en une rupture de construction totale, les cordes entrent en jeu, vertigineuses, avec des jeux sur les volumes, sur l’allègement, et puis ensuite, la musique se fait dansante, presque succédané d’opérette ou d’opéra-comique,  d’une sorte de Volksoper et toutes ces couleurs se bousculent, se superposent, avec toujours en arrière fond les cors, ces cors initiaux qui rappellent l’histoire. En maître d’opéra, Petrenko dirige une ouverture, mais il nous fruste d’une suite qu’on attend, tant cette musique allèche, et appelle une suite qui ne vient pas.
C’est un chef d’œuvre en miniature, un concentré d’opéra avec tous ses caractères, sa vie intérieure, ses contrastes, ses variations , le jeu clarinette/basson, les flûtes, les cuivres où l’on se reprend la main tour à tour, sans jamais laisser de respiration. Et pourtant c’est clair, et pourtant ça respire, et pourtant rien n’échappe à l’oreille, avec ce souci permanent aussi de contrôler le volume,  de faire circuler le son horizontalement, mais jamais le faire exploser trop fort : tout comme en fosse à l'opéra où il veille toujours à maîtriser le volume, Petrenko ne veut jamais d’explosion sonore qui écraserait, il impose cependant une circulation sonore étourdissante qui saisit physiquement l’auditeur et le cloue sur place, déjà.

 

Schubert immense et neuf




Nous avons souligné la cohérence chronologique des œuvres au programme, créées ou composées en 1826 ou autour, la symphonie de Schubert étant terminée en 1828.
1828, c’est l’année de la mort de Schubert, c’est un an après celle de Beethoven, deux ans après celle de Weber. Il est clair que dans la Vienne d’alors, l’influence de Beethoven est encore immense, et qu’en 1825–26, quand Schubert commence à composer sa « Grande » Symphonie en ut majeur, la Neuvième de Beethoven a été créée peu avant, en mai 1824, ombre tutélaire. Schubert quant à lui a derrière lui l’essentiel de sa production symphonique, commencée autour de 1813 (Beethoven publie la 7ème en 1812). Le modèle beethovénien habite tous les compositeurs allemands de la première moitié du XIXe, a fortiori Schubert qui est contemporain de Beethoven. Même s’il est bien plus jeune, il grandit, mûrit, se forme musicalement dans la Vienne beethovénienne.
Il est clair que la « Grande » est écrite pour se confronter à la grande forme, et donc par référence à la neuvième de Beethoven.
Kirill Petrenko construit d'abord autour de cette aimantation/fascination de Beethoven, tout en donnant d’autres indications tout aussi claires et qui ouvrent aussi sur autre chose. Chez un chef qui vit plongé dans les partitions et qui se refuse à être d'abord interprète (ce qui en gène certains) mais plutôt exégète, archéologue d’une culture d’époque, qui a étudié à Vienne, plongé dans la grande tradition symphonique, il est clair qu’il lit Schubert à l'aune du grand contemporain, mais aussi à l’éclairage de ce qui suit.
Il est singulier que cette symphonie fût réputée trop difficile pour les orchestres du temps : elle fut donc créée 11 ans plus tard, à Leipzig, par Mendelssohn, à l’instigation de Schumann. Mais la longueur de la symphonie faisait peur car on avait l'habitude des œuvres courtes. Le public viennois entendit en 1840 les deux premiers mouvements et la critique du "Allgemeiner Musikalischer Anzeiger" qui faisait alors autorité fut cinglante : « Après les deux mouvements de cette symphonie, personne ne peut douter que Schubert avait une connaissance profonde de l'art de la composition, mais il nous semble qu'il ne savait pas maîtriser les masses tonales avec la même assurance. Ainsi, cette symphonie est une sorte d'escarmouche d'instruments, dont aucune conception efficace ne peut émerger. À vrai dire, il y a un fil rouge qui traverse toute l'œuvre, mais il est trop flou pour être toujours discernable avec précision. À mon avis, il aurait été préférable de laisser cette œuvre là où elle était. »
Elle ne fut entendue à Vienne dans toute son étendue que fin 1850, soit 22 ans après sa composition.
Il est toujours intéressant, aussi bien pour les œuvres littéraires que musicales de constater des succès posthumes et d'étudier l'histoire de leur réception. En 1850, le public musical avait pris d’autres habitudes, les œuvres étaient plus longues, et ainsi la 8ème symphonie apparaît-elle « en avance » sur son temps, mais en phase avec le temps où elle commencée à être exécutée.

Du coup, la relation à Beethoven évidente pendant la composition, n’est pas une relation de soumission, mais de libération, il ne s’agit pas de faire « dans le style de », ni « comme », mais de faire évidemment « mieux », « ailleurs » et le travail de Kirill Petrenko consiste évidemment à asseoir d’un côté les parentés beethovéniennes, mais aussi souligner ce qui est inédit. Ce Schubert incite à oser.
Ce Schubert est « moderne », c’est un Schubert romantique qui flirte avec le « post » romantique, simplement parce que cette symphonie acquiert sa « place de symphonie » au moment où Schumann produit, il est fort probable d’ailleurs que la lecture de la partition de Schubert lui ait donné envie de s’intéresser à l’écriture symphonique. Et Petrenko fait entendre la modernité d’une symphonie qui n’est pas « de son temps », mais une symphonie colonne portante d'un futur, une voie nouvelle pour l’écriture symphonique que Schubert revendiquait d'ailleurs lui-même. La symphonie en ut majeur est le résultat d’une sorte de déblocage, préparé par tous ses travaux instrumentaux antérieurs (il l’écrit lui-même dès 1824 à son ami Leopold Kupelwieser : « Et surtout je veux ainsi me préparer la route vers la grande Symphonie ».
On souligne souvent que l’on entend tout de l’orchestre de Petrenko, il dirige d’ailleurs l’orchestre comme il dirige l’opéra, en étant partout à la fois avec cette science extraordinaire de l’agencement des différents niveaux, du dégagement de lignes y compris surprenantes, comme le crescendo à la Rossini, mais toujours explicables et clairement identifiables. On retrouve les crescendos rossiniens (Rossini a séjourné à Vienne dans ces années-là) et ailleurs le rythme des Ländler autrichiens, ailleurs la construction par blocs et cette manière de métamorphoser un motif élémentaire qu’on trouvera chez Bruckner (et on comprend alors pourquoi dans ce programme à Salzbourg et à Paris, on trouve les Metamorphosen de Hindemith : il y a là toute une logique interne d’un programme pensé et profondément logique). On y retrouve aussi les petits détails d’instrumentation comme chez Mahler ; cette référence à Mahler m'apparut il y a bien des années, évidente, lors d’une audition superbe de cette symphonie par… Riccardo Muti, qui a une relation toute particulière avec l’œuvre et qui un soir à la Scala avait emporté le public vers des sommets. Mahler était le seul nom qui venait à l’audition de ce concert, un Mahler que pourtant Muti n’a pratiquement jamais abordé.
Petrenko agence le tout, comme dans une symphonie de Mahler, avec une construction des équilibres incroyables, par exemple la manière dont les cordes sont quelquefois à peine effleurées, face à la force et à la perfection des cuivres qu’on a rarement entendus aussi affirmés mais en même temps jamais écrasants, et le tout avec un rythme interne (les contrebasses) qui prend physiquement l’auditeur, comme au rythme de ses battements de cœur. C’est bien la nature de l’orchestre de Petrenko de plonger l’auditeur d’abord dans la pulsation musicale, dans l’immersion sonore physiquement ressentie. En fait, Petrenko suit pas à pas le commentaire de Schumann sur cette symphonie dans la Zeitschrift für Musik : « En plus d'une technique magistrale de composition musicale, il y a ici la vie dans toutes ses fibres, la couleur jusqu'à la plus fine nuance, il y a du sens partout, il y a l'expression la plus aiguë du détail et surtout, enfin, il y a le romantisme que nous connaissons déjà par d'autres œuvres de Franz Schubert. Et cette longueur divine de la symphonie, cette sensation de richesse prodiguée partout recrée l'âme. »
Comme nous l’avons plusieurs fois souligné dans ce site et encore dans ce texte, le romantisme est aussi violence, rupture et l’expression de la joie (ah Beethoven…) dans cette symphonie est un bonheur explosif, un peu comme dans la Septième de (toujours) Beethoven que quelquefois cette interprétation rappelle, notamment les aspects dionysiaques du dernier mouvement étourdissant de vie et de sève avec sa fluidité, mais aussi sa profondeur, sa précision, sa dynamique. Schubert établit un pont entre le classicisme de sa formation et le futur, un avenir de la symphonie dont « La Grande » est peut-être l’une des racines les plus sûres et les plus singulières. Cette singularité symphonique, Petrenko nous la fait entendre, infatigable exégète de cette œuvre qui raconte beaucoup du monde futur de la musique du XIXe.

Ainsi le programme de cette tournée prend-il un vrai sens, parcourant la musique du romantisme naissant au post romantisme finissant, avec des jeux internes à l’orchestre et à son histoire (par exemple Hindemith lié à Weber, à Furtwängler et donc aux berlinois), mais aussi un Schubert qui fait bascule, alors que Suk le lendemain clôt une période, celle du post romantisme austro-hongrois (Dvořák, Mahler). Ce Schubert nous montre les fils qui se tissent, les ponts qui se construisent, les arcs lancés vers l’inconnu avec une incroyable clarté qui nous indique fermement le Schubert du futur.

 

 

Concert du 2 septembre

Ce programme apparaît aux yeux de certains plus adapté à l’idée qu’ils ont de Petrenko, avec un Prokofiev juvénile, virtuose, techniquement acrobatique, et peu sentimental, et un Josef Suk que Petrenko porte avec lui depuis très longtemps, depuis les temps de sa formation viennoise, mais aussi des concerts à la Komische Oper, parce que l’expérience symphonique de Petrenko est bien plus longue et profonde que ne semblent le penser certains.
D’autres peuvent s’étonner de ce programme de tournée. Souvent, les tournées sont des vitrines où l’orchestre brille de tous ses feux dans les œuvres attrape-tout du grand répertoire. À ce titre, le premier programme convenait mieux à un deuxième jour, parce qu’il se finissait alla grande par un classique connu et triomphant. En revanche Petrenko choisit de terminer son programme de tournée par Josef Suk, un quasi inconnu des amateurs de concerts et en plus sur une œuvre plus introspective et sombre. Vraiment, aucun sens de la com, ce Petrenko !

Nous l’avons souligné, il faut considérer ces deux jours comme un tout, où les capacités multiples de l’orchestre vont être affichées : à ce titre « Conte d’été » de Suk est l’occasion de mettre en valeur toutes les capacités des solistes de l’orchestre, des harpes fort sollicitées au premier violon et premier alto, en passant par les bois et les cuivres parce que tour à tour, tous sont projetés au premier plan.
À noter que Petrenko comme souvent avait rodé partie de ce programme de tournée avec l’Orchestre de l’Accademia di Santa Cecilia qu’il affectionne (Obéron Ouverture, Prokofiev concerto pour piano n°1 – avec Igor Levit‑, et Schubert La Grande qui fut un temps sur la plateforme Raiplay), mais on peut aussi en s’abonnant à la plateforme Digital Concert Hall voir le premier programme Weber, Hindemith, Schubert, qui est en ligne (https://www.digitalconcerthall.com/en/concert/53772)  ainsi que le second programme donné en janvier 2021 à Berlin, mais avec Daniil Trifonov au piano.
(https://www.digitalconcerthall.com/en/concert/53139)

 

La Provoc Prokofiev

Le concerto pour piano n°1 de Prokofiev est une œuvre de jeunesse, écrite à 20 ans, remarquable par sa concision (une quinzaine de minutes), mais réunissant à la fois les caractères des concerts classiques (deux mouvements rapides et au milieu un mouvement lent) et une étonnante variété de tons, et aussi nombre d’innovations. Encore une œuvre pont entre deux styles, deux typologies musicales, qui commence comme un grand concerto romantique à la Tchaïkovsky (dont, dans le programme prévu pour la tournée, les auditeurs de Paris et Salzbourg viennent d’entendre Romeo et Juliette).
Petrenko a proposé ce concerto avec Daniil Trifonov à Berlin en janvier 2021, à Rome avec Santa Cecilia et Igor Levit, et cette fois-ci avec Anna Vinnitskaya au piano. À chaque fois, l’orchestre fait entendre une approche sensiblement différente, tant les trois pianistes abordent l’œuvre de manière spécifique, et ce soir, c’est plus l’orchestre qui attire l’attention que l’interprétation pourtant incroyablement agile et virtuose de la jeune soliste, mais moins sensible que d’autres (Levit par exemple). Il est vrai que certains dénient une quelconque sensibilité à cette œuvre certes très démonstrative, aux styles multiples, très audacieuse par certains côtés, plus classique par d’autres, une œuvre "provocation" contre ses maîtres.
Anna Vinnitskaya a une agilité assez incroyable, un peu moins peut être qu’une Yuja Wang difficilement égalable dans ce répertoire, mais étourdissante et brillante à la fois, notamment dans le premier mouvement, moins intéressante dans le second, et pour mon goût un peu trop frénétique dans le troisième où le piano est l’essentiel. Ceci étant, l’œuvre est-elle même tellement démonstrative qu’elle impose ce type d’approche.
D’autant plus étonnante l’incroyable couleur orchestrale de ce début, en forme d’explosion qui colle au soliste, mais qui constitue aussi un arrière-fond d’une présence si forte que les accents pianistiques sont prolongés presque sans rupture par ceux de l’orchestre (final du premier mouvement)  : toujours Petrenko écoute avec attention l’approche soliste pour adapter son orchestre : on n’entendra jamais de tiraillements Orchestre/Soliste, mais ici on trouve partout les couleurs, la diversité, les contrastes notamment dans la deuxième partie du premier mouvement, avec cet usage dramaturgique des silences que Petrenko affectionne où il fait porter par l’orchestre des accents sombres qui imposent le ton.

La partie soliste pourtant remarquable m’est apparue moins profonde, légèrement plus mécanique. Le supplément d’âme me semblait ici porté à l’orchestre, comme le souligne le début du deuxième mouvement, lent quand le premier se termine en étourdissement avec une explosion impressionniste de couleurs. Le mouvement lent est plus intéressant par l’orchestre, par les accents, par les silences, par la suavité de certains moments. C’est une caractéristique de ce concerto si virtuose au piano de laisser aussi un équilibre se construire selon les mouvements entre orchestre et soliste, et Prokofiev lui-même l’a reconnu plus tard.
Le troisième mouvement pour l’essentiel assez fou pianistiquement où la soliste est phénoménale techniquement se clôt par une reprise d’orchestre étourdissante et la réaffirmation du thème initial comme pris par ce tourbillon. Quel vertige !

 

Pohádka léta (« Conte d'été ») de Josef Suk ou l'aboutissement des deux soirées

Après un Prokofiev incisif, voilà une pièce finale qui n’a rien de la pièce à faire exploser une salle, d’où certains qui ont écrit qu’il fallait du courage pour imposer cela en tournée, quand d’autres ont carrément crié au contresens.
Tout cela fait un peu sourire. Petrenko propose de la musique, pas du spectacle et son programme, nous l’avons dit, est profondément pensé, ce qui est une marque de respect et de confiance envers le public.  Cette pièce rarissime de Josef Suk est en quelque sorte l’aboutissement de l’ensemble de ces deux jours, qui ont alterné pièces connues et moins connues dans un parcours d’environ 80 ans de variations sur le romantisme.
On connaît – nous l’avons aussi souligné- l’envie de Petrenko de remettre Josef Suk dans les programmes des concerts, Suk dont il a toujours défendu la musique, très emblématique du post-romantisme, et empreinte d’une profonde mélancolie, que l’on essaie de raccrocher à Mahler par la richesse instrumentale, à Smetana pour la tradition tchèque et notamment les thèmes populaires, à Dvořák parce qu’il lui était lié musicalement, mais aussi familialement puisqu’il avait épousé sa fille Ottilie.
La perte successive de son beau-père et de son épouse l’amène à se reconstruire par la composition de la Symphonie « Azrael » déjà programmée par Petrenko avec les Berliner début 2020, puis notamment par ce poème symphonique « Conte d’été » (Pohadka Leta) , qui n’est pas malgré son titre une œuvre à programme ou un récit, mais une succession d’états d’âme, )au sens de l’expression « un paysage est un état d’âme » typique du romantisme) qui se développent le long d’un jour d’été. Les développements particulièrement riches du point de vue instrumental rendent la pièce incroyablement difficile à jouer. Le premier mouvement « Voix de la vie et de la consolation », le plus long, est lui-même un parcours presque autonome jusqu’à une consolation qui ne vient pas, puis les trois mouvements suivants sont des délires (Midi à cause de la chaleur), des cauchemars (les musiciens aveugles), des fantômes, la consolation vient de la nuit au cinquième mouvement et au lever du prochain soleil, qui laisse espérer l’apaisement.
Créée en 1909 à Prague avec un gros succès, (y compris à Vienne d’ailleurs), l’œuvre, apparue environ deux ans avant le concerto de Prokofiev précédent, montre le foisonnement des tendances musicales qui éclairaient la période, et des contrastes stylistiques. C’est une pièce sombre, tendue, très diverse aussi au niveau de la couleur, et qui requiert de l’orchestre une incroyable concentration et une très grande virtuosité.
Aussi l’œuvre est-elle à la fois, exaltée (brièvement) mais aussi noire avec l’évocation des « fantômes » qui sont autant de cauchemars et enfin apaisée. On y trouve des couleurs et une typologie qui évidemment renvoient à des musiques de Bohème, avec des thèmes populaires, quelques éléments de danse, mais surtout des moments instrumentaux exceptionnels, comme le solo des deux cors anglais du troisième mouvement.  Les pupitres ont varié d’un soir à l’autre, Andreas Ottensamer à la clarinette la veille, comme Daniele Damiano au basson, Jonathan Kelly au hautbois ou Ludwig Quandt au violoncelle, ainsi que Noah Bendix Balgley comme premier violon, tandis que pour la pièce de Suk et le Prokofiev, on reconnaît Emmanuel Pahud (les deux soirs), Stefan Schweigert au basson, Albrecht Mayer au hautbois, Stefan Dohr au cor, Marie-Pierre Langlamet à la harpe (au son d’une rare pureté, très clair, très net, et en même temps très fusionnel, le début de « Nacht » est vraiment exceptionnel) et Wenzel Fuchs, extraordinaire à la clarinette, sans oublier le cor anglais de Dominik Wollenweber (tous des anciens, déjà au temps d’Abbado dont ils formaient une sorte de « belle équipe »), avec comme premier violon le très sensible Daishin Kashimoto.
Petrenko réussit – et c’est aussi vrai pour le Schubert que pour le Suk- à allier une extraordinaire fluidité, et un souci permanent du détail : il ne laisse rien échapper de la partition, de tel accent, de tel instrument : rien n’est sacrifié dans cette pièce aussi sensible, si murmurée où se superposent tant de couleurs et d’ambiances. On est quelquefois au seuil de Webern, ou dans le premier Schönberg, ailleurs dans Smetana, et à la fin, dans le dernier mouvement, on croit entendre Debussy. Cette superposition de styles n’est jamais un pot-pourri d’influences diverses, mais au contraire la construction d’un discours cohérent qui donne à l’ensemble une unité singulière. On y rencontre aussi une complexité d’exécution qui concerne tous les pupitres : on pense au début de « Midi », avec ce jeu cor et bois (basson, flûte) tandis que les violons puis les cordes dans leur ensemble soutiennent avec une incroyable légèreté, presque impalpable, on pense à l’entrée du troisième mouvement (« Blinde Musikanten ») à la harpe avec les deux sublimes cors anglais (Dominik Wollenweber et Andreas Wittmann) qui sont à eux seuls presque tout le mouvement, et auxquels s’enchaîne le merveilleux duo du premier violon (déjà fort sollicité au premier mouvement) et du premier alto. Tous ces moments sont impossibles sans des solistes éprouvés, qui font de la musique dans une respiration qui n’a rien de la cage dans laquelle les musiciens seraient désormais enfermés selon certains.  Car ce que nous apprend cette pièce et la manière dont elle est abordée par l’orchestre, dans son ensemble et par les solistes singuliers, c’est que tout n’est que subtilité et jeux à la limite : Petrenko pousse l’orchestre à ses limites parce qu’il sait que cette musique ne peut qu’être jouée « au sommet », et d’un autre côté il laisse les musiciens respirer (il suffit de voir le duo des cors anglais pour s’en convaincre, il suffit aussi d’entendre ces sons ineffables, éthérés, cette légèreté, ces enchaînements à peine perceptibles tant ils sont effleurés et en même temps cette rigueur dans la construction de l’ensemble. C’est là aussi qu’on touche à l’opéra, au sens où l’opéra est l’art de tout mettre ensemble sans que rien ne heurte ou ne se heurte.

A la fin de la soirée, on comprend pourquoi Suk conclut l’ensemble des deux jours, comme une signature et du chef, qui a toujours trouvé injuste que cette musique soit si peu jouée, et de l’orchestre, parce que leur chef soutient que seul un orchestre d’exception peut lui rendre justice.
Deux soirées inoubliables, pour lesquelles point n’est besoin de bis ou de manifestations histrioniques : les Berliner et leur chef commencent à faire de la musique ensemble, et ce chef inouï réserve encore bien des surprises : il n’a que 49 ans.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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