On serait tenté de dire que tout se déroule dans un décor unique, mais ce ne serait pas rendre justice aux transformations du cadre imaginé par Paolo Fantin. Au lever du rideau, on découvre un grand mur blanc percé d’une vaste fenêtre fermée par des rideaux. S’appuyant sur la phrase de la Maréchale « Ja… such' dir den Schnee vom vergangenen Jahr ! », Damiano Michieletto choisit de faire de la neige une des clefs de son spectacle : blancheur générale du décor, mais aussi neige qui tombe à plusieurs reprises, dans la chambre même de Marie-Thérèse ou dans le lieu idéal où finissent par se rejoindre Octavian et Sophie, dont on hésite à dire s’il s’agit d’un désert de sable ou de neige. Neige aussi dans la boule que tient à la main le premier personnage à apparaître à la fin de l’ouverture : pour parler un langage désormais politiquement incorrect, disons que le négrillon Muhammad devient ici le nain de la Maréchale, qui promène une « boule à neige », évoquant les neiges d’antan, les souvenirs et les regrets aussi. Ledit Muhammad, tout de blanc vêtu, apparaîtra à intervalles réguliers, comme une sorte de deus ex machina venant aider les amours du jeune couple.
Quand les rideaux de la fenêtre s’écartent, on découvre une vision à peine modernisée de la première scène de l’opéra, avec Octavian en caleçon et maillot de corps, Marie-Thérèse en nuisette, dans une chambre d’aspect presque carsénien, avec son grand lit et ses lampes de chevet. L’action s’y déroule d’abord de façon assez traditionnelle, jusqu’à un moment où la Maréchale mentionne, sans donner aucune précision, ce qui lui est arrivé « einmal ». C’est là que Michieletto s’affranchit définitivement de la comédie réaliste et commence à nous montrer à quoi pense le personnage : entre à l’avant-scène, hors du cadre de la chambre, un double de la Maréchale, bientôt rejoint par le figurant incarnant son époux, qu’on reverra lui aussi à de nombreuses reprises. On comprend ainsi que l’héroïne, mariée à un homme plus âgé, fut d’abord confrontée à la violence, puis à l’indifférence de celui-ci, comme lorsqu’il pénètre dans la chambre, enlève imperméable et chapeau, puis se couche sur le grand lit mais en tournant le dos à sa femme. Dans le même esprit, la grande scène de la réception des solliciteurs et autres importuns, inspirée à Hoffmansthal par le tableau de Hogarth La Levée du matin de la comtesse, de la série « Mariage à la mode », devient ici un moment onirique, une sorte de cauchemar de la Maréchale. Pas de coiffeur, le chanteur italien reste invisible, mais l’héroïne est confrontée à ses démons : une fillette, nouveau double de Marie-Thérèse, reçoit la visite d’une aïeule en fauteuil roulant, à qui sont confiées les répliques de la marchande de modes, en français dans le texte, « Le chapeau Paméla… La poudre à la reine de Golconde ! » Cette vieille dame qui perd la tête deviendra à son tour un alter ego de la Maréchale (« die alte Fürstin Resi ») et on les retrouvera toutes les quatre réunies au deuxième acte, comme sur une de ces allégories des quatre âges de la vie qu’aimaient à représenter les peintres des siècles passés.
Car ce décor « unique » se subdivise bientôt en trois espaces : l’avant-scène, où auront principalement lieu les scènes chez Faninal et à l’auberge ; la boîte sur laquelle donne la grande fenêtre, qui servira notamment à la présentation de la rose ; et un troisième lieu, le mur du fond de la boîte précédente étant à son tour percé d’une fenêtre à rideaux, troisième lieu qui reproduit la chambre de la Maréchale et où celle-ci sera visible à intervalles réguliers.
Les rideaux qui ferment les deux fenêtres favorisent les transformations : au deuxième acte, Octavian apparaît en imperméable argenté au milieu d’un champ de ballons blancs, et au troisième un gigantesque corbeau occupe tout l’espace, des volatiles vivants ou morts constituant les hallucinations du baron Ochs.
Dans ce cadre complexe, on voit la Maréchale même lorsqu’elle ne chante pas et qu’il n’est pas question d’elle. On la voit même discuter avec Valzacchi et préparer la farce dont Lerchenau sera le dindon au dernier acte. Le personnage devient une présence inéluctable, ce qui peut signifier qu’elle occupe l’esprit d’Octavian alors même qu’il fait la connaissance de Sophie, à moins qu’il ne faille au contraire envisager tout ce qui se passe comme le contenu de l’univers mental de Marie-Thérèse. Cette interprétation pourrait être confirmée par les derniers instants du spectacle : tandis que les jeunes gens occupent un nouvel espace neigeux ou sablonneux qui s’ouvre derrière le grand mur blanc, les domestiques de la Maréchale apportent à l’avant-scène le grand lit et les tables de chevet du premier acte, et l’héroïne est à nouveau confrontée à l’indifférence de son époux, pendant que les tourtereaux filent le parfait amour sous une neige qui tombe lentement sur eux.
Cette mise en scène cohérente et forte est servie à Vilnius par une équipe en grande partie constituée par les forces locales. Soulignons que l’Opéra national de Lituanie réussit même la prouesse de proposer une double distribution largement composée de chanteurs autochtones, preuve de la vigueur de l’école de chant des pays baltes. On peut ainsi entendre en alternance deux maréchales lituaniennes : le soir de la deuxième représentation, le rôle était tenu par Viktorija Miškūnaitė, chargée à Vilnius de bien des grands rôles du répertoire. Rien qu’au cours de la saison 2021–22, elle sera successivement la Manon de Massenet, Traviata, Tatiana, Micaëla, Rachel de La Juive et Elisabeth de Valois ! La soprano prête à Marie-Thérèse beaucoup de spontanéité et un chant très libre, ce qui convient bien à une production qui nous montre une Maréchale succombant au désespoir ou à la fureur (dans ces scènes muettes où elle occupe le plus éloigné des trois espaces formant le décor), une Maréchale dont l’intervention dans l’idylle d’Octavian ne pourra finalement que renforcer la misère conjugale. Face à elle, Jelena Kordić est un chevalier de haute volée, aussi élégant scéniquement qu’assuré vocalement.
Habituée aux rôles travestis (Cherubino, Hänsel, l page d’Herodias…), la mezzo croate n’en est pas moins une Mariandel à la féminité affirmée. S’il faut en croire le témoignage des photographies de la générale, Albert Pesendorfer a vite renoncé à la perruque qu’il devait porter au deuxième acte : grossier mais grand seigneur, son baron Ochs n’a pas besoin de ce genre d’accessoire pour exister. Dernier élément du quatuor, la Sophie de Monika Pleškitė n’est d’abord pas très audible dans les phrases de « récitatif », mais heureusement sa voix trouve toute son ampleur dans les envolées vers l’aigu.
Du reste de la distribution, on détachera en particulier Regina Šilinskaitė et Rafailas Karpis, Annina et Valzacchi dont Damiano Michieletto fait deux êtres quasi identiques et inséparables (clonés comme les Oompa-Loompas de Charlie et la chocolaterie ?), robots dont les évolutions sur scène sont généralement symétriques. On retient aussi la truculence inhabituelle du commissaire de Liudas Mikalauskas. Quant au nom du comédien incarnant Muhammad, il ne figure pas sur le site de l’Opéra de Vilnius.
A la tête de l’orchestre, le directeur artistique de l’Opéra national de Lituanie, le Romain Sesto Quatrini conduit la phalange locale avec une précision qui, après une ouverture un peu dépourvue de souffle, porte ses fruits et permet à l’auditeur de ne perdre aucun des détails de l’orchestration straussienne.