Cette tournée de l'Orchestre Philharmonique de Berlin vient juste après celle de l'Orchestre du Festival de Bayreuth, deux moments forts avec lesquels Laurent Bayle a souhaité marquer ce début de saison – la dernière en ce qui le concerne puisque la nouvelle de son remplacement par Olivier Mantei est désormais officielle. Ce week-end berlinois fut également l'occasion pour le public parisien de se familiariser avec une phalange conduite par leur actuel directeur musical Kirill Petrenko. Bien connu du lectorat "promeneur", le chef russe a toujours limité ses concerts parisiens à de très épisodiques moments, deux fois à l'orée des années 2000 avec l'Orchestre National et le Philharmonique de Radio France, à Bastille pour le Don Giovanni de Pitoiset en 2003 et trois fois en tournée avec le Bayerisches Staatsorchester au Théâtre des Champs-Elysées avec Rosenkavalier, Ariadne auf Naxos et un programme Wagner – Strauss – Tchaikovski.
Ces concerts se signalent par l'attention toute particulière à l'équilibre des programmes, construits au cordeau tant en ce qui concerne le répertoire ou la forme. Le premier avec l'ouverture d'Obéron de Weber et la "Grande" symphonie de Schubert, encadrant les Métamorphoses symphoniques sur des thèmes de… Weber. Avec, pour le second, une ouverture-fantaisie (Roméo et Juliette de Tchaikovski) et un poème symphonique (Pohádka léta – "Conte d'été") de Josef Suk servant d'écrin au Concerto n°1 pour piano de Prokofiev. Sur le plan purement instrumental, on notera la liaison entre le cor initial d'Obéron et celui de Schubert ou les similitudes dans la carrure polyphonique du quasi "concerto pour orchestre" chez Hindemith et le concerto pour instrument soliste chez Prokofiev. Stylistiquement enfin, au premier romantisme Weber-Schubert répond le romantisme plus tardif de Tchaikovski et le postromantisme de Suk. Mis à part le programme Weber – Hindemith – Schubert donné en août à la Philharmonie de Berlin, Kirill Petrenko a réuni le second soir des œuvres données séparément : Roméo et Juliette en janvier et Suk – Prokofiev en mars, avec Daniil Trifonov en soliste.
Le rideau se lève ici sur une Ouverture d'Obéron qui débute comme un hommage au cor somptueux de Stefan Dohr, avec cette façon unique de gommer l'attaque et de laisser le son s'épancher librement. À l'appel du cor enchanté, répond le frémissement des cordes imitant Puck et le monde des esprits. Le personnage du roi des fées (dont le nom germanique Alberich fait surgir un imaginaire très éloigné de l'univers shakespearien du Songe d'une nuit d'été), sert de thème central à une introduction qui reprend les thèmes caractéristiques de l'opéra, à l'imitation d'un Gluck ou d'un Mozart. La lecture de Petrenko réunit ces climats en une succession d'élans, avec lignes tantôt suspendues ou accélérées ; une suite vertigineuse qui semble s'échapper tout à coup de l'éclatant et très bref accord précédant l'allegro con fuoco. Entre les traits acérés presque martiaux et la détente très bel canto instrumental de l'air de Rezia, cette Ouverture file sur un tempo très dynamique et une tension qui vivifie sans cesse le discours.
Changement de décor pour les Métamorphoses symphoniques sur des thèmes de Weber de Paul Hindemith. L'œuvre a été composée durant l'exil américain d'Hindemith, suite à l'interdiction faite par les autorités nazies de jouer une musique qualifiée de "dégénérée" en Allemagne. Ces Métamorphoses sont à l'origine une musique de ballet écrite pour le danseur et chorégraphe Leonid Massine avec qui Hindemith avait collaboré en 1938 pour Nobilissima Visione. Massine souhaitait à l'origine une orchestration de pièces pour piano à quatre mains de Carl Maria von Weber, auxquelles Hindemith proposa d'ajouter l'Ouverture de la musique de scène op.37 de la pièce Turandot, princesse de Chine d'après une pièce de Friedrich Schiller. Le désaccord surgit entre le chorégraphe et le compositeur quand celui-ci exprima le souhait de faire de ces bluettes musicales, une musique "légèrement colorée et rendue un peu plus nette" – comme il le décrivit dans une lettre d'avril 1940.
On mesure à l'écoute le trouble de Massine découvrant une gentillette musique tonale transformée en quatre eaux-fortes radicales et puissantes, avec cet allegro noté "alla zingara" par Weber et changé en rythme de fer par Hindemith avec des déplacements asymétriques qui parodient la stabilité métrique de la partition originale. Kirill Petrenko lance à plein régime une machine instrumentale qui broie et étire le matériau anodin pour en faire surgir l'humour jazzy. Le second mouvement (Scherzo) est de loin le plus original, sous-titré Turandot et ironisant un style chinois où la pacotille l'emporte sur la stricte imitation. La petite harmonie picore dans la section médiane, un fugato en forme de décalage rythmique syncopé là encore, aux confins d'un jazz outrageusement dégingandé. Dissimulant le motif pentatonique sous un empilement de strates vibrionnantes, Petrenko ménage l'espace pour laisser culminer un lent et irrésistible crescendo dans un fracas rutilant de cuivres. Dans l'andantino, il fige un glacis harmonique articulé sur un jeu de questions-réponses entre la clarinette d'Andreas Ottensamer et le basson de Daniele Damiano. Le contraste est admirable, ménageant au sein de la plénitude de l'orchestre le surgissement fiévreux et instable de la flûte d'Emmanuel Pahud, luttant à contre-courant et aux confins du souffle dans une phrase qui semble ne jamais s'arrêter. La dernière section (Marsch) referme la boucle avec les mêmes codes que l'allegro initial. La battue dégage un humour grinçant fait de la marche funèbre un comique épisode où le corbillard semble se dandiner sur un faux rythme cynique et cruel de marche militaire… quelque part entre la gouaille très " Neue Sachlichkeit" d'un George Grosz et l'humour grinçant d'un James Ensor.
Inclassable et fascinante 9e Symphonie de Schubert ! La lecture de Kirill Petrenko tourne le dos au grandiose et à la monumentalité, sans sacrifier pour autant les éléments qui font de l'ultime chef d'œuvre symphonique de Schubert la synthèse du génie beethovénien et le trait d'union qui mène à la grande forme que redéfiniront à leur tour Bruckner et Mahler. Un an à peine après la disparition du maître de Bonn, Schubert réalise la quadrature des cercles classiques et romantiques, en faisant des développements en particulier, des éléments stylistiques que ses contemporains eurent du mal à saisir. À commencer par Schumann qui résuma l'œuvre par une formule – "les divines longueurs" – mais se garda bien de suivre cette voie escarpée.
La direction de Petrenko joue sur des paramètres qui laissent à vif le sentiment que cette musique tout à la fois dépasse le moment dans laquelle elle s'inscrit. Le thème donné aux cors structure le mouvement tout entier, à la manière d'un Bruckner dans sa Quatrième Symphonie. La cristallisation progressive de ce thème en rythmes pointés se fait sur le principe d'un fondu-enchaîné que le chef se contente de souligner par une attention extrême au matériau timbrique. L'interprétation échappe ici aux qualificatifs de lenteur-rapidité du rythme ou variations dynamiques. On navigue au cœur d'une matière musicale, attentifs aux impulsions et aux couleurs instrumentales, dans un parfait délié de lignes et de rebonds. La façon dont Petrenko ménage la montée vers un thème initial qui explose dans la coda est un des très grands moments de la soirée. Il faut entendre également comment l'andante con moto échappe à la régularité du tic-tac motorique dans lequel l'usage et la tradition l'enferment volontiers. Le mouvement est fascinant dans la fluctuation millimétrée des tempi et les échos que le chef dessine autour des interventions du hautbois de Jonathan Kelly. Rien ici de pesant ou de similaire dans le jeu des reprises – elles sont toutes respectées et sont toutes différentes. Quelle tension et quelle fureur dans le silence béant qui suit le grand accord mineur… idéal contraste avec la sensibilité du chant et la circulation des lignes qui l'enchaînent. Le scherzo fouille un faux rythme ternaire que relance un discret ritardando avant chaque reprise, des figures nerveuses et acérées qui dialoguent avec des plans sonores plus larges et plus volumétriques. Pris dans une frénésie envahissante, l'allegro vivace pique des deux avec une jouissance sonore sans égal. Rien de martial pourtant dans ces enchaînements de rythmes pointés où perce subrepticement le final de la 9e de Beethoven. Unité de style dans ces bariolages qui ouvrent soudain sur le motif implacable et furieux en quatre notes jouées forzando à l'unisson. Du sentiment à l'état brut.
Rendez-vous le lendemain, avec quelques modifications dans l'orchestre : Daishin Kashimoto à la place de Noah Bendix-Balgley au poste de premier violon, Albrecht Mayer remplaçant Jonathan Kelly au hautbois, Wenzel Fuchs à la place d'Andreas Ottensamer. L'Ouverture-fantaisie Romeo et Juliette est marquée dans le premier volet par la densité enveloppante des cordes et la réponse douloureuse de la petite harmonie, avec toujours ce soutien et cette attention de Petrenko à la couleur d'ensemble. Le resserrement du discours est absolument remarquable au moment où la ligne générale plonge dans les abysses entre moiteurs et accelerando, avec un réalisme très cru des cymbales écrasées et la violence des accords de cuivres. Volontairement peu démonstratif, le suicide des amants et la déploration qui suit, ne cède ni à l'exigence de netteté de plans ni à la respiration entre les pupitres.
Le Concerto n°1 pour piano de Prokofiev sous les doigts d'Anna Vinnitskaya n'a pas la profondeur de champ que lui donnait Daniil Trifonov dans le récent concert des Berliner Philharmoniker que donnait Kirill Petrenko en mars dernier. Très court et racé, ce concerto exige de l'orchestre un "tombé" impeccable qui épouse les contours du jeu pianistique. Le martelé élégant de Vinnitskaya ne manque certes pas de précision dans l'allegro brioso mais elle ne module pas vraiment les accents et finit ses phrases à fleur de notes, alors que l'orchestre s'élève avec une hauteur de vue stupéfiante. La couleur uniforme du piano dans l'andante assai contraste avec une étonnante neutralité avec l'espace expressif que Petrenko s'emploie à dégager de ses musiciens. L'Allegro scherzando retrouve un meilleur équilibre, avec un jeu moins corseté et une rugosité de phrasé qui soulève le final jusqu'au dernier accord très fort et très bref.
Ultime surprise et moment clé de ces deux soirées, Un Conte d'été op.29 de Josef Suk. Difficile de ne pas mettre en regard cette partition postromantique avec la "Grande" de Schubert – d'une longueur et d'une hauteur d'écriture comparables, mais d'une différence absolue dans l'exigence de style et de moyens que la direction de Petrenko s'attache à démontrer brillamment. Contournant le piège straussien dans Voix de la vie et de la consolation, il offre de larges horizons expressifs qu'on dirait parfois curieusement empruntés à une certaine musique française post-debussyste, d'Alberic Magnard à Guy Ropartz. Comment ne pas penser au premier mouvement de la Mer dans la seconde section de ce Conte d'été ? On admire dans la section centrale des Musiciens aveugles l'élégance et la perfection des interventions solistes autour du cor anglais de Dominik Wollenweber et de Andreas Wittmann, le hautbois d'Albrecht Mayer, puis la harpe de Marie-Pierre Langlamet et le duo violon-alto de Naoko Shimizu ‑Daishin Kashimoto. Quels contrastes et quelles ruptures dans Au pouvoir des fantômes, avec des échanges esquivés entre cuivres et petite harmonie et ces cordes à la Paul Dukas. Une rencontre du narratif et du psychologique où l'énergie ne retombe jamais, avec cette courte fanfare qui sert de point-focale à ce joyeux dégagement et bousculade des cordes. La pièce se fond dans une ultime Nuit, chef d'œuvre d'équilibre et d'écoute dans lequel les Berliner font la démonstration d'une intelligence et d'une discipline sans égal.