Programme

Mendelssohn, Concerto pour piano n°1 en sol mineur, op. 25
Brahms, Symphonie n°1 en ut mineur, op. 68

Martin Helmchen, piano

Orchestre de Paris
Herbert Blomstedt, direction

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, le 13 mars 2019

Les vétérans des podiums se relaient en ce début de printemps à la porte de Pantin, Herbert Blomstedt précédant sur cette scène Bernard Haitink et David Zinman. Avec les concerts doublés des premier et troisième cités, et la création française du merveilleux Let Me Tell You d’Abrahamsen une semaine plus tôt, l’Orchestre de Paris propose sur un mois un aperçu remarquable de la progression démontrée depuis son installation en résidence — précisément au moment où son absorption administrative par la Philharmonie est officialisée. L’ambition constante de sa programmation, le prestige de plus en plus homogène de ses invités, et surtout l’embellie presque spectaculaire de sa qualité orchestrale (lié de façon évidente au cadre acoustique de travail) : voici un phénomène des plus agréables des dernières années de notre vie musicale. Ce concert le confirmait avec éclat, en même temps qu’il donnait à apprécier le meilleur d’un art de la direction plus singulier qu’il n’y paraît, dans un programme aux enjeux superbement soulignés. 

 

Les dernières venues de Blomstedt avec le Gewandhaus avaient frappé, en particulier dans le Requiem allemand, par une économie d’effets de plus en plus singulière, donnant à entendre autre chose que le genre de grand aplat contemplatif généralement attendu des chefs du quatrième âge. L’économie, ici encore, a en vu un type de contemplation qui ne se sent pas dans l’instant, mais se joue à l’échelle de la forme, et produit ses effets presque par rétrospection — ce qui est hautement appréciable. Mais à la différence de directions se contentant de ralentir et de laisser opérer une science de la respiration et des équilibres (ce qu’il ferait déjà très bien), Blomstedt se refuse à une esthétique du flux et de masse, et pour minimaliste que soit sa gestuelle, l’intervention est avec lui constante. On retrouve dans ce Brahms les vertus de simplification (dans le meilleurs sens possible) observées dans le Requiem, qui procèdent, en général, d’une formidable capacité de rendre le profil rythmique parfaitement clair. C'est que le degré d'emprise physique, – et de réactivité induite – de Blomstedt surpasse de loin celui des chefs de son âge : sa très grande taille, comme pour Gardiner, l'y aide sans doute, mais surtout, il est loin de suivre l'orchestre, et sa faculté d'aller chercher les pupitres n'importe où demeure étonnante, ce qui explique sans doute que sa direction ne soit pas devenue trainante, ni sur le plan des tempos, ni, surtout, sur celui des profils sonores. 

L’intelligibilité du mouvement rythmique n’est pas une vertu très courante dans l’introduction de cette symphonie, et quand elle se manifeste c’est une chose plaisante. On y perd en solennité (ou en complaisance) ce qu’on y gagne en clarté de la vision, ou de la visée expressive. Le tempo, médian, n’est pas l’intéressant ici, c’est la transparence du pas qui l’est, et la simplicité du phrasé qu’elle produit. Il est évident qu’une dimension essentielle, la sauvagerie, passe à la trappe dans ces conditions. Ce constat est à relativiser, dans la mesure où ce qui compose objectivement ce sentiment d’une masse vivante, grouillante et indomptée provient de la superposition de deux lignes chorales très longues en conflit harmonique, aux cordes et aux bois, avec le martèlement rapide des timbales et des basses ; pour cette raison, les vertus d’extrême lisibilité donnent plus à entendre ce qui fait la beauté unique de cette musique à cet endroit, simplement elle le donne à entendre dans une presque douceur troublante, chaleureuse où pointe subtilement l’inquiétude. Il s’agit, en fait, de l’option esthétique constante de cette interprétation tout à fait originale sans s’en donner l’air. Ici, comme dans tout le programme (et comme lors du concert de Michael Sanderling trois jours plus tôt), on mesure encore l'intérêt de prendre le risque de bousculer les habitudes françaises en plaçant les violons en vis-à-vis et les violoncelles à côté des premiers violons.

On peut sans doute déceler un manque de rebond rythmique dans l’exposé : mais d’une part, on a vu pire ici, y compris sous des baguettes de luxe, et d’autre part, c’est faire encore peu de cas du plaisir de voir projeter les lignes de la polyphonie avec ce naturel et cette clarté. Si sa concentration sur la lisibilité rythmique et polyphonique neutralise parfois l'accent et l'expressivité (notamment chez Bruckner, en partie chez Schubert), cette façon de contrôler l'orchestre trouve dans Brahms son objet. On comprend vite pourquoi, aussi, Blomstedt garde de l’intensité disponible et dispose pas à pas le matériau sans le solliciter : c’est qu’il y revient. La question de la répétition de l’exposé dans la 1ère Symphonie de Brahms est peu abordée, parce qu’elle est si rarement donnée qu’on en oublie presque l’existence. C’est un mystère, un peu contrariant, de l’histoire de l’interprétation. Car des trois reprises écrites par Brahms dans les premiers mouvements de ses quatre symphonies, aucune ne se justifie davantage que celle-ci (et aucune ne se justifie moins que celle de la 2e, qui est pourtant sans doute la plus fréquemment jouée). L’écart de caractère entre prima et secunda volta, et l’occurrence d’une préparation (même volontairement abrupte) du recommencement devraient seul établir l’intérêt de l’observance de cette reprise. 

Il suffit de la lire ou de l’entendre une fois pour réaliser que la scansion sévère qui referme cette exposition, sur le squelette rythmique du premier mouvement, est pensée en premier lieu pour lui donner un second départ. Mais surtout, par contraste, l’entendre fait prendre conscience du caractère tout à fait étonnant, peu naturel bien que l’on y ait été accoutumés, de l’enchaînement de ce rythme froid et martial, originellement tendu vers la tonique d’ut, et du brûlant élan lyrique en si majeur qui se trouve juste de l’autre côté de la double barre, sans transition — la bizarrerie intrinsèque d’un développement prenant pied sur une tonalité aussi éloignée ressortant en proportion du temps double passé dans la tonalité principale. Seul l’expérience du contraste extrême entre ces deux enchaînements, dont la tension est décuplée par la distance temporelle qui les sépare (répéter l’exposé prenant trois bonnes minutes) permet la saisie physique et intellectuelle de tout ce que le texte a à dire ici. Sur la dizaine d’exécution que j’ai entendues ces dernières années en salle, par autant de chefs différents, je n’ai souvenir que d’une observance de la reprise, par Gergiev — et pour donner une idée des proportions, sur au moins cinquante enregistrements je n’en connais que deux qui la proposent, ceux de Muti/Philadelphie, et le second des trois de Giulini, à Los Angeles. Cette nouvelle proposition, se présentant avec l’évidence de la sobriété, s’impose encore mieux : elle rend justice, et rend raison à Brahms.

 

Dans son ensemble, le premier mouvement est la grande réussite de cette interprétation, le fait que l’on vient d’évoquer concourant à souligner le sens et le relief de cette approche patiente, préférant la force tranquille au passage en force. Ainsi, la construction fuguée du premier climax évite-t-elle toute saturation sonore et jouit-elle du pur plaisir de la cumulation polyphonique. L’équilibre des plans est exemplaire, notamment entre petite harmonie et quintette, et on ne regrette, à la limite, qu’un léger manque d’impact des basses sur la texture et le rythme (si l’on repense au travail étonnant de Mikko Franck sur cet aspect, notamment dans la préparation de la réexposition). L’élégance rarement perçue de la brève et elliptique coda couronne cette première étape empreinte d’une chaleur et d’une lumière inhabituelle. La suite se maintient à un excellent niveau de réalisation mais apparaît un peu moins inspirée, peut-être parce que les mouvements intermédiaires reposent moins essentiellement sur le naturel agogique, et nécessitent, même conduits avec cette belle souplesse, une caractérisation plus poussée. L’orchestre ne démérite pas ici, mais les cordes manquent légèrement de tranchant ici et là (l’arabesque du terme du premier crescendo du II, ou la phrase principale du III), et si la cantilène du hautbois et de la clarinette ne manque pas d’engagement, le phrasé des deux solistes est étonnamment hétérogène. Le trio final du II est en revanche de très belle facture et rend comme rarement justice (il faut dire que l’acoustique s’y prête exceptionnellement bien) au dispositif imitant les registre d’orgue avec le violon, le hautbois et le cor : c’est autrement plus intéressant que le moment concertant un peu kitsch que l’on entend ici en général, même si le violon (au demeurant excellent, et pas qu'ici) de Philippe Aïche pourrait se fondre encore davantage. 

Quant au finale, il renoue presque avec la superbe clarté logique de présentation du I, y compris dans une introduction magnifiquement structurée. La présentation du thème hymnique par les cordes est exemplaire de chaleur et surtout, de pulsation interne, avec un soin idéal porté aux articulations, évitant tout aspect huileux ou rapeux (y compris ensuite sur le retour allargando). Tout se déroule ensuite avec une évidence souriante qui se tient fort bien au lieu de l’excitation animale attendue, même si une telle chose frustre nécessairement une part de l’auditoire. La force est absolument là, c'est le ton qui a renoncé à être impérieux ou arrogant (et ne pas exagérer le triomphe n'est pas une mauvaise chose ici). La seule réserve formelle possible porte sur la réexposition débutant sur le second thème, qui suivait un climax aveuglant de clarté et une retransition tout aussi admirable sur le thème de l’introduction : mais comme souvent, il manque ici l’attention à la très judicieuse indication de Brahms, calando… animato, qui prise à la lettre fournit la solution naturelle et ô combien élégante à cet enchaînement très délicat, en permettant de repartir du bon pas. La préparation de la coda se donne avec évidence, sans recours aux brumes artificielles, ni excès d'accès militaire.

L’Orchestre de Paris nous avait rarement impressionné dans Brahms, et encore moins lorsqu’il s’agit de satisfaire une vision aussi rétive au passage en force et à la trivialité sonore. C’est bien à cette réussite (encore plus, et bien que le concert ne soit pas forcément aussi impressionnant, qu’à celle offerte à Christoph Von Dohnanyi l’an dernier) que l’on mesure ses étonnants progrès. Il y a au moins quatre éléments factuels constitutifs de cette progression : une intonation des cordes bien plus homogène ; un quintette gagnant en densité médium et grave ; une petite harmonie qui, sans avoir encore le charme de l’OPRF ou de l’ONP avec ses meilleurs membres, joue enfin avec un engagement unitaire et structurée ; et enfin, des cuivres qui tentent de se fondre autant que possible. Cela fait un son d’orchestre de haut niveau capable de jouer les grandes symphonies romantiques : ce n’est pas Berlin ou Munich, mais on en est assurément plus proches maintenant que de la pétaudière de sous-préfecture, et il y a encore moins de dix ans, les indicateurs penchaient plus de l’autre côté. Järvi et Harding sont passés là, mais on est tenté de croire, surtout, que la responsabilité autant que le plaisir d’être le moteur résident d’une Rolls sonore, au prestige mondial, nourri par une programmation de plus en plus ambitieuse, y est au moins pour autant. 

À la tête du Gewandhaus de Leipzig

 

Admirateur presque fanatique de la musique de Brahms, vue – vécue, même, en ses salons d’enfance – comme dernier mot et derniers feux d’une culture tirant sa référence, Ludwig Wittgenstein nourrissait des sentiments plus mêlées, tirant vers un genre de mépris à l’égard de Mendelssohn. Cette hiérarchisation n’avait rien en soit d’original (et le paraît encore moins aujourd’hui). Un lecteur attentif de ses écrits sur la musique ne peut manquer d’y voir la trace d’un mimétisme profond vis-à-vis du Wunderkind placé sous les auspices presque directs de Beethoven, Goethe et Hegel : mimétisme où se choquent la conscience aiguë d’un génie propre, d’une compréhension particulièrement profonde de sa propre culture artistique et intellectuelle, et d’autre part la propension à dévaloriser tout cela par le recours à peine dissimulé aux lieux communs antisémites, tournés contre lui-même – le fameux génie reproductif. C’est ainsi que s’il eut par exemple le goût, peu évident en 1914, de tenir la Concerto pour violon pour le plus important composé avec Beethoven (dans l’ignorance, alors, de celui de Brahms)((R. Rhees, Ludwig Wittgenstein : Personal Recollections, Oxford : Basil Blackwell, 1981, p. 139.)), il put, plus tard, affirmer que Mendelssohn avait été incapable de composer « une mélodie "courageuse".((L. Wittgenstein, Remarques mêlées, Paris, Flammarion, 2002, p. 95.)) » (notion dont le prototype devait être fourni, sans doute, par le finale de la 1ère Symphonie de Brahms, ou encore davantage, par le premier de la 3e). Le genre de courage auquel il est fait allusion est sans doute à rapprocher d’une autre expression énigmatique du penseur viennois, celle caractérisant les grandes oeuvres de Beethoven à Wagner : « Un animal sauvage, dompté. Chez Mendelssohn, par exemple, il n'y en a pas. (…) En ce sens-, on peut qualifier Mendelssohn d'artiste « reproductif. »((Ibid., p. 99.)) » La sévérité de ce jugement choque à première vue les rares aficionados ultras de Mendelssohn, qui auront tôt fait de fournir les contre-exemples nécessaires à battre en brèche une telle affirmation : ces exemples vaudraient, pour autant qu’ils seront à leur tour contredits par d’autres, et c’est l’ensemble qui donne une image fidèle du profil expressif mendelssohnien. Mais surtout, cette rigueur est largement à mettre en regard de la celle des jugements que Wittgenstein portait sur ses propres capacités intellectuelles, celui où dans le même cahier de 1940 il compare à une « plante de serre » où « manque la vie sauvage » alors qu’il évoque sa maison((Ibid..)), sorte d’autoportrait architectural révélateur de la sûreté de ses « bonnes manières((Ibid., p. 82.)) » (un mélange d’amabilité, d’excellence d’éducation et de goût, qui correspond tout à fait à une image commune de la musique de Mendelssohn). Ou comme celui où il se prétendait incapable de toute idée vraiment originale, se prétendant « simplement reproductif dans [sa] pensée », tout en affirmant qu'il « est typique de l'esprit juif de comprendre l'oeuvre d'un autre mieux  que celui-ci ne le fait lui-même.((Ibid., p. 74.)) »

C’est qu’en creux, le maniement par une telle individualité de ce cliché, de cette manière, dit plus et mieux qu’une banale haine de soi – qui est aussi un cliché, et pas des plus intéressants : il dit quelque chose d'un rapport à la tradition esthétique. En réalité, le lieu commun dessine par exagération du contraste la distinction entre deux aspects, deux pôles de la représentation des hautes traditions artistiques et culturelles germaniques, tels qu’on les trouve mise en scène dans la littérature de Keller et Stifter, dans la philosophie de Nietzsche, ou encore dans le livret des Maîtres Chanteurs de Nuremberg (que Wittgenstein connaissait par coeur). L’un est le pôle mystique du démiurge créateur soumettant le langage au style – le sien, qui devient le style, celui de toute une époque, celui qui s’insinue dans la vie même. L’autre est le pôle, tout aussi nécessaire, de l’artisanat, dont la dimension mimétique est incontournable, mais ne se laisse pas réduire à l’imitation du petit maître : et sans le talent duquel l’inscription du style dans la vie ne serait pas possible. Il est tout à fait injuste d’assigner à Mendelssohn ce rôle, mais cette injustice met pourtant en évidence une qualité essentielle de sa musique : la sûreté absolue du goût et, mieux, la clarté sans pareille du geste expressif, au point qu'elle paraisse se contenter d'elle-même, de même que la contemplation apaisée des idées intéressait davantage Wittgenstein que l'échafaudage des problèmes philosophiques, et que cet idéal devait, de son propre aveu, passer par un certain travail sur le style d'écriture.

Ces pôles relevant d’une nécessaire mythologie, ils n’ont aucune vocation à servir de catégories aux grands compositeurs. Ils décrivent ensemble un idéal de communauté, un ethos culturel, pas ds individus. Chez Mendelssohn et Brahms, à coup sûr (plus que pour Schumann et Wagner), les deux pôles ont leur force d'attraction. On en arrive à réaliser avec le cas de Mendelssohn que les bonnes manières, la qualité d’intériorisation et de reproduction du style, et au fond l’excès de facilité (dû au talent comme aux conditions) sont paradoxalement ce qui a permis une percée vers un style absolument propre,  et par lui une faculté propre d’exprimer et de signifier, qui ouvre à l’interprétation un espace nouveau : en particulier, un espace où les sentiments sacrés et profanes, la quotidienneté et la grandeur, la violence et l’élégance entretiennent des proximités d’un genre singulier, aussi troublant qu’il conduit à les laisser comme on les a trouvées, sans résolution d’un conflit — qui s’est refusé (« Paix dans les pensées. ((((Ibid., p. 106.))», est l’idéal exprimé par Wittgenstein). Charles Rosen a souligné ce fait singulier, que Mendelssohn fut le seul grand compositeur de l’ère classico-romantique à avoir composé des développements s’achevant non sur une augmentation de l'intensité perçue, mais sur une diminution, voire une extinction de celle-ci((Voir notamment C. Rosen, Sonata Forms, New York, Norton, 1988, p. 364, où la meilleure postérité que Rosen trouve à cette singularité stylistique de Mendelssohn est trouvée dans la fin épuisée du développement de l'allegro de la 4e Symphonie de Brahms.)) – une autre manière de saisir et de sentir la tension de structure –, ce qui est d'ailleurs le cas dans le concerto en sol mineur. Ce sont, ça et là, peut-être les véritables analogies et reflets, bien mieux valorisants pour chacun, entre le compositeur et le philosophe qui notait aussi : « Pour atteindre à la profondeur, il n'est pas nécessaire de voyager loin. Et même, il n'est pas nécessaire de quitter son environnement le plus proche et le plus habituel.((L. Wittgenstein, op. cit., p. 114.))»

Martin Helmchen est certainement un pianiste aux bonnes manières, de ceux que la critique, le management et le marketing musicaux rangent sans difficulté dans les catégories suivantes : 1:) Pianiste cultivé et sensible jouant le grand répertoire germanique, 2:) Pianiste musicien (c’est-à-dire pas briseur d’ivoire, pas virtuose tapageur), doté de bon goût. En général, ces pianistes sont français ou allemands, et sont assez souvent extrêmement mauvais. Mais l’inintérêt de ces clichés est surtout qu’ils ne disent rien de la qualité instrumentale déployée, sinon, parfois, par une sorte d’ellipse suspecte. Helmchen se distingue d’un certain nombre de ses collègues identiquement étiquetés par son absence de didactisme comme de pédanterie, une qualité qui devient rare chez les musiciens considérés comme sensibles et intelligents – attributs nécessitant apparemment un genre de mise en scène appuyée. Et cela peut bien s’expliquer par le fait qu’il joue mieux du piano, ce qui est d’ailleurs en général la meilleure explication. On a avec lui des fortunes diverses selon les répertoires, mais quand son jeu de piano tient le choc et la distance, son intransigeance et la densité de sa compréhension produisent de belles choses, notamment en musique de chambre — souvenirs de beaux partenariats avec Julia Fischer et Marie-Elisabeth Hecker. 

Ses apparitions solistes n’avaient pas nécessairement produit une si bonne impression, mais celle-ci le donne à voir sous son presque meilleur jour. Presque, car il est des traits dans ce concerto qui mettent à mal son équilibre et sa maîtrise du son : en particulier, ceux d’octaves du début, et certains du finale. La sonorité zinguée de l’exposé laisse présager d’un mauvais moment à passer, entre brume harmonique et flou rythmique. Les premières gammes à l'octave roulent mais manquent de puissance. Mais par la suite, les choses s’arrangent très nettement. C’est que si les déplacements et successions d’accords montrent les limites de ce jeu, les grands traits d’arpèges ou de doubles gammes en sixtes du développement lui vont en revanche comme un gant. Pareille dichotomie dénote souvent un piano mitraillette, fruste et grossier, mais c’est tout le contraire avec Helmchen : plus la ligne se fait véloce, ornementée, volubile, plus il est à l’aise, et plus l’espace s’ouvre pour le chant. Et son piano, bien que manquant de poids naturel, sait à l’occasion se faire chantant dans le jeu orchestral, comme sur la délicate transition en accords menant au thème majeur, que Helmchen joue bien sûr sans affectation inutile, mais avec une agréable souplesse d’élocution. Son andante surprend presque par la densité qu’il met à l’accompagnement des ultimes ressassements du thème aux cordes (une partie de piano rarement écoutée avec attention alors qu’elle le mérite). Son finale ne manque pas de panache, et souffre moins de problèmes de stabilité sonore que le premier mouvement. Le ton est d’une justesse remarquable, versatile sans être décousu, torrentiel sans jamais paraître creux. 

Martin Helmchen

Mais si le piano qui nous est proposé est d’une tenue appréciable, c’est encore l’orchestre et le chef qui nous proposent la plus belle part, celle qui rend ici justice à toute la noblesse du texte. Comme dans le Concerto pour violoncelle de Schumann avec Soltani et Dohnanyi, l’OP démontre un autre aspect important de sa progression, en proposant un même standard de qualité sur l’ensemble d’un programme (on se souvient de nombreux concerts de l’ère Järvi où la symphonie était bonne, voire excellente et le concerto, piteux orchestralement). Blomstedt accomplit un admirable travail sur l’incarnation sonore, qui fait entendre un authentique Mendelssohn Klang, art du frémissement organique et du rebond perpétuel, où les enjeux de texture et de rythme semblent se confondre. On retient de cette leçon de style la manifestation d’une force, d’une nécessité vitale rarement associée, à tort, à cette musique. La continuité de culture sonore entre chefs ayant exercé à Leipzig est d’ailleurs évidente ici, de Masur à Blomstedt. Signes saillants, la verdeur d'intervention des bois dans le I, la franchise presque rugueuse de la texture et du phrasé sur chaque lancement du motif de l’andante, sortant largement altos et violoncelles de leur confort élémentaire, l’animation de l’harmonie en émergence du rythme par-dessous le tapis de cordes à l’introduction du finale, et une superbe coda. Et aussi, même si l’on aurait aimé voir le piano créer davantage de drame ici, les extraordinaires ponctuations en tutti dans la reprise mineure du second thème de l’allegro, qui sont un de ces moments fugitifs et obsédants où le fonds de bestialité de Mendelssohn apparaît.

Helmchen laisse une impression encore plus valorisante dans son rappel, choix des plus réjouissants : une des plus belles et des plus rares romances (songeons qu’elle ne figure que dans les quelques intégrales des Lieder ohne Worte), l’opus 30 n°1. Helmchen y prend son temps, trouve un équilibre assez idéal, et attentif à l’acoustique, entre fondu de pédale et clarté des tierces portées, et trouve surtout un ton accordé avec la nature à la fois grave et informelle de cette musique. Dans la partie centrale, dont la reprise est judicieusement observée, se déploie le climat si personnel de sentimentalité intensément pudique, et ainsi presque pieuse. Constantin von Sternberg, dans sa préface à son édition des Romances((New York : G. Schirmer, 1915.)), est allé jusqu’à parler de leur « chasteté d’idée ». Peu de pièces du cycle illustrent aussi parfaitement cette appréciation, et l’on doit une grande reconnaissance à ce pianiste (le seul peut-être à défendre cette musique à un niveau qui en soit digne aujourd'hui) de donner une chance, deux soirs, à près de cinq mille auditeurs, d’en ressentir l’à‑propos. Rosen a observé que notre difficulté à apprécier sans réserves l’oeuvre de Mendelssohn est liée à l’évolution contemporaine de notre sensibilité esthétique, qui aspire tant à la complexité (ou alors à la trivialité) qu'elle ne peut qu'être troublée par cette aspiration à une clarté n'ayant que sa propre valeur, sa propre satisfaction en vue. Ainsi note-t-il sur les Romances sans paroles : « Si nous savions aujourd’hui nous contenter d’une beauté simple, qui ne nous questionne ni ne nous surprenne, ces courts morceaux retrouveraient leur place dans le répertoire des concerts. Car ils séduisent sans provoquer ni étonner. Il n’est pas vrai qu’ils soient insipides, mais ils pourraient l’être aussi bien.((C. Rosen, La Génération romantique, Paris, Gallimard, 2002, p. 728.)) » La paix dans les pensées et les sentiments n’est pas un idéal de notre monde, mais il demeure permis d’y aspirer ; et même d’y goûter quand la rare opportunité se présente.

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).

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