Notre découverte du Dover Quartet remonte à mars 2012, lorsqu’ils étaient en lice au concours international de Londres, échouant aux portes de la finale malgré un très abouti et puissant quatuor en la mineur de Beethoven. Parmi la douzaine de jeunes quatuors qui y étaient en lice, ils paraissaient les plus prometteurs, aux côtés notamment des Meccore et des Tesla. Un an plus tard, ils étaient consacrés par le premier prix du Banff, avec notamment un exemplaire quatuor en la mineur, cette fois de Brahms, que l’on peut toujours visionner aujourd’hui. Ce qui séduisait de prime abord chez cette formation, issue du Curtis Institute, était une dimension orchestrale non fondée sur la seule émulation d’intensité, mais sur un véritable travail sur le son à l’état fondamental, sur le grain, et à partir de là, sur l’accent des oeuvres. La personnalité du primarius Joel Link, violoniste puissant et félin, au tempérament de soliste bien affirmé, mais sans la dimension individualiste propre à fragiliser l’économie générale d’un quatuor : son engagement très sûr techniquement vise toujours à une la rectitude de phrasé, et à une simplicité de bon aloi, se transmettant à ses partenaires. Comme la plupart des quatuors américains, surtout de moins de quarante ans, les Dover jouent fort, mais ne font pas, ou moins que d’autres, partie de ceux qui peuvent vous donner mal à la tête au bout d’une demi-heure (ou de cinq minutes).
Le classicisme leur convient bien, car il y font valoir une robustesse sans surinvestissement du matériau : la dimension rythmique y est flattée de la meilleure façon, pour la carrure et non pour les saccades. Sans chercher vraiment à développer un jeu mixte, à la croisée des traditions romantiques et baroques (comme y excellent les Chiaroscuro ou les Casals), leur Mozart conserve un dramatisme conventionnel, produit de sa postérité, tout en étant remarquablement aéré polyphoniquement, et rigoureux dans le minimalisme du vibrato. Dans l’Adagio et fugue, dont la popularité tant chez les quatuors que chez les orchestres semble avoir décru ces dernières décennies, le compromis est convaincant et n’a rien d’une mollesse. Les Dover trouvent immédiatement la franchise de ton et de sonorité propres à imposer un climat fort, et à assurer la cohérence du diptyque. Vitaminés sans hystérie, leurs archets se distinguent surtout par une rudesse presque primitive, tout à fait recevable dans la mesure où l’intonation est sans reproche, et surtout, le cadre rythmique d’une grande force. La dimension académique, et, précisément, primitive de l’œuvre, qu’il s’agisse du profil motivique de la fugue ou de ses chromatismes, y prend une valeur positive. Bien que privé de son altiste habituelle (dont le remplaçant ne détonne en rien), les Dover démontrent ici une de leurs qualités maîtresses : la domination des textes par une approche fondée sur une énergie structurée autour de choix simples et lisibles. Il n’y a pas de place pour l’extravagance, ni, pourrait-on dire, pour une recherche vraiment personnelle. Mais il est encore un peu tôt pour savoir si une dimension plus singulière ne pourrait faire sortir cette formation du lot, si concurrentiel, des jeunes quatuors américains.
Dans l’écriture foisonnante (encore qu’on soit loin de Haas ou de Zemlinsky) du postromantisme le plus tardif, on voit mieux la marge de progression qu’ont des musiciens aussi fiables instrumentalement. Si le 3e d’Ullmann est une page que l’on est ravi d’entendre jouée à ce niveau (et que les Dover ont enregistré, aux côtés notamment du plus rare encore, et remarquable Simon Laks), on peut néanmoins trouver que l’interprétation ne parvient pas entièrement à l’installer dans l’intimité élégiaque qui convient non seulement à son matériau, mais sans doute à sa forme cyclique et close. Il n’est pas fait abus d’expressionnisme ici, mais fait défaut la demi-teinte, et au fond la dimension de détente si peu accessible, et pourtant nécessaire dans ce répertoire – celle-là même dont on vantait le prix cette année au sujet du Quatuor Arod. Instaurer la dimension de lointains, de quant à soi, n’est pas évident dans l’amphithéâtre de la Cité, on l’a vérifié de nombreuses fois (y compris avec les Arod, d’ailleurs, qui cependant s’en dépêtraient mieux, précisément dans le 2e de Zemlinsky). Il demeure que cette partition poignante gagnerait à être entendue plus souvent, car son idée récurrente (simple balancement harmonique déterminant efficacement le climat dans lequel se déploie la toile motivique) a la force de simplicité qui peut ancrer l'aura d'une œuvre dans le répertoire.
Dans le Serioso, les Dover renouent avec leurs bases on ne peut plus sérieuses, qui leur permettent, par le souci constant d’efficacité et de clarté structurelle, de réussir la plupart des transitions piégeuses de l’oeuvre. Leur lecture se distingue par la cohérence des choix de tempos (tous rapides), qui ne conduit pas à un survitaminage pénible de la partition (sinon, toutefois, un peu dans le développement conclusif du premier mouvement). L’économie d’effets du II séduit, et l’on y retrouve le jeune quatuor surdoué de 2012, capable de créer de la tension avec peu de choses (notamment le violoncelle particulièrement subtil de Camden Shaw, celui des quatre membres qui tranche le plus avec l’esthétique à grosse cylindrée de tant de formations sorties du Curtis ou de la Juillard). Le III est rarement convaincant joué si vite, mais parvient au meilleur équilibre dramatique possible sous cette contrainte, en n’accentuant qu’au strict nécessaire, et en faisant surtout valoir une échelle dynamique ample et maitrisée. Le Larghetto, jouée dans une urgence inhabituelle et appuyant le contraste initial, est peut-être le choix interprétatif le plus audacieux et convaincant, par l’excellence de son éclairage polyphonique et sa cohérence expressive : la coda ne manque que d’un peu d’immatérialité, d’aérien dans le profil sonore, ce qui est à peu près irréalisable dans ces conditions acoustiques. Il faut espérer qu’à la prochaine Biennale, les Dover auront enfin les honneurs de la grande salle.
La formation actuelle du Quatuor Borodine vit sa dixième saison, le dernier membre historique, Abramenkov, ayant tiré sa révérence en 2011. Cependant, – et c’est essentiellement ce qui constitue la force de continuité de l’ensemble – c’est depuis 1996 que le quatuor est renouvelé de moitié, avec l’arrivée d’Aharonian et Naidin, Balshin ayant pour sa part succédé au légendaire Berlinsky en 2007. Sur le plan du vécu commun, les Borodine actuels en sont donc au cœur de la maturation habituelle d’un grand quatuor, tout en portant le poids d’héritage d’une institution de la vie musicale mondiale, vieille 75 ans. La controverse de légitimité, ou même de cohérence quant à la transmission du nom n’a pas lieu d’être, en tout cas moins que pour n’importe quelle formation de plus de cinquante ans ayant changé tout son personnel. Ce qui constituerait un sujet plus pertinent de débat est à situer sur le plan de la continuité stylistique d’interprétation. A l’heure possible d’un bilan des Borodine « XXI », il n'est pas inintéressant de se demander si les successeurs ont changé le regard que nous portons sur leur cœur de répertoire (ou delà), et sur ce que leur propre institution interprétative représente, ou bien, s’ils ont simplement approfondi l’existant.
Le présent programme encourage d’ailleurs cette réflexion, tant il compose une synthèse de repères élémentaires du répertoire des Borodine, déjà largement présentés au public parisien depuis une grosse décennie : le massif signature (Chostakovitch, dont ils ont joué le 13e Quatuor en 2008, les 3e, 4e, 7e, 11e et 12e en 2011, le 8e en 2015, le 15e en 2018, année de publication d’une seconde intégrale par Decca, ainsi que le Quintette en 2013), le massif universel (Beethoven, dont l’intégrale n’a été enregistrée qu’une fois par les Borodine, dans la formation intermédiaire du tournant du siècle, avec Aharonian et Berlinsky, deux extraordinaires Razoumovsky ayant été donnés à la Biennale 2012, pour la dernière saison d’Abramenkov au second violon) ; et bien sûr « le » Borodine, réenregistré pour le soixantième anniversaire, pour le premier disque avec Balshin au violoncelle, – passage de témoin s’il en est – et également joué à la Cité en 2016.
Commençons par ce dernier. Proposé en conclusion de concert, il donnait à entendre ce coup de génie d’un compositeur presque amateur dans sa singularité la plus forte : celle par quoi l’aspect conventionnel du langage est contrebalancé par un usage libre de la technique d’écriture, qui obéit davantage au style de la sérénade pour cordes qu’à celui du quatuor académique, même slavisé. Et ici, de façon plus nette qu’en 2016, la tendance de Balshin à rester sur son quant à soi se transfigure en une primature bis qui est naturellement induite par le texte. Et pourtant, ce merveilleux violoncelliste ne paraît forcer sa nature pour autant. Sa manière de prendre la parole et d’asseoir la conduite est profondément différente de celles de ses plus éminents collègues, en ce qu’elle ne repose jamais, ou si imperceptiblement, sur une augmentation de l’intensité dynamique ou du vibrato. Au plus passe-t-elle par une une subtile extraversion du phrasé, une concession à la versatilité. Mais ce sont les autres qui créent l’espace qui rend celle-ci tangible et appréciable, en déployant cet art unique de la raréfaction. Quatuor anti-symphonique, toujours roi dans une partition à bien des égards symphoniques : c’est que l’espace nécessaire à la dimension concertante, au profil général d’un lyrisme ample, est ici le produit non de l’élargissement de la scène sonore, mais de l’économie rigoureuse de l’occupation de celle-ci. Et l’on réalise alors que le discret violoncelle de Balshin, à l’humilité de ton bourrue, d’ordinaire si laconique, est ici étonnamment proche de la volubilité féline et aristocrate qui faisait la signature de Berlinsky.
Certes, c’est plutôt l’exception qui confirme la règle. Et l’on peut mettre cette façon de renouer avec le passé sur le compte du relatif déclin du violon d’Aharonian, encore que ce n’est pas dans le quatuor en ré majeur que celui-ci se manifeste le plus. La petite bulle dans laquelle sa ligne expressive si ténue peut être entendue existe toujours, mais le violoncelle est désormais autorisé à en sortir. Le renversement de perspective des duettos des mouvements impairs est relatif, et le fait d’entendre les réénonciations mélodiques du premier violon comme échos plutôt que comme renforcement ou répétition n’altère pas l’équilibre de structure, mais seulement le caractère affectif, le climat général : l’atténuation du lyrisme de premier degré teinte le matériau d’un splendide pudeur amère. Le Notturno présente à cet égard un équilibre concertant unique, nettement organisé autour d’un violoncelle qui n’a pourtant rien d’extérieur dans le ton, et présentant les épisodes d’animation de la cantilène, avec leurs imitations en doubles croches, dans un un dépouillement qui n’a rien de morbide : paradoxalement, cette manière réinscrit le texte dans la tradition qui le précède, l’idéal historique dont il fait partie, celui d’un art désintéressé parce que privé, ou plus exactement discret. L’exploit est ici de réussir chaque transition du climat concertant vers celui d’une idéalisation du quatuor, avec un naturel parfait.
Ce sont logiquement ces vertus que l’on retrouve dans un Beethoven encore plus (si c’était possible) débarrassé d’effets de scène que les opus 59 d’il y a huit ans. Ici, l’affaiblissement sonore et de la fiabilité de main gauche d’Aharonian, pour la première fois sans doute, représente une ombre au tableau, encore que cela ne concerne vraiment que les traits rapides du troisième mouvement. Mais une ombre presque effacée par le résultat passionnant de la mise au premier plan de Balshin, dont l’efficacité à asseoir le rythme et l’harmonie est d’habitude inversement proportionnelle à la tendance à l’extraversion. La discrétion dynamique d’Aharonian ne remet pas en cause cette fonction instransmissible, mais déplace bien entendu l’équilibre polyphonique et modifie l’éclairage du texte. Il est permis de trouver que l’équilibre formel est davantage compromis ici que dans Borodine, dans la mesure où celui-ci reste dépendant d’un reliquat de style haydnien, où l’intelligibilité du matériau est inséparable de l’autorité du primarius. Mais l’autorité, au moins dans les deux premiers mouvements, est ici sauve. On ne perd pas grand chose sur ce plan, et on gagne une dimension lyrique supplémentaire avec l’espace laissé libre à l’individualisation d’une autre voix. Dans l’exposition de l’adagio, où, à l’inverse du notturno, le violoncelle réénonce, mais partiellement, le thème présenté au violon, l’effet est cette fois celui d’un rapprochement, presque angoissant, d’une voix d’abord entendue dans les lointains. Deux pages plus loin, quand revient le thème, la subtile modification du texte (le second violon se détachant de l’ostinato pour ajouter un motif d’accompagnement) est comme rarement mise en valeur, Naidin et Balshin faisant cette fois entendre l’ostinato avec une expressivité mélodique, de sorte qu’à l’entrée du vrai thème, toujours joué comme réminiscence par Aharonian, l’équilibre est celui d’un contrepoint à trois voix égales, particulièrement inquiétant. L’asentimentalité déjà assumée et cohérente des Beethoven gravés durant la phase transitoire du quatuor s’est décanté en quelque chose de plus singulier encore, qui paraît manier conjointement deux plans interprétatifs : celui d’un classicisme encore plus strict, aux équilibres expressifs et dynamiques d’une grande modération, et par-dessous, une dimension allusive et secrète, voire de réclusion, faisant miroiter sans les exhiber les visées expérimentales de l’écriture.
L’asentimentalité a de toute évidence une signification différente, et plus subtile dans le Chostakovitch des Borodine sous primature Aharonian. Et c’est au fond dans ce répertoire que la distinction d’identité entre les Borodine XX et XXI peut sembler la plus nette. La description affective, ou de profil expressif que l’on peut en faire varie peu : une forme de dureté stoïque, commune à l’enjeu de poser chaque quatuor sur des rails sur lesquels le texte se déroule à la manière d’une inexorable mécanique, mue par une nécessité obsessionnelle d'un enchaînement logique presque primitive, minorant ou neutralisant des traits potentiels des partitions (l’expressionnisme, le pré-minimalisme). Et qui, sur le plan historique, ancre le corpus dans la même dynamique que celle de l’institution de Tchaikovsky comme conquête russe de la musique pure : c’est un cas évident de détermination du sens d’un répertoire par son devenir interprétatif, alors même que des résistances, au moins des frottements s’y sont opposés (des procès répétés de Tchaikovsky en sentimentalisme ou narrativité à l’intempestivité historico-stylistique objective de Chostakovitch). Tout ceci est resté vrai et atteste d'une continuité véritablement institutionnelle des Borodine.
Ce qui a été sans doute été prolongé, voire altéré par radicalisation avec la génération Aharonian, c’est l’intimisme de l’abstraction. L’économie de pathos coïncide maintenant avec celle des données matérielles, objectives, – phrasé, dynamique, accent –, si bien que celles-ci sont comme passées du format de concert à celui du salon. Cette musique trouve ainsi un chemin inattendu vers la certaine froideur (spirituelle) idéale du modernisme viennois, c’est-à-dire vers une position éthique à l’égard de l’ornement et de l’authenticité stylistique (aussi bien sur un plan factuel que, disons, métaphorique). C’est à un niveau plus profond de la perception que se découvre les effets d’une mutation directement inspirée par la personnalité d’Aharonian. Le propre du minimalisme du phrasé est qu’il est plus expressif que l’inexpressif voulu, qu’il s’en distingue par un tour plus subtil, une forme de distance qui ne laisse pas réduire à l’ironie (et semble inscrite dans le style d’écriture lui-même) : il n’exhibe pas un sérieux ou une froideur qui s’exprimeraient eux-mêmes, seraient leurs propres sujets expressifs, car alors l’effort pour affirmer une musique absolument pure serait compromis. Ainsi, dans l’exposé de l’allegretto final, le violon seul d’Aharonian, comme par exemple dans l’étude du 11e Quatuor, propose un trait si fin et apparemment insensible, que l’arrivée de la blanche pédale de quinte à vide suffit à caractériser un calando inaudible dans le phrasé, mais dont l’absence le rend d’autant plus sensible : c’est un cas exemplaire de forçage de la sensibilité de l’auditeur, enjoint de saisir par lui-même l’expressivité du texte. On peut en dire autant, en retournant cette logique, des extraordinaires cordes à vide de Balshin, qui créent par elles-mêmes une qualité supérieure d’écoute de ses partenaires comme de l’auditoire. On sous-estime combien un certain type de neutralité interprétative, sédimentée, fermentée, peut révéler la chose la mieux cachée de l’écriture si transparente de Chostakovitch : que rien n’y est caché. Ce qui signe, en dernière instance, les Borodine XXI, tout particulièrement dans Chostakovitch, est quelque chose de semblable au piano de Koroliov : une tension toute intérieure, nichée dans l’extrême clarté qui jaillit de l’inexpressivité de surface.