Anton Rubinstein (1829 – 1894)
Le Démon

Opéra fantastique en trois actes avec prologue (1875)
Livret d’A.N. Maïkov et P.A Viskatov, d’après Lermontov

Direction musicale : Paul Daniel
Mise en scène : Dmitry Bertman
Décors et costumes : Hartmut Schörghofer
Lumières : Thomas C. Hase
Vidéo : fettFilm (Momme Hinrichs et Torge Möller)
Chorégraphie : Edwald Smirnoff

Le Démon : Aleksei Isaev
Tamara : Evgenia Muraveva
Le Prince Sinodal : Alexey Dolgov
L’Âne : Ray Chenez
Le Prince Goudal : Alexandros Stavrakakis
La Nourrice : Svetlana Lifar
Le Serviteur : Luc Bertin-Hugault
Le Messager : Paul Gaugler

Chœurs de l’Opéra national de Bordeaux et de l’Opéra de Limoges
Orchestre national Bordeaux Aquitaine

Coproduction Opéra National de Bordeaux, Gran Teatre del Liceu, Helikon-Opera de Moscou, Staatstheater Nürnberg

Bordeaux, Opéra National de Bordeaux-Aquitaine, Grand Théâtre de Bordeaux, mercredi 29 janvier 2020

La première fois que j’ai assisté à une représentation du Démon, c’était le 13 janvier 1875, au Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg. Exilé en France depuis, avec quelques décennies de plus, les occasions d’entendre cet opéra d’Anton Rubinstein ont été rares. À peine, me souffla un sémillant confrère de 82 ans, si l’on se souvient des grandes eaux du festival de Bregenz (1997) ou d’une représentation au Châtelet, en 2003, sous la baguette de Valéry Gergiev, mise en scène de Lev Dodin. Un centenaire juvénile me souffla que la création française remonte à 1911, au théâtre Sarah Bernhardt – aujourd’hui Théâtre de la Ville, en face donc. Ce Démon est, dit-on, familier du répertoire russe : force est de constater qu’il se contente ailleurs d’apparitions fantomatiques.
Sa venue à Bordeaux tenait donc de l’événement.

Le démon (Aleksei Isaev) et Tamara (Evgenia Muraveva)

Dans le monde de l’opéra, la rareté produit deux effets : blasés par essence, les critiques se déplacent en masse, assoiffés de connaissance et de coupes de champagne gratuites, tandis que le public, par réflexe grégaire, se sent tenu d’applaudir de temps à autre mais, ignorant tout de l’œuvre, bat des mains un peu n’importe quand, couvrant l’orchestre ou les chanteurs de manière intempestive. On lui pardonne, car c’est le public.

L’attente était grande. Il en résulta une semi-déception car l’œuvre pèche par son livret. Inspiré d’un « conte oriental » de Mikhaïl Lermontov, il est parfois abscons, souvent longuet, sulpicien à l’occasion : le dernier acte est truffé de bondieuseries. Malgré son caractère vaudevillesque, l’intrigue est davantage contemplative que rocambolesque. Chassé du Paradis, maudit, semant mort et désolation, un Démon refuse de se rependre. Sa route croise celle de Tamara, fille du prince Goudal, appelée à épouser le prince Sinodal. La voix du Démon ensorcelle la jeune femme autant qu’elle l’angoisse. Le prince Sinodal meurt dans une embuscade, après que le Démon l’a menacé ; en linguistique, une telle prédiction relève de la fonction performative. Partagée entre le deuil et la voix mystérieuse, Tamara file au couvent. Dans sa cellule, le Démon lui apparaît. Son Amour, assure-t-il, peut le Sauver. Elle résiste un peu, succombe, meurt, les cloches sonnent.

Le démon (Aleksei Isaev) et Tamara (Evgenia Muraveva)

Manquent ici le ressort dramatique, la tension d’un Fliegende Holländer ou d’un Tannhäuser, qui flirtent également avec la rédemption. Rien de satanique dans ce Démon, davantage égaré que maléfique, subissant le sort contraire de devoir séduire une terrienne pour obtenir la paix – on l’aimerait cynique ou héroïque. A ce titre, que le duo final s’orne d’un baiser vampirique façon Max Schreck ou Christopher Lee semble ici un contre-sens : Dracula opère une transmission, ou contamination, et se moque bien de la rédemption.

Anton Rubinstein était un pianiste virtuose. Sa musique est emplie de splendeurs mais souvent celles-ci manquent de vigueur. Quoique profondément russe, dans un mode tchaïkovskien davantage que Groupe des Cinq, la partition du Démon s’orne de quelques références wagnériennes qui font dresser l’oreille. Oreille séduite mais rarement enthousiaste. Ici, tout est beau, mais rien n’est inoubliable, même si quelques airs ont connu régulièrement les honneurs d’un Chaliapine.

Le dispositif scénique de Hartmut Schörghofer

Reste la scène. Venue du Liceu et de l’Helikon-Opera de Moscou, cette production se caractérise d’abord par l’étrange beauté de son décor, caverne tapissée de planches vernissées, semblables au pont d’un navire de luxe, voire à un moteur de fusée spatiale. Mais il figure plutôt un œil dont l’iris est une sphère mouvante, qui s’orne de vidéos plus ou moins parlantes. Ici un globe terrestre, là un vitrail, plus tard les noms d’hommes morts au combat, finalement des visages grimaçant d’asphyxie derrière un tissu – et cet étouffement sera la seule image véritablement démoniaque de cette scénographie. Huit hublots ornent le sommet de cet « œil » : ils resteront inexploités, simple rappel symbolique du chiffre rattaché à l’infini – ou aux promesses paradisiaques du huitième jour. Se jouant de dialogues parfois languissants, la mise en scène s’attache à marquer l’action en tableaux remarquablement figurés (la crevasse, le château, le couvent…) où se presse une foule souvent impressionnante (notamment en raison du doublement du chœur de Bordeaux avec celui de Limoges), contraignant de fait les chanteurs à évoluer de manière quelque peu engoncée dans ce décor parfois étroit. C’est le plus souvent réussi même si quelques maladresses surgissent. Certains tentent de faire quelques pas pour gravir ces murs incurvés, d’autres s’y appuient, ce qui est plus sage. On devrait passer sous silence la glissade quelque peu ridicule des amants le long d’un des côtés façon tobogan, « dans l’extase de la pensée et du rêve immortel ». L’amour rend aveugle.

Souffrant, Nicolas Cavallier n’a pu assurer le rôle-titre le soir de la première, remplacé a pied levé, ou plutôt d’arrache-pied, par Aleksei Isaev, arrivé la veille. Il avait chanté le Démon en 2016 à l’Helikon et sa connaissance du rôle lui permet de se glisser aisément dans la production. A peine si l’on relève un ou deux décalages avec l’orchestre : la performance est notable. Large, profonde, moirée, la voix s’épanouit peu à peu, après une première parte où le baryton russe semble chercher ses marques ou s’économiser, pour donner enfin sa pleine puissance. Affichant une raideur accablée, il promène son ennui et sa désolation sur le plateau, sans jamais croire vraiment à sa rédemption. Ce détachement lucide donne au personnage une fatalité bienvenue. Evgenia Muraveva propose une Tamara fragile et réservée, avec une gestuelle et des regards qui évoquent avec retenue les héroïnes du cinéma muet, ce qui n’a rien de désobligeant. Elle s’acquitte consciencieusement d’une roulade. Son Démon s’offre à elle de manière christique : jambes serrées et bras écartés. Néanmoins, elle le chevauche courageusement, s’offrant à son génie du mal en toute candeur. Un regret : la voix manque d’ampleur et l’intensité s’en ressent, malgré la beauté du timbre. Cette héroïne reste, d’une certaine manière, désincarnée, échouant à s’extraire d’un texte trop peu charnel. Alexey Dolgov est un prince Sinodal de belle tenue, servi par un timbre métallique, qui renforce son caractère héroïque, et fait regretter la brièveté du rôle. Posture hiératique, noble, empreinte d’humanité et voix chaude, emplie de profondes noirceurs, Alexandros Stavrakakis campe un excellent Goudal. Double radieux du Démon (leurs costumes s’opposent façon Yin et Yang), L’Ange est curieusement confié à un contre-ténor – la distribution initiale prévoyait une mezzo. Ray Chenez s’emploie à traduire la douceur et l’émotion d’un personnage, là encore, très éthéré, manquant pourtant de relief lorsqu’il s’agit de surmonter le défi orchestral.

A la tête de l’orchestre national de Bordeaux Aquitaine, Paul Daniel propose une lecture vigoureuse, aux attaques précises, déployant une superbe palette de couleurs, tout en restant profondément attentif au plateau. Il était temps de découvrir ce Démon. Peut-être faut-il se donner la peine de regarder aussi les autres productions lyriques de Rubinstein ? Il a écrit une quinzaine d’opéras…

Lumières de Thomas C. Hase

 

 

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