
Quelques jours après Salzbourg, j’ai voulu retrouver Klaus Mäkelä à Lucerne, avec son autre orchestre, l’Orchestre de Paris, et c’était un vrai plaisir de réentendre cette formation qui a été celle qui a éclairé ma jeunesse, avec notamment avec Barenboim, mais aussi avec de mémorables concerts de Giulini ou d’autres.
Bien m’en a pris, même si le programme était pour partie semblable à celui de Salzbourg, avec la même soliste.
Mais l’orchestre change, le lieu change, et donc bien des choses changent…

Sans revenir sur l’interprétation tout à fait extraordinaire de Lisa Batiashivili du concerto pour violon de Tchaïkovski, suivi du même bis « Gouttes d’eaux » de Sibelius avec Mäkelä au violoncelle en forme de petit clin d’œil. L’acoustique particulièrement somptueuse du KKL de Lucerne donne à l’orchestre une présence particulière, avec plus de relief, plus de présence, une manière plus concernée de prolonger et soutenir les parties solistes, sans apparaître seulement un accompagnateur, assez fade comme c’était le cas à Salzbourg avec l’Oslo Philharmonic. Ainsi la violoniste géorgienne propose de nouveau cette lecture variée, sonore, dynamique et pleine de couleurs, avec son extraordinaire virtuosité. Tout en gardant ce souci net d’accompagner la soliste, on note une virtuosité plus marquée aussi pour l’Orchestre de Paris, très engagé, avec un son plein, plus présent que l’Oslo Philharmonic à Salzbourg dont la qualité nous était apparue assez décevante. Il en résulte un concerto plus vif, un poil plus dramatique et bien plus spectaculaire. Avec une vraie présence de l’orchestre. Oui, les choses ont changé depuis Salzbourg, même si du point du discours et du dialogue avec la soliste on aimerait plus qu’une « présence ».

Notons par incidence que Lisa Batiashvili était habillée aux couleurs de l’Ukraine, ce qui donnait une note de « solidarité politique » vu que la Georgie est un pays lui aussi sous la menace de la Russie, mais en même temps – c’est au moins ainsi que je l’ai lu, montrait que l’art transcende les vicissitudes du monde, puisqu’on jouait le plus populaire des musiciens russes, Tchaïkovski, qu’au début de la guerre en Ukraine certains imbéciles voulaient interdire dans les théâtres ou salles de concert.

La Symphonie Fantastique de Berlioz est un tel marronnier des programmes musicaux, qu’un spectateur peut attendre patiemment et vaguement blasé l’exécution de cette œuvre. Il s’agit donc et pour l’Orchestre de Paris, dont elle fait partie de l’ADN comme elle fait partie de l’ADN de tout orchestre français, et pour son chef Klaus Mâkelä, de « rompre l’accoutumance » et de montrer qu’on peut encore casser la baraque avec ce Berlioz à la fois si populaire et si rebattu. Il s’agit aussi pour Mäkelä de se profiler sur ce répertoire, alors qu’il a enregistré L’Oiseau de Feu et Le Sacre du Printemps de Stravinski chez Decca avec l’Orchestre de Paris et Sibelius avec l’Oslo Philharmonic, et donc un répertoire assez éloigné et différent.
D’abord, on est frappé par le rapport particulièrement étroit qui s’est tissé avec l’Orchestre de Paris. On sait que Mäkelä est très aimé des orchestres qu’il dirige, il n’a pas cette manière de s’imposer par l’autorité d’un coup de menton, mais à la fois par une certaine gentillesse souriante, une sympathie immédiate, qui ne suffirait évidemment pas s’il n’était pas doué, les orchestres français n’ont pas la réputation d’être faciles et là il y a visiblement feeling. Un chef comme Abbado ne voulait plus diriger un orchestre français depuis son expérience à l’Opéra de Paris, même des années, voire des décennies après, même si son orchestre de Lucerne avait intégré des solistes français.
Que Mäkelä soit doué est évident, avec un geste sûr, précis, et une « concertation » exemplaire, c’est-à-dire une mise en œuvre de la partition, une distribution des volumes et des rythmes sans l’ombre d’un flottement, comme en témoigne le premier moment rêverie-passion qui installe la couleur d’ensemble, même si, on le sait, la Symphonie fantastique est un assemblage de différents moments qui font récit, mais qui ne sont pas forcément tissés entre eux. Chaque moment est donc autonome, et chaque moment est une ambiance. Dans ce premier moment, on entend une volonté de proposer une lecture claire et surtout efficace, soignant les effets d’une manière techniquement stupéfiante, avec un orchestre au sommet, des jeux dynamiques d’une grande virtuosité (c’est tout aussi vrai dans « Un Bal ») , c’est une extraordinaire vitrine.
Le jeu des bois solistes au début de « Aux champs » est vraiment exceptionnel, et d’autres moments sonnent de manière étonnante (final de la Marche au supplice…), mais justement c’est peut-être dans les deux derniers mouvements, plus sombres, plus inquiétants (Songe d’une nuit du Sabbat…) que se lisent mieux les contradictions d’une interprétation virtuosissime et particulièrement démonstrative et ses limites. Une fois encore derrière cette incontestable réussite sonore, derrière ce moment de superbe maîtrise orchestrale, derrière cette fête du signifiant, on ne voit pas vraiment de signifié. Comme si la forme superbe était encore une fois a seule substance, comme si la Symphonie Fantastique était seulement cela, alors que l’œuvre fait encore couler tant d’encre. Aucune ombre, aucune des ambiguïtés, pas d’inquiétude. Le Songe d’une nuit du Sabbat est mené presque – au moins semble-t-il- dans le souci exclusif de faire bondir le public à la fin sans à un seul moment essayer de le pénétrer intérieurement. Je pensais en l’écoutant à L’Apprenti sorcier de Paul Dukas utilisé par Disney dans Fantasia…
Alors on sort encore plus frustré que ce talent évident soit mis exclusivement au service de l’effet produit, de l’hic et nunc de l’entertainment. C’est incontestablement un grand plaisir de l’instant, peut-être est-ce ainsi qu’on compte (re) conquérir un plus large public pour le classique, un moment hyperspectaculaire, qui n’est peut-être pas tout à fait un moment musical.
Alors de nouveau, cette fois-ci avec un concert où quelque chose d’infiniment supérieur à Salzbourg et bien plus engageant était au rendez-vous, se pose la question de ce jeune chef de 28 ans à qui on ne peut évidemment demander ni la connaissance ni l’expérience, ni la profondeur des chefs plus vénérables, qui est hyperdoué et qui semble marcher sur les eaux. On a vu beaucoup de jeunes chefs doués, lancés de manière moins tonitruante, avoir des difficultés ensuite dans leur carrière parce qu’après les enthousiasmes initiaux, leur parcours a piétiné, y compris dans leur style, ou dans leurs choix. Le battage marketing dont Mäkelä est l’objet est "comme la plume au vent" (traduction française de La donna è mobile de Rigoletto…): si la machine se grippe, le cirque médiatique du classique misera vite sur un autre cheval… Les stratégies pour reconquérir du public sont tellement versatiles que tout est possible.
Mais une chose est certaine, Mâkelä même avec tous ses dons aura besoin comme tous les chefs, de moments d’arrêt, d’approfondissement, de réflexion sur les œuvres que cette carrière pour l’instant menée tambour battant ne permet pas. La fureur, même divine, n’est jamais suffisante. Je me souviens d’une conversation avec Riccardo Muti il y a très longtemps où je lui confiais ma nostalgie (encore vive aujourd’hui) de son Verdi des années 1970–1980 risqué, fulgurant, débordant, et où il me répondit « Si j’avais continué de diriger comme ça, il y a longtemps ma carrière serait terminée… ».
