Ryan Bancroft est un jeune chef born and raised in Califormia de 33 ans, trompettiste et danseur mais capable également de jouer de la flûte, du violoncelle, de la harpe et du clavecin. Résidant aujourd’hui à Londres, il est, entre autres, chef principal du BBC National Orchestra of Wales et, bien sûr, du Philharmonique Royal à Stockholm depuis 2023. Il fait partie de cette talentueuse école américaine qui produit d’excellents techniciens, passionnés, laborieux, touche à tout aussi. En cela, il rappelle un peu Alan Gilbert, qui fut chef dans la même maison de 2000 à 2008, et qui de mémoire de mélomanes chenus, avait considérablement relevé le niveau de l’orchestre.
Tout d’abord, on remarque que l’orchestre, énorme, demandé par la partition, a été particulièrement bien pourvu. On voit ça et là des renforts aux cordes, cors et percussions (timbales) venus du Sveriges Radios Symfoniorkester (l’Orchestre de La Radio Suédoise) : rien ne semble avoir été fait ni au hasard ni au rabais.
Bancroft attaque le premier mouvement, minéral, initialement intitulé « ce que me content les pierres », avec un tempo lent (ce sera globalement le choix de sa direction, dans la lenteur et la mesure) et des cuivres majestueux, onctueux mais avec, en contre-point, des trompettes assez sèches, tout comme les percussions (grosse caisse) et, dans le dernier cas, volontairement un peu en retrait. Le solo de trombone est impeccable et le tuilage des violoncelles et des contrebasses est bien réalisé. Tout sonne parfaitement, comme un spectacle grandiose, l’œil glissant sur les matières minérales en somme, faites, par moment d’aspérités (les stridences d’un violon suraigu). La marche militaire (l’éveil de l’été ou du grand Pan) apporte un sursaut avec son traitement volontairement très martial et lumineux mais, hélas, peut-être un peu trop grandiose, sans l’ironie nécessaire. La partition est là, bien sûr, et le mélange des genres, les couleurs contrastées sont certes présentes mais sans l’intention. On entend des restes du duo Hagen/Alberich (contrebasses) mais on ne sent pas la prise de guerre thématique (peut-être un peu plus sur les résidus de la course des Géants du Ring).
On se reporte alors sur les joies sonores de l’orchestre : les trombones et le cor anglais tout en espace, très mélancoliques. On s’attarde sur cette musique qui fait les poches d’un passé proche glorieux mais déjà décadent (Wagner…) et d’un futur qui est notre présent immobile (la musique de film, John Williams).
Bancroft n’est pas un lecteur plat ou sans maîtrise : les ruptures sont vives, les accents présents mais on reste un peu en dehors d’une musique qui déploie des trésors d’ironie, d’emprunts. C’est moins dérangeant dans l’aspect minéral mais on reste un peu sur sa faim ailleurs. Encore une fois, c’est un spectacle sonore et visuel riche avec un Bancroft, danseur très expressif sur son pupitre, supervisant le moindre détail de la partition (magnifiques accords cors/cordes, percussions).
Il faut attendre le second mouvement, pour entendre une lecture un peu personnelle. Outre des cordes plus élégiaques, moins froides (« ce que me content les fleurs », disait la partition), Bancroft relève bien le côté hispanisant, un peu Carmen, qui vient se mêler aux valses viennoises. Idem pour le violon solo tzigane et annonçant les déconstructions à venir. Encore une fois, Bancroft use et abuse des ruptures, des silences. Ce sont les brises qui passent, le vent qui tombe, soit… mais on n’est plus dans une lecture de la fin du classicisme que de la fin du romantisme.
Pour le 3e mouvement, « ce que me content les animaux de la forêt », les vents figurant les oiseaux ont été voulus par Bancroft très fluides, avec des clarinettes très peu acides (pour mon goût). C’est une nature idéalisée, dans des tonalités romantiques pastelles. Le cor de postillon, hors scène, très bien parti au début, n’évite pas quelques couacs mais dans l’ensemble l’atmosphère de rêve éveillé est très bien gérée par Bancroft (accords parfaits des violons 2 et cors). La coda est éclatante et majestueuse mais pas surprenante. Là encore, on s’en remet à l’élégance de l’orchestre avec des cors parfaits.
Passage de l’atmosphère rêveuse à la réflexion humaine nocturne avec le lied de Nietzche tiré du Also Sprach Zaratustra, le 4e mouvement donne la part belle à l’alto écossaise Beth Taylor, qui chantera en 2025 la 9e de Beethoven avec Petrenko et les Berliner à Baden Baden et le Chant de la Terre avec l’Orchestre de Chambre de Paris et, encore plus prochainement, en octobre, la 9e de Beethoven avec l’Orchestre du Conservatoire de Paris dirigé par Pichon à la Philharmonie de Paris.
Beth Taylor a une voix charnue, avec des graves chaleureux et des aigus qui dardent. On pense tout d’abord à des problèmes d’émission tant la voix nous semble pianissimo et difficile à entendre mais il semble que ce soit une volonté de faire surgir la voix du quasi silence. Elle déploie sa voix peu à peu et colore magnifiquement avec des tons sombres profonds (Di Welt is tief ). Encore une fois, suivant la volonté bancroftienne, l’émotion semble vouloir ne venir que de la musique, et tire de cette interprétation volontairement piano, la douceur voulue. Mais peu de sentiment…
Ni de recueillement puisqu’on bascule, sans transition, dans l’avant dernier mouvement, tiré du recueil Des Knaben Wunderhorn, avec chœur d’enfants et de femmes (Gosse Kör et Eric Ericsson Kammarkör, deux institutions fondées respectivement en 1938 et 1945). Les cloches sont voulues percutantes, un peu froides et métalliques à l’image des chœurs, impeccables évidemment (qualité suédoise) mais manquant de sentiment, d’un élan vers quelque chose de supérieur. L’alto Beth Taylor apporte un supplément d’âme mais est un peu noyée dans la rigueur martiale des volées de cloches martelées un peu sèchement. Spectacle toujours.
Enfin le dernier mouvement, censé exprimer la paix dans l’être suivant la lettre de Mahler à Nathalie, est abordé une fois de plus dans un tempo plutôt lent avec des cordes très douces. C’est un très bel Élysée sonore mais qui ne transporte pas. Il faut attendre le solo de hautbois pour retrouver un peu de sentiment, nuancé par un premier climax très nerveux, avec des percussionnistes très au fait de leur affaire, et un second plus acide pour enfin entendre un peu de relief dans un tableau somme toute très élégant, avec des contrastes mais sans profondeur ni reliefs. Les cuivres finaux sont certes majestueux, tout est rondement mené avec un orchestre sans scorie et un chef attentif, mais on n’est pas touché, pas ému et c’est bien le comble dans Mahler, qui doit nous terrasser et nous laisse, ici, seulement heureux et repus.