Music for A While titrait Purcell. Effectivement, il était temps… On se languissait de musique à Stockholm, pays du paradoxe, exception s’il en est en ces temps de pandémie : encore aucun confinement à son actif, des recommandations légères prônant la responsabilité individuelle, la distanciation sociale et récemment le port du masque uniquement dans les transports en commun. Pas de fermeture de commerces si ce n’est un couvre-feu alcoolique passé 20h30. Bref, un pays de Cocagne si ce n’est pour l’absence de spectacles. Pas un concert en public depuis… on ne sait plus… octobre 2020 ? Puis soudain, une levée de bouclier sanitaire autorise, à compter du mois de juin 2021, une misérable jauge à cinquante spectateurs, peu importe la surface. Avec gel et masque à disposition gratuitement. Sans aucune obligation.
Le Swedish Early Music Festival, le plus grand événement Scandinave de musiques anciennes, qui fête cette année ses vingt ans, se réjouit, et nous aussi, ô combien !, de bénéficier de cette fenêtre ouverte in extremis. Comme tout le monde, l’événement s’est adapté avec diffusion de concerts numériques et, in situ, tout le monde respecte les distances de sécurité (un rang sur deux inoccupé, large espace entre les spectateurs) et même, folie !, quelques spectateurs portent leur masque.
On est particulièrement heureux de retrouver le spectacle vivant avec cet événement immanquable suédois. Un festival qui se déroule dans le cadre hors du temps de la vieille ville (Gamla Stan), centrée autour de l’Église Allemande (Tyska Kyrkan), son charmant petit parc arboré autorisant les déambulations sous la lumière d’un soleil qui semble ne plus vouloir se coucher. C’est le temps retrouvé des soirées un peu moins fraîches, des fins de saisons musicales des grandes maisons, adoucies par une petite semaine d’ensembles et solistes européens, stars confirmées, surprises, artistes en devenir qui démontrent l’insolente vivacité de la scène des musiques anciennes.
Au programme ce soir, Anne Sofie Van Otter, qu’on ne présente plus, « vår egen Anne Sofie Van Otter », notre (propre) Anne Sofie Van Otter introduira Peter Pontvik, maître des lieux dans un programme élisabéthano-barocco-classique, européen, divers donc, alternant gaillardises, langueurs amoureuses, constructions tarabiscotées, mystères, lumières et nocturnes. Un programme varié, touffu, visant sans doute à exprimer l’amplitude des voies et voix de la musique à cette époque, avec comme seul liant, la joie de jouer de concert, de chanter.
Cette diversité se retrouve aussi sur le plateau, car si Anne Sofie Van Otter était annoncée depuis longtemps, nous avons eu la surprise de découvrir tardivement adjoints à la soirée Jean Rondeau et Thomas Dunford. Deux jeunes gandins de la musique ancienne, wunderkinder du clavecin et du théorbe dont on suit passionnément la carrière discographique, du moins (depuis le pétulant Imagine en 2014) et dont on attendait fébrilement la présence scénique au Nord. Si nous devions trouver quelque trait positif à la pandémie et à la pénurie de concert, le voilà enfin !
On aurait aimé les entendre en duo, comme sur leur album Barricades, paru en 2020 chez Errato-Warner. Nous avons mieux : les voici en guest-stars, accompagnateurs de luxe de Mme Von Otter. Voici de l’inattendu ici, même si le trio promène, depuis 2017, un programme plus ou moins équivalent en Europe de l’Ouest.
Troisième couche, plus locale : un trio vocal mené par Gary Graden, kantor de la Cathédrale (Storkyrkan) de Stockholm et de l’Église Sant Jacques (Sankt Jacob), deux lieux que les amateurs de musiques fréquentent assidument.
Le trio visiblement convié à partager l’affiche très récemment vient élégamment soutenir la voix d’Anne Sofie Von Otter, l’étoffer notamment dans les parties anglaises et italiennes, convier cet esprit collectif qui nous a tant fait défaut. Ce concert est sous le signe du plaisir.
Alors évidemment, on pourrait chipoter sur quelques défauts, ici ou là, de respirations, de difficultés à colorer mais Anne Sofie Von Otter, malgré un léger voile opaque par moments, reste une grande présence sur scène, usant de son charme, d’un savoir-faire époustouflant. Elle est pétillante dans les Dowland, touchante et mystérieuse dans Sans frayeurs dans ce bois de Charpentier et si on pouvait frémir pour elle dans le rôle de la nymphe sur le retour, âge oblige, elle s’en sort finalement admirablement dans le Lamento de Monteverdi, se jouant des intensités, des volumes avec un art consommé. Grande, grande dame.
À la fête et à la manœuvre, Jean Rondeau et Thomas Dunford se coulent sans heurts dans leur rôle d’accompagnateurs. Paraphrasons France Gall : Rondeau jouait de l’orgue positif debout, c’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup. Il y a quelque chose de l’ordre de la rock star, du punk chez Rondeau, mais une rock star éminemment cool. Son Imagine Bach déterritorialisait avec brio le vieux Jean Sébastien vers les acidités du clavecin, et, s’est-on seulement remis de son abyssal Vertigo (2015) qui faisait, véritablement, feu de Rameau et Royer ? Avec fougue, engagement et poésie, Rondeau dépoussière le clavecin. C’est une relève qui suit, tout en s’en démarquant, les grands anciens. C’est une nouvelle génération de baroqueux, moins stricts mais pas moins rigoureux, qui semble n’avoir pas été biberonnée uniquement à la musique ancienne. Et cela se sent : c’est plein de sève.
Rondeau et Dunford en duo consommé accompagnent admirablement Anne Sofie Von Otter mais ce n’est pas tout. Si on attendait de pied ferme Rondeau, Dunford nous emballe absolument, brodant les introductions, nouant les transitions parfois hasardeuses dans d’apparents changements de programme ou embrouilles de partitions. À l’écoute, la tête plongeant dans le corps du clavecin, résolvant toutes difficultés avec une facilité désarmante, c’est le patron.
Pavane Gibbons
https://www.youtube.com/watch?v=D6vgZbE9p5w
On apprécie leur sens du jeu, virtuose évidemment, véritable marqueterie compliquée s’emboitant parfaitement dans les entrelacs de leurs partitions et de celles des autres. Ajoutons une science des intensités ahurissantes pour deux instruments habitués à se perdre dans l’immensité de la salle au-delà des premiers rangs (notamment dans cette église, plutôt problématique). On est soufflé de l’aisance, de la rigueur, de l’écoute jamais mise en défaut. On a apprécié la Pavane de Gibbons (la Pavane ! Soufflait Rondeau à Dunford) mais plus encore, le public est emporté par le mailletage des trois compositions des Forqueray, en fin de programme, tirés de leur disque commun Barricades (2020) qui arrache un cri de joie et des applaudissements avant le final attendu de Monteverdi.
https://www.youtube.com/watch?v=__yC6bGPk0U
Que les Forqueray, père et fils, déchaînent (à nouveau ?) les foules, voilà de l’inattendu ! Il y a de l’esprit rock là-dedans, à rebours, comme prophétisé par les Kings Of Convenience, duo folk norvégien de Bergen, avec leur album au titre programmatique Quiet is the New Loud, sorti en 2002, en plein revival de guitares sales. Rondeau et Dunford en sont les dignes cousins éloignés. On les imaginerait bien jouer à la place des rockeurs perruqués de Phoenix dans une improbable suite du Marie Antoinette de Coppola (fille).
Cinéma toujours (question de génération peut être) : Le Lamento della Ninfa reste pour moi accolé aux images du Pont des Arts d’Eugene Green (2004). Dans cette évocation bressonienne de l’esprit du baroque et des années 80, ô combien Florissantes, il était interprété par Claire Lefiliatre et le Poème Harmonique.
https://www.dailymotion.com/video/xpx7yk
Interprétation gravée en mémoire sur film et sur scène. Nous avions eu l’occasion, lors du SEMF de 2012 justement, d’entendre le Poème Harmonique pour un programme de musique française (musique de cours et populaire), Aux Marches du Palais. Un des grands moments de ces dernières années d’un festival qui entre dans l’âge adulte.
Moins touchante que Lefiliâtre, jouant davantage sur les effets Montéverdiens en reine du théâtre, Anne Sofie Van Otter nous abandonne aux plaintes de la nymphe. Nous devrons nous contenter d’un court rappel plus pop, Bertie de la fée Kate Bush. Chanson filiale et solaire bienvenue pour conclure ce concert à la croisée de chemins. Notons que la chanson originale, tirée de l’album Aerial (2005) est interprétée avec des percussions et guitare renaissance et des violes. Encore des jeux de renvois passé-présent féconds.
On espère entendre bientôt de nouveau la mezzo trop rare à Stockholm : une Mahler 3 en 2019, lire le compte-rendu plus bas, ou La Première Prieure dans Dialogues des Carmélites à l’Opéra Royal en 2018. C’est trop peu ! Elle sera Marcellina dans la production Loy du Bayerische Staatsoper en juillet.
Idem pour le duo Rondeau Dunford qu’on espère revoir au plus vite, non loin du cercle polaire et devant un public plus nombreux que 50 personnes. Peut-être pour l’édition 2022 du Swedish Early Music Festival ?
Le Festival a ses traditions aussi : le Early Late Night. Une série de concerts tardifs, en deuxième partie de soirée, lorsqu’un semblant d’obscurité balaie la ville. La salle paroissiale de la cathédrale, à quelques pas de l’église Allemande, invite les festivaliers dans un éclairage tamisé, parfois à la bougie, à s’allonger sur des matelas. Même si on est toujours un peu gêné pour les artistes de leur livrer un spectacle d’avachissements et de concerts olfactifs de chaussettes, on se détend vite en profitant de l’atmosphère exceptionnelle des lieux et de la proximité avec les musiciens. Ainsi les quelques ronflements semblent au fil des ans faire partie de l’événement.
Là encore, les souvenirs de festivals passés remontent. Notamment un Jonas Nordberg au luth interprétant en 2016 du Robert de Visée. Royal.
Le Swedish Early Music Festival fait toujours la part belle aux jeunes formations. Ce soir, les Espagnols de Cantus Firmus, aux membres spécialistes de Musique Baroque et Renaissante collaborant régulièrement avec la Capella Reial de Catalunya et El Ayre Español, ici sur un projet de monodie médiévale. L’ensemble nous donne à entendre toute la richesse des possibilités de jeu du cantus firmus consistant à : « maintenir les intervalles de la mélodie originale dans une structure polyphonique tout en augmentant la valeur de ses notes ». Pour autant, on est à des années lumières d’exercices pyrotechniques gratuits, le trio Rocìo de Frutos, Carmina Sanchez et Vìctor Cruz, privilégie une communion de voix singulières, jouant de leurs différences et accords, dans toutes les configurations possibles. On baigne alors dans une impression de recueillement et de douce simplicité, idéale pour finir la soirée qui se clôt sur le délicieux Motete : Parce Dominum de Jacob Obrecht (1457–1505).
Parce, Domine, parce populo tuo
ne in aeternum irascaris nobis
Épargne Seigneur, épargne ton peuple
Ne sois pas en colère avec nous dans l’éternité
Les Cantus Firmus font de ce rappel moins une prière fervente qu’un vœux intime collectif, transmis certes avec simplicité mais aussi délicatesse. Trio à suivre assurément.
Joyeux anniversaire au Swedish Early Music Festival auquel on souhaite d’en prendre encore au moins pour 20 ans.