Programme

Antonio Vivaldi

Stabat Mater
In furore iustissimae irae
Concerto en do majeur pour violon, orgue et violoncelle

Gianbattista Pergolesi
Stabat Mater

Samuel Mariño, sopraniste
Filippo Mineccia, contralto

 

Orchestre de l’Opéra Royal, dirigé de l’orgue par Marie van Rhijn

Versailles, Chapelle Royale, Samedi 20 Juin, 21h

Des castrats à Versailles ? Eh oui, il y en eut dès 1679, venus d’Italie à la demande de Louis XIV. Pas pour l’opéra, surtout pas, mais à la Chapelle royale, où leurs voix étaient fort appréciées. Il n’y avait donc rien d’incongru à aller y écouter, pour un premier concert post confinement, le Stabat Mater de Pergolèse (et celui de Vivaldi), interprétés non par deux voix de femme, mais par deux voix d’homme, celle du contre-ténor contralto Filippo Mineccia, bien connu des amateurs d’opéra, et celle du sopraniste Samuel Mariño, récemment révélé par un disque Orfeo.

Les maîtres de la Chapelle en ce 20 juin 2020 : Samuel Mariño, Marie van Rhijn, Filippo Mineccia

 

Sous l’Ancien Régime, nous disait-on, la France seule avait résisté aux séductions des castrats, auxquelles succomba toute l’Europe. Des compositeurs italiens avaient été invités à Paris, où ils avaient acclimaté l’opéra né chez eux quelques décennies auparavant, mais il leur avait été défendu d’introduire dans leurs œuvres aucun de ces chapons chantants tellement en vogue en Italie. Sur les scènes d’opéra, un viril guerrier à la voix féminine n’aurait su plaire au spectateur français, qui ne concédait à ses héros que la voix de haute-contre (à la française), aiguë mais un peu mâle tout de même. Cette idée n’est pas tout à fait fausse, mais elle n’est pas non plus tout à fait vraie. Car si Louis XIV ne voulait peut-être pas voir des castrats, il était prêt à en entendre. Le monarque était même si loin d’avoir pour eux de la répulsion qu’il en avait « importé » huit en 1679 pour interpréter la musique de sa chapelle.

Il n’y avait donc rien d’incongru à se rendre à Versailles pour un concert donné par deux contre-ténors, ersatz moderne qui nous permet d’imaginer les fastes vocaux des castrats sans plus avoir recours aux mêmes procédés, heureusement. Et cette musique italienne que proposait samedi 20 juin le concert filmé pour diffusion sur Mezzo n’avait rien de déplacé dans ce lieu puisque, sous Louis XV encore, la Chapelle royale avait ses castrats italiens, et que ceux-ci avaient bientôt rapporté de leur pays la partition du Stabat Mater de Pergolèse, qui devint à partir de 1753 l’un des plus grands succès du Concert Spirituel, interprété à Paris par Antonio Albanese, castrat de la Chapelle royale.

Pour ce premier concert post-confinement auquel il nous a été donné d’assister, les fidèles mélomanes pénètrent dans l’édifice conçu par Jules Hardouin-Mansart où, comme pour un office, ils utilisent le bénitier-Covid auquel chacun doit mouiller ses doigts, autrement dit le distributeur de gel hydroalcoolique, non sans avoir d’abord revêtu le masque indispensable pour honorer Euterpe en groupe. Et quand commence ce programme réunissant deux Stabat Mater, on se dit d’abord qu’il y a tout de même là un fameux décalage entre la musique et lieu. Le texte de Jacopone da Todi n’est que deuil, affliction, plaies et pleurs. Mais que montre aux croyants la chapelle de Versailles ? Tout le contraire : au plafond, Charles de la Fosse a peint le Christ en gloire, surgissant parmi les nuages dès sa résurrection, tandis que des anges machinistes s’affairent à emporter au plus vite la croix loin de son triomphe. Derrière l’autel, une gloire éblouissante d’or, où l’on voit surtout Dieu symbolisé par un triangle d’où partent des rayons de lumière, et il faut bien regarder pour discerner, en dessous, un tout petit crucifix où Jésus est à peine visible. Bref, la chapelle de Versailles donne du catholicisme une image à cent lieues du dolorisme du Stabat Mater, autant que du courroux divin exprimé par le motet In furore. Mais qu’importe, l’ivresse ce soir-là est plus que jamais indifférente au flacon.

Filippo Mineccia (second plan, net)

En s’ouvrant sur le Stabat Mater de Vivaldi, le concert fait d’abord intervenir Filippo Mineccia. Bien connu pour ses incarnations de « méchants » haendéliens, le contre-ténor italien a aussi prouvé qu’il pouvait s’exprimer dans un tout autre registre (voir son Endymion dans La Calisto de Cavalli donné à l’Opéra du Rhin, par exemple). Cette expérience de la scène, on n’en sera pas surpris, lui permet de conférer tout le dramatisme voulu à ce qui pourrait n’être qu’une démonstration de virtuosité ; Filippo Mineccia anime le texte d’une théâtralité fort bienvenue alors que certains artistes semblent penser considérer le latin comme une langue empêchant tout investissement dramatique.

Samuel Mariño

Pourtant, beaucoup d’auditeurs ont été alléchés par la promesse de l’autre voix de ce programme, également de contre-ténor, mais bien différente, puisqu’au contralto de Filippo Mineccia répond la voix de sopraniste de Samuel Mariño, auréolé de la réputation que lui vaut déjà un disque Haendel-Gluck récemment paru chez Orfeo. Peut-être parce qu’il a couru chez un coiffeur sitôt le confinement terminé, le jeune chanteur n’a plus la tignasse à la Gustavo Dudamel (vénézuélien comme lui) qu’on lui voyait sur la pochette du disque. Et lorsqu’il ouvre la bouche pour proférer ses imprécations à l’adresse de l’humanité pécheresse dans In furore, on comprend la « stupéfaction » qui avait pu s’emparer de l’auditeur face à cette voix. Car des hommes capables d’émettre de tels aigus, il y en a peut-être déjà eu de nos jours, mais rarement auront-ils été aussi incarnés, aussi théâtralisés. Loin du prétendu angélisme de voix droites pour qui l’émotion est un crime aussi répréhensible que le vibrato, Samuel Mariño ne se contente pas d’aligner les plus folles vocalises, il leur donne sens, il vit ce qu’il chante, il pique et darde ses notes, il halète, soupire ou chuchote selon ce que le texte lui paraît exiger.

Vue d'ensemble, solistes et musiciens de l'Orchestre de l'Opéra Royal

Quand les deux voix sont réunies dans le Stabat Mater de Pergolèse, on est d’abord choqué par la rupture esthétique qui s’est opérée entre les partitions de Vivaldi, datant des années 1710–1720, et l’ultime chef‑d’œuvre du Napolitain (1736), que l’oreille croirait bien plus proche du Requiem de Mozart. La virtuosité n’a pas disparu, mais les affects sont devenus tangibles, plus directement traduits par la musique, dès les superpositions déchirantes des premières mesures. Il suffit aussi de comparer le sort fait à la phrase « dum emisit spiritum », objet d’une phrase on ne peut plus chantournée chez Vivaldi, exhalée comme un râle ultime chez Pergolèse. Les voix des deux contre-ténors alternent ou se superposent avec bonheur, même dans l’acoustique fort réverbérante de la Chapelle royale.

Cette acoustique, elle est aussi domptée par l’Orchestre de l’Opéra Royal. Formation à géométrie variable créée en décembre dernier pour interpréter The Ghosts of Versailles, opéra de John Corigliano (1991), on la retrouve ici réduite à une douzaine d’instrumentistes dirigés par l’organiste Marie van Rhijn. Cette formation sait surmonter l’écueil du flou propre au lieu pour mettre en valeur ces larmes ou gouttes de sang que Vivaldi fait répandre aux cordes. Le Concerto du même compositeur est l’occasion de mettre en avant le violoniste Josef Zak et la violoncelliste Alice Coquart, même si l’instrument de cette dernière paraît bien moins sonore, un peu comme les voix des contre-ténors sont beaucoup moins audibles dans les notes les plus graves.

Saluts

Chaleureusement applaudis, les artistes reprennent en guise de bis l’un des numéros en duo du Stabat Mater de Pergolèse. On espère pouvoir très vite entendre le CD à paraître sous le label Château de Versailles Spectacles.

 

 

Avatar photo
Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici