Et ce disque est tout sauf un article de foire qui ferait écouter une voix de phénomène. Il est publié chez Orfeo, une garantie de sérieux, et, autre garantie, l’orchestre qui l’accompagne est celui des HändelFestspiele de Halle, dirigé par Michael Hofstetter, un orchestre spécialisé dans ce type de répertoire, et absolument excellent dans sa manière d’accompagner le jeune chanteur. Halle, à 40 km à l’ouest de Leipzig, est la ville de naissance de Händel. Gluck quant à lui est né en Bavière, à Erasbach, dans l’Oberpfalz, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Nuremberg. Les 300 km qui les séparent, ne sont pas insurmontables …Et à l’époque où Gluck écrit ses premiers opéras,Händel est au faîte de la gloire, car les titres choisis courent grosso modo de 1736–37 pour les extraits de Händel – Atalanta (1736), Arminio et Berenice (1737) et du côté de Gluck Il Tigrane (1743, créé à Crema, entre Milan et Crémone, La Sofonisba (1744 – Milan), Antigono (Rome 1756) et La Corona, une « azione teatrale » en un acte qui devait être créée à Vienne en 1765 et qui le fut en…1987.
Il s’agit de pièces de choix de l’opera seria, souvent démonstratives de l’étonnante agilité vocale du chanteur qui les assume. Pour Gluck, il s’agit même quelquefois de pièces jamais enregistrées, d’œuvres dont il ne reste que des fragments, en tout cas, très loin de la Réforme du maître, et plus proches d’une ambiance italienne à la Vivaldi (qui meurt en 1741). C’est d’ailleurs le Gluck « italien » qui est ici privilégié, essentiellement celui qui créa ses œuvres premières en Lombardie ou à Rome, et si ce n’est quelques éléments d’orchestration et de composition subtils, on serait bien en peine d’y reconnaître l’auteur d’Orphée et Eurydice ou d’Alceste.
Ce n’est donc pas le moindre mérite de cet enregistrement de nous faire entrer de plain-pied dans des univers peu connus, et nous rappeler ainsi l’importance décisive de l’Italie dans l’histoire de l’opéra : c’est une banalité, mais qu’il vaut mieux sans cesse rappeler. L’Italie au XVIIIe est un foyer grouillant de création de Milan à Venise, à Naples et Rome, sans compter les italiens en exil ou en séjour créant pour les cours d’Europe ou en Russie.
Samuel Mariño est vénézuélien, éduqué et élevé dans le sillage du Sistema de José Antonio Abreu qui a fait du Venezuela un foyer de contagion du virus musical comme aucun autre pays au monde, avant d’être victime avec le reste des errances politiques que l’on sait. Public jeune, formation capillaire des musiciens, qualité technique incroyable : le nombre de chefs qui sortent de ce système est éloquent.
Voulant compléter sa formation, Samuel Mariño est passé par Paris, pour arriver enfin à Berlin où il séjourne. Il est sûr que pour un jeune chanteur, l’Allemagne avec son offre gigantesque ne peut être que the country to be.
Son répertoire possible est à la fois immense : tous les opéras baroques, et réduit : il y a peu de rôles pour lui au-delà du baroque, même s’il s’est attaqué à des rôles plus traditionnels de travesti, comme Oscar de Ballo in Maschera qu’il a chanté ( voir YouTube https://www.youtube.com/watch?v=PlZT9WDcWMg ) au concours Neue Stimmen à Gütersloh (Fondation Bertelsmann) de 2017.
C’est néanmoins au répertoire baroque étourdissant d’agilité qu’il consacre ce premier disque. Cinq airs de Händel et cinq de Gluck, l’orchestre offrant en plus la Sinfonia de Antigono (1756), un programme essentiellement fait pour exalter les qualités techniques du jeune soprano. Il faudra évidemment trouver un nom pour qualifier cette voix, soprano ? Sopraniste ? Contreténor ? L’étendue de la tessiture notamment vers l’aigu, les agilités d’une facilité ahurissante, mais aussi sans doute le souci de communiquer a semblé donner la préférence à celui de male-soprano. Il est sûr que c’est un type de voix rarissime, certains disent unique en son genre, tant la technique est maîtrisée, tant la puissance des aigus est stupéfiante. Débat de spécialistes dans lequel nous ne nous engagerons pas.
Le danger de ce type de récital, c’est une sorte de feu d’artifice un peu gratuit, qui montre des capacités étonnantes, mais qui laisse sur sa faim l’auditeur curieux de véritable interprétation . Mais soyons justes : le programme présenté sait stimuler la curiosité et dévoile des moments exceptionnels.
En 1746 eut lieu à Londres un concert de bienfaisance où furent présentées des œuvres de Händel et de Gluck, l’un une gloire consacrée et l’autre un jeune compositeur en devenir, qui n’a pas donné encore sa pleine mesure. C’est un moment où Händel a son avenir lyrique derrière lui, il écrit surtout des oratorios. Mais le programme ne reprend pas celui du concert, l'ancienne confrontation fait ici l'objet d'une version new-look, essentiellement sur des airs de bravoure. Et ni les titres de Händel ni ceux de Gluck ne font partie des grands hits qu’on représente aujourd’hui sur les scènes.
Alors, on l’a vu, le spectre musical part de 1736 (Händel) pour en arriver à La Corona de Gluck (1765), une azione musicale destinée à fêter l’onomastique de l’Empereur François (mari de Marie-Thérèse) en octobre 1785 qui ne fut pas jouée à cause de sa mort en août 1765, trois ans après l’Orfeo ed Euridice dans la version italienne de Calzabigi.
Ce qui frappe dans la voix de Samuel Mariño, c’est d’abord son étendue, ses capacités techniques, agilités et surtout trilles qui laissent pantois, même si la montée à l’aigu et surtout au suraigu la resserre un peu. Sans doute faudrait-il entendre ce jeune chanteur dans une salle adaptée pour avoir une idée claire de son volume et de sa puissance ; il reste que l’impression est assez stupéfiante.
Les airs de Händel ont été écrits pour le castrat Gioacchino Conti, plus connu sous le nom de Gizziello qui fut très lié à Händel à Londres, et l’authentique voix de soprano dont il était doté était plutôt une voix suave, et douce. On sent que Care Selve (air de Meleagro d’Atalanta parmi les trois offerts par le programme, tous du même personnage) a justement cette délicatesse dont devait être doué Gizziello. Samuel Mariño semble moins à l’aise dans ce ton plus lyrique et moins démonstratif : il est plus hardi dans les agilités, et dans les acrobaties. Il joue nettement sur la rareté d’un timbre authentiquement assimilable à la voix de soprano. C’est le seul air un peu « lent » de l’ensemble du disque, même si dans certains airs de Gluck on perçoit le Gluck du futur.
Gluck justement, est clairement ce Gluck totalement ignoré du grand public aujourd’hui, un Gluck italien, jeune compositeur qui cherche à humer les modes, et d’abord les modes italiennes. Le bavarois séjourne en Lombardie dans les années 1740 et c’est là qu’il propose Il Tigrane (d’où est extrait l’air qui fait titre de l’album Care pupille), créé à Crema (une petite ville à mi-chemin entre Milan et Crémone) et l’air de Massinissa Tornate sereni, extrait de La Sofonisba (créé en 1744 à Miian). C’est les extraits d’Antigono (création à Rome en 1756) qui sont les plus développés, avec l’air de Bérénice, pour soprano Perché se tanti siete et l’air de Demetrio Già che morir. Entre les deux airs, la sinfonia, qui permet d’entendre l’Händelfestsoielorchester de Halle sous la direction de Michael Hofstetter, avec une belle clarté de la lecture, une grande précision instrumentale et surtout un soin pour la couleur qu’on retrouve dans les airs.
L’accompagnement des Gluck montre d’ailleurs la science de l’orchestration que Gluck démontrait déjà, les contrastes, le travail sur les volumes, ensemble tout à fait passionnant qui montre qu’en quelque sorte que déjà Napoléon perçait sous Bonaparte.
L’air de Bérénice, prévu pour soprano, trouve de singuliers échos futurs dans l’Iphigénie en Tauride. Mariño exceptionnel techniquement manque peut-être d’un petit peu de la profondeur qui permettrait des jeux d’échos, un peu comme l’air de Demetrio qui anticipe l’Orfeo ed Euridice composé 6 ans plus tard.
C’est d‘ailleurs le mur de verre de ce récital, phénoménal preuve de maîtrise technique et de contrôle, mais qui laisse plutôt de côté l’interprétation ou la diction des textes. On en comprend aisément la raison : il faut d’abord conquérir le public et stupéfier, ensuite il sera toujours temps d’approfondir.
Nul doute que du point de vue de la stupéfaction, nous sommes servis : il est difficile aujourd’hui de trouver pareille voix, avec de pareilles prouesses techniques sur des airs qu’il est difficile d’affronter même pour les meilleurs contreténors.
Revers de la médaille, un manque d’intériorité (il est vrai que ces airs pour l’essentiel s’y prêtent peu) voire de personnalité qui se profilerait derrière les feux d’artifices et les ornementations rajoutées quelquefois excessives et donc inutiles. Samuel Mariño a le temps, c’est un chanteur qui a été très rigoureux dans sa formation, il n’y a aucune raison qu’il ne travaille pas l’épaisseur des personnages dans le cadre de productions intégrales. On brûle d’aller l’entendre – il faudra hélas attendre un peu vu la situation de l’épidémie– mais en tous cas, pour les amateurs de grands étonnements, voire de chocs, il faut séance tenante faire l’acquisition de ce disque.