L'annonce de ces Troyens donnés en concert à l'Auditorium de Strasbourg les 15 et 17 avril dernier, en prévision d'un enregistrement discographique pour Erato, était de très loin l'un des projets les plus attendus de la saison passée. Cet événement musical défendu par une prestigieuse distribution et dirigée par l'un des plus fidèles serviteurs de Berlioz, John Nelson, largement commenté dans la presse, nous arrive donc aujourd’hui en 4 cds, auxquels s'ajoute un copieux dvd.
Longtemps amputée, saccagée, remaniée, fantasmée, puisque son auteur n'eut pas le temps de mettre un terme à ce grand opéra en actes, la partition est désormais donnée dans son intégralité et s'approche enfin de ce dont avait rêvé Berlioz. Grâce à d'incessantes recherches, à la ténacité de chefs, de directeurs de salle et d'inconditionnels du compositeur, ce qui demeurait un inaccessible chef‑d’œuvre en est devenu un, authentique.
Depuis Kubelik en 1957 à Covent Garden avec le jeune Vickers déjà, Colin Davis, Georges Prêtre, James Levine, Charles Dutoit, John-Eliot Gardiner, Valery Gergiev et John Nelson ont contribué à faire de cette épopée lyrique un monument de l'Histoire de la musique.
Berliozien de la première heure, John Nelson signe avec ces Troyens son témoignage le plus abouti. Sage, démiurge, prophète, le chef américain impressionne par la fulgurance de sa pensée et la traduction musicale qui en découle. Porté par une narration haletante, une constante inventivité harmonique, des rythmes pour le moins excentriques et de fabuleuses couleurs orchestrales, le destin des Troyens fuyant leur ville avant d'échouer à Carthage et de partir vers l'Italie, défile en un flot de musique ininterrompu, enflammé, grandiose, insolent où s'entrecroisent tout ensemble l'angoisse, l'espoir, la plénitude ou la plus pure détresse. Aprement dominé, malgré l'imposant effectif qui réunit l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg, le Chœur de l'Opéra National du Rhin, le Badischer Staatsopernchor et le Chœur Philharmonique de Strasbourg, tous collectivement ou individuellement exceptionnels, le discours musical soumis aux tempi très personnels du maestro, vibre, surprend, émeut par ces nombreux contrastes, ces soudains changements d'atmosphère, ce suspense renforcé par la fréquente irruption de fantômes, censés montrer la voie au fondateur de Rome. Réglées au cordeau les scènes de foule, les combats, les ensembles, comme le splendide Ottetto du 1er acte, d'une audace musicale étonnante, ou le titanesque orage du 4ème acte, transportent l'auditeur, tandis que la sensualité du duo d'amour « Nuit d'ivresse » ou la poésie d' « Adieu fière cité » le laissent sans voix, émerveillé par tant de beauté. Que John Nelson soit heureux et fier : il a atteint son Himalaya.
Inspiré par ce héros virgilien sublime et tempétueux, le ténor américain Michael Spyrès élégant, racé, éloquent, est le plus électrisant des Enée. Non pas qu'il fasse oublier Vickers, Gedda ou Kunde, mais la rareté de son timbre, la sérénité de sa ligne de chant, son impeccable diction, l'infaillible projection de ses aigus et son éminente culture belcantiste lui permettent d'assumer le rôle dans ses moindres détails (son « Inutiles regrets » est anthologique) et sans la moindre hésitation. Vigoureux et fragile, amoureux et lâche, viril et féminin, il possède toutes les facettes de ce personnage au destin héroïque, dont il propose une synthèse éblouissante. Marie-Nicole Lemieux trouve en Cassandre une héroïne à sa mesure, les visions de la prophétesse écrites dans ses meilleures notes arrachant à son contralto une juste exaltation jusque dans la mort, sobre et retenue, sans égaler toutefois le magnétisme d'Anna Caterina Antonacci, devenue « la » référence. Sous les traits de Stéphane Degout, son fervent fiancé Chorèbe allie noblesse et intensité, le chant francophone étant dignement représenté par la jeune génération incarnée par Cyrille Dubois (Iopas), Stanislas de Barbeyras (Hylas), Philippe Sly (Panthée), Nicolas Courjal (Narbal) et Jean Teitgen (L'ombre d'Hector) pour les messieurs et par Marianne Crebassa délicat Ascagne, pour les femmes.
Comme l'on pouvait s'y attendre Joyce DiDonato est une Didon mémorable : timbre pulpeux, accents incisifs, souffle inépuisable, chant irisé sur lequel flotte une touchante humanité, français superbe alors qu'elle ne parle pas la langue. Elle a tout ce qui constitue cette Reine passionnée, puis résignée et crève littéralement l'écran, atteignant des sommets de grandeur et de beauté tragique au moment de mourir.
Vous l'aurez compris ces nouveaux Troyens aussi majestueux qu'incandescents, s'imposent aisément et accèdent à la plus haute marche de notre panthéon. Leur place sous le sapin est toute trouvée.