Reynaldo Hahn (1874–1947)
L’Ile du rêve (1898)

Idylle polynésienne en trois actes.
Livret de Georges Hartmann et André Alexandre, d’après Le Mariage de Loti de Pierre Loti
Créé à l’Opéra-Comique le 23 mar 1898

Mahénu : Hélène Guilmette
Loti : Cyrille Dubois
Oréna : Anaïk Morel
Tsen-Lee / 1er Officier : Artavazd Sargsyan
Téria / Faïmana : Ludivine Gombert
Taïrapa / Henri / 2e Officier : Thomas Dolié

Choeur du Concert Spirituel
Münchner Rundfunkorchester

Direction musicale : Hervé Niquet

1 CD Palazzetto Bru Zane. 60’39

Enregistré les 24 et 26 janvier 2020 à Munich

Trois actes mais tout juste une heure de musique pour L’Ile du rêve, première œuvre scénique de Reynaldo Hahn qui entre ce mois-ci dans la collection Opéra français du Palazzetto Bru Zane. Situé à Bora-Bora et inspiré d’un roman de Pierre Loti, ce court opéra ressemble à une douche tahitienne plutôt qu’à un long bain de monoï, mais les fleurs de tiaré sont bien au rendez-vous, avec Hervé Niquet à la baguette et une distribution pertinente entraînée par Hélène Guilmette et Cyrille Dubois.

Il y a près de vingt ans, avant qu’il ne devienne Cité de l’Immigration, l’ex-Musée des Arts africains et océaniens, connu de nos arrière-grands-parents sous le nom très politiquement incorrect de « Musée des Colonies », avait présenté une fascinante exposition intitulée « Kannibals et Vahinés : l’imaginaire des Mers du Sud ». L’une des vitrines incluait-elle des documents renvoyant à L’Ile du rêve de Reynaldo Hahn ? C’est possible, mais il devait plus sûrement être question du roman Le Mariage de Loti qui lui sert de point de départ. Bien plus que les toiles de Gauguin et leurs Tahitiennes aujourd’hui connues de tous, les textes de Pierre Loti devaient venir à l’esprit des Français auxquels, vers 1900, on aurait parlé de la Polynésie. Avant que la photographie couleurs ne vienne étaler sur le papier glacé des magazines les lagons bleus et les cocotiers, il fallait bien se fier à l’écrit plus qu’à l’image, tout trompeur qu’il pût être lui aussi.

C’est donc à Tahiti que l’auteur d’Aziyadé et de Pêcheur d’Islande trouva son pseudonyme, puisque l’officier de marine Julien Viaud y fut surnommé Loti par les autochtones (plus exactement, ils le baptisèrent « Roti », mot signifiant « rose », mais une homonymie fâcheuse aurait rendu ce nom de plume assez ridicule). Paru en 1880, Le Mariage de Loti connut un succès suffisant pour que Robert Planquette, immortel compositeur des Cloches de Corneville, soit pressenti deux ans après lorsqu’il fut question d’en tirer une œuvre lyrique. Le projet prit un peu de temps à se concrétiser, et le livret bientôt écrit par l’éditeur Georges Hartmann fut finalement confié à un débutant, élève de Massenet qui le recommanda chaleureusement : Reynaldo Hahn, qui s’attaque à la composition en 1891, à peine âgé de 17 ans. Mais il faudra encore attendre l’arrivée d’Albert Carré à la tête de l’Opéra-Comique, en 1898, pour que la partition, achevée, orchestrée et imprimée depuis plusieurs années, soit enfin montée sur une scène, sous la direction d’André Messager et avec une distribution soignée.

De la production opératique de Reynaldo Hahn n’a vraiment survécu que Ciboulette (1923), entourée de quelques autres opérettes. Mais il serait dommage qu’il visa aussi le grand genre, culminant avec son shakespearien Marchand de Venise créé à l’Opéra de Paris en 1935. Avant cette partition ambitieuse, dont quelques reprises récentes, trop rares hélas, ont confirmé la valeur, Hahn avait eu le temps de produire un certain nombre d’œuvres lyriques, souvent courtes, comme La Colombe de Bouddha (1921), un peu moins brèves, comme Nausicaa (1919), ou de grande ampleur comme La Carmélite (1902). L’Ile du rêve n’est donc que le premier titre d’une respectable série d’ouvrages scéniques dont le Palazzetto Bru Zane avait entrepris la saison dernière de ressusciter quelques-uns (que les Hahniens se rassurent, ce que le confinement n’a pas permis n’est que reporté à des dates ultérieures).

Selon les annonces du Centre de musique romantique française, ce coup d’essai du jeune Reynaldo aurait dû être publié en coffret avec O mon bel inconnu, délicieuse opérette sur un texte de Sacha Guitry créée en 1933. Auraient ainsi été rapprochés deux genres, deux styles, deux époques, en un réjouissant diptyque. Mais c’est finalement dans la collection « Opéra français » et sous la forme d’un livre-disque qu’est commercialisé l’enregistrement de L’Ile du rêve réalisé à l’occasion du concert donné à Munich en janvier 2020. Grand honneur pour ce lever de rideau, mais ce n’est pas la première fois que les somptueux volumes PBZ accueillent un seul CD au lieu de deux ou trois, un précédent ayant été très tôt créé avec Thérèse de Massenet, sorti en 2013.

Massenet est décidément un nom qu’il est impossible d’éviter ici : on a vu que la partition devait en partie le jour à sa protection, sans parler l’influence purement musicale que le maître exerça sur son tout jeune élève, si doué que fût ce dernier. Dans la courbe des mélodies caressantes, dans les couleurs de l’orchestration, on entend à tout instant la présence inspiratrice de l’auteur de Werther. Dans les duos passionnés entre Loti et Mahénu (tout comme le Paphnuce malsonnant d’Anatole France avait dû être rebaptisé Athanaël dans Thaïs, la Rarahu du roman se voit gratifiée d’un nom plus euphonique), on n’est pas loin de Saint-Sulpice, au troisième acte de Manon. Pour le reste, cette heure de musique néanmoins subdivisée en trois actes offre les ingrédients de bien des opéras-comiques français, chœurs de jeunes filles et scènes pittoresques, notamment grâce au personnage du marchand chinois Tsen-Lee. 

Pour mener à bien l’opération, le Palazzetto Bru Zane a fait confiance à ses partenaires habituels, non sans s’ouvrir à quelques nouveau-venus, fort bienvenus en l’occurrence. Plus souvent associé au Brussels Philharmonic, Hervé Niquet avait déjà dirigé le Münchner Rundfunkorchester pour Le Tribut de Zamora : loin du drame historique de Gounod, c’est dans le registre de la douceur qu’il doit ici surtout s’exprimer, ce dont il est fort bien capable, sans tomber jamais dans la mièvrerie, même s’il sait aussi libérer les forces de l’orchestre pour les quelques (brefs) moments où la musique s’emporte. Se substituant à celui de la Radio flamande, le Chœur du Concert Spirituel a la transparence voulue, entre autres dans ce refrain entêtant sur des paroles en tahitien qui hante tout le dernier acte.

Remarqué dans un petit rôle du susdit Tribut de Zamora, Artavazd Sargsyan revient avec un personnage de ténor de caractère, auquel il prête une certaine éloquence, et surtout une voix plus séduisante que ce n’est parfois le cas dans ces emplois. Habitué aux figures les plus sombres de la tragédie lyrique, Thomas Dolié donne toute la gravité qui convient au père de l’héroïne. Entendue dans la Phèdre de Lemoyne donnée à Budapest, Ludivine Gombert possède une aisance dans le grave qui l’aide à composer le personnage de Téria, inconsolable depuis le départ du frère de Loti dont elle s’était éprise. Régulièrement employé dans les productions du PBZ, Cyrille Dubois met une sensibilité vibrante au service du héros, frère du Gerald de Lakmé.

A cette équipe se joignent deux nouvelles recrues. A la princesse Oréna (impossible dans un opéra-comique de donner son vrai nom à la reine Pomaré présente dans le roman), la mezzo Anaïk Morel confère l’autorité attendue, si courtes que soient ses interventions. Quant à Hélène Guilmette, la clarté de son timbre fruité contribue à faire d’elle une séduisante Mahénu, jusque dans les instants où, telle Butterfly, elle évoque cette vie de « plaisirs » à laquelle, de désespoir, elle pourrait se vouer après le départ de Loti. Et si, justement, maintenant le PBZ nous offrait une véritable intégrale de Madame Chrysanthème de Messager, d’après le roman de Loti ?

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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