La liste est longue, des œuvres scéniques que Sacha Guitry destinait à être accompagnées de musique. D’abord, des opéras-bouffes comme Le Page en 1902 ou Tell père, Tell fils en 1909. Puis tout un bouquet de « comédies musicales », d’opérettes ou de revues en à peine une petite quinzaine d’années : L’Amour masqué en 1923, Mozart en 1925, Mariette ou Comment on écrit l’histoire en 1928, Chez George Washington, à Mount Vernon en 1930, La S.A.D.M.P. en 1931, Ô mon bel inconnu et Florestan Ier, prince de Monaco en 1933, Mon ami Pierrot en 1935, Crions-le sur les toits en 1937.
Parmi tous ces titres, dont même les moins connus pourraient avoir des surprises à révéler – on doit un tube comme « Les gars de la marine » à Werner Heymann, compositeur de Florestan Ier, opérette dans laquelle Albert Préjean connut un immense succès avec « Amusez-vous, foutez-vous d’tout » (lyrics de Willemetz, Guitry n’étant l’auteur que du livret) – quelques-uns ont évidemment mieux survécu au passage du temps. Quelle soprano francophone a résisté au plaisir d’interpréter « J’ai deux amants », tiré de L’Amour masqué ? La figure charismatique d’Yvonne Printemps, sa deuxième épouse, inspira particulièrement Guitry, surtout pour le théâtre parlé mais aussi pour le théâtre chanté – on n’épouse pas impunément une soprano. Et ce qui ne gâte rien, c’est que le dramaturge eut le bon goût de s’associer avec quelques-uns des meilleurs compositeurs de son temps.
On comprend donc qu’ait pu naître, dans l’esprit de Samuel Jean, à la tête de l’Orchestre national Avignon-Provence, le désir d’enregistrer trois de ces œuvres musicales de Sacha Guitry. Démarrée sous les meilleurs auspices, l’entreprise connut pourtant certaines difficultés, dont témoigne le changement de label à chaque parution. En 2014 était donc sorti le premier volume : de Guitry et André Messager, L’Amour masqué, livre-disque publié par Actes Sud. En 2017, le deuxième volet : de Guitry et Louis Beydts, La S.A.D.M.P., un CD sous le label Klarthe. Et voici qu’enfin en 2021, la série se referme : de Guitry et Reynaldo Hahn, Ô mon bel inconnu, accueilli par le Palazzetto Bru Zane dans sa série « Opéra français ». Heureuse conclusion de ce beau projet de trilogie honorant trois compositeurs ayant conjugué leur talent à celui de l’auteur des textes.
A ceux qui s’étonneraient de voir cette « comédie musicale » voisiner avec Olimpie de Spontini ou La Reine de Chypre d’Halévy, on répondra que ce n’est pas la première fois – et sans doute par la dernière – que le genre léger est honoré dans cette collection : Les P’tites Michu de Messager, La Périchole et Maître Péronilla d’Offenbach suffisent à montrer que l’arrivée d’Ô mon bel inconnu a été bien préparée. Quant au fait que l’œuvre en question tient en un seul disque, nous rappelions récemment à propos de L’Ile du rêve, du même Reynaldo Hahn, qu’il y avait là-aussi un précédent. Autre souci possible : la date de l’œuvre, incontestablement la plus récente des 27 que compte désormais la série. Un préambule signé de « L’équipe du Palazzetto Bru Zane » prend soin de justifier l’inclusion de cette partition tardive, en soulignant que Hahn fut l’élève de Massenet et que sa musique, en tournant le dos à la modernité du XXe siècle, se situe finalement dans le prolongement de ce « romantisme » pris au sens très large que défend le Centre de musique romantique française.
Une des difficultés auxquelles se heurte quiconque souhaite enregistrer ces œuvres : leurs créateurs ont généralement laissé un témoignage sonore. Les extraits de L’Amour masqué gravés par Yvonne Printemps et Sacha Guitry sont bien connus ; le tube de La S.A.D.M.P., « Sourire aux lèvres », a également été immortalisé au disque, par la même, mais n’a pas une égale notoriété ; quant à Ô mon bel inconnu, Yvonne Printemps ne fut pas de l’aventure, car elle était déjà sortie de la vie de Guitry. Il en existe néanmoins quelques airs mémorables, au premier chef « La chalcographie », par Arletty en personne, et le duo « Qu’est-ce qu’il faut pour être heureux ? » où l’actrice a pour partenaire Reynaldo Hahn en personne. Fort heureusement, les interprètes d’aujourd’hui ont d’emblée contourné l’écueil qui aurait consisté à vouloir copier les personnalités hors-normes qui assurèrent les premières représentations de ces œuvres : à défaut de pouvoir éviter les comparaisons, du moins luttent-ils courageusement, à visage découvert, avec leur propres armes.
Autre obstacle à surmonter : le ratio parlé/chanté se prête mal au disque, surtout à l’enregistrement de studio. Peut-être la captation d’une mise en scène pourrait-elle mieux rendre justice aux dialogues parlés, et encore. Sur le théâtre, dans l’entre-deux-guerres, des acteurs ayant un brin de voix pouvaient faire triompher ces comédies musicales, mais pour le disque, on attend nécessairement des chanteurs, dont souvent les possibles talents d’acteur s’épanouissent mal loin de tout public. Plutôt que de sabrer dans un texte parlé très long, ou d’imposer un bien artificiel récitant, le présent enregistrement a fait le choix, radical mais tout à fait compréhensible, de supprimer entièrement les dialogues.
Si l’on se fie à la distribution réunie en 1933, le rôle le plus exigeant devait être celui de Prosper Aubertin, personnage que Guitry se serait réservé s’il avait été capable de chanter. Le créateur, Jean Aquistapace (1882–1952) avait à son répertoire rien moins que Boris Godounov, qu’il semble avoir été le premier à chanter en français en France (Lyon 1913), et qu’il interpréta notamment sur la scène de l’Opéra de Paris en 1922. Heureuse idée que de l’avoir ici confié à Thomas Dolié, qui a eu l’occasion de montrer de quelle étoffe il était fait dans de nombreuses résurrections estampillées PBZ ou CMBV, et qui était déjà de La S.A.D.M.P. Il prouve qu’avoir une grande voix n’est pas incompatible avec le sens du théâtre.
Deuxième élément attendu : qui pour succéder à Arletty dans le rôle de Félicie ? Des gouailleuses, le Palazzetto en avait à sa distribution, mais le choix a été fait d’une vraie mezzo d’opéra (en 1934, Germaine Cernay, pilier de l’Opéra-Comique, s’était d’ailleurs substituée à Arletty pour l’enregistrement du célèbre trio), une jeune artiste dont on saluait il y a peu la présence dans l’enregistrement des Voyages de l’amour de Boismortier : Eléonore Pancrazi, qui se défend face à la concurrence pour « La Chalcographie ». Pour le duo, Jean-Christophe Lanièce semble en revanche un peu pâle comparé à Reynaldo Hahn… Yoann Dubruque est un Claude parfaitement éloquent, et Carl Ghazarossian trouve à s’épanouir dans le monologue de Lallumette, muet qui surmonte finalement son handicap, rôle tenu à la création par l’humoriste Koval.
Pour les amateurs de cinéma des années 1930, la présence de Simone Simon à la création est de nature à retenir l’attention. Evidemment, ce type de voix pourrait aujourd’hui déplaire, et le timbre d’Olivia Doray est sans doute plus conforme aux attentes. La soprano chante le rôle de Marie-Anne avec beaucoup de chic, on dira simplement que le côté juvénile du personnage est moins mis en avant. En matière de chic, Véronique Gens n’a de leçon à recevoir de personne, et l’on se réjouit de la voir résolument poursuivre son incursion dans le répertoire léger, dans le rôle de la très digne Mme Aubertin à deux doigts de céder au démon de midi.
L’opération de charme menée par Samuel Jean et l’Orchestre d’Avignon ayant réussi, on se demande vraiment pourquoi il faudrait s’arrêter à une trilogie…