« Un génie bientôt révélé », promettait le flyerréalisé pour promouvoir l’exposition. « Jean-Marie Delaperche, un artiste face aux tourments de l’histoire » dit le titre de cette manifestation. Faits pour attirer le chaland, ces slogans n’ont pourtant rien de mensonger. Oui, Delaperche avait du génie, même s’il ne l’exprima que dans des dessins. Oui, il fut confronté à l’une des époques les plus tourmentées qu’un artiste français ait pu vivre : la Révolution, l’Empire et la Restauration.
L’exposition n’aurait jamais eu lieu si, en 2017, un marchand d’art n’avait proposé au Musée des Beaux-Arts d’Orléans un portefeuille contenant 91 dessins dont quatre seulement étaient signés de ce Delaperche, natif d’Orléans, justement. Partant de là, il a fallu reconstituer patiemment la trajectoire d’un artiste qui n’avait guère laissé de trace dans l’histoire de l’art. Peu à peu, les archives ont parlé, les recherches ont fini par porter leurs fruits, et il a été possible de retrouver un descendant de Delaperche qui conservait tout un lot de documents grâce auxquels non pas seulement un mais trois artistes reprennent enfin vie. Car il se trouve que Jean-Marie avait une mère, « peintresse » comme on disait au XVIIIesiècle, et un frère qui mania le pinceau, mais qui fut aussi sculpteur.
Tout commence donc avec une certaine Thérèse Leprince (1743–1814), fille d’un bonnetier orléanais qui aspire à devenir artiste, et qui y parvient en se rapprochant du portraitiste pastelliste Perronneau. Le pastel sera donc son medium, et le portrait son genre, l’une de ses premières œuvres étant un autoportrait présumé, où la maladresse des proportions est compensée par l’acuité du regard porté sur le visage .
Mariée à un militaire, elle s’installe dès 1778 à Paris, où elle trouve protecteurs et clientèle. Malgré la considération dont elle jouit (l’avocat Simon Linguet affirme dans un article que l’Académie devrait pouvoir accepter plus de quatre femmes, et qu’elle serait une parfaite cinquième), tout change en 1789. Thérèse Delaperche – c’est elle qui a ainsi rebaptisé Laperche, son mari – doit se trouver de nouveaux mécènes, les anciens n’étant plus en odeur de sainteté. Elle fréquente notamment le cercle littéraire de Mme Danton, dont elle laisse un superbe portrait.
Pour son fils aîné, Jean-Marie, elle nourrit de grandes ambitions. Il sera peintre, lui aussi, d’abord élève de Suvée puis, pendant trois ans, de David. Rien d’étonnant donc à ce qu’il pratique une peinture néo-classique et aborde des sujets tirés de l’histoire antique. En 1797 il quitte Paris pour Caen, mais décide ensuite de s’éloigner encore plus radicalement de la capitale, en rejoignant la communauté d’artistes français installés en Russie. Mme Vigée-Lebrun est arrivée à Saint-Pétersbourg en 1795 et y est resté jusqu’en 1801, Delaperche se rend à Moscou vers 1804 et y restera deux décennies.
Parmi les 91 dessins acquis par le Musée d’Orléans figurent deux ou trois feuilles un peu mièvres, conçues pour répondre à la demande moscovite. Delaperche y pratique un néo-classicisme soft, sans doute influencé par Angelica Kaufmann (1741–1807), artiste très admirée dans toute l’Europe, membre fondatrice de la Royal Academy londonienne. Nommé précepteur des enfants de la famille Venevitinov, Jean-Marie Delaperche conçut-il pour leur enseigner son art certaines des œuvres présentées dans l’exposition ? Faut-il voir une intention pédagogique dans certaines de ses allégories morales ? Son élève Dimitri Venevitinov semble avoir retenu la leçon, lui qui fonda le club philosophique des Amants de la sagesse, avant de mourir à 21 ans.
Surtout, Delaperche se met à exhaler toute son amertume dans de vastes compositions (malgré le format limité propre au dessin) remplies d’une foule de personnages minutieusement détaillés dénonçant la Révolution et Napoléon comme les deux catastrophes subies par son pays natal. L’Empereur apparaît sous les traits de Néron « épouvanté par l’ampleur de ses crimes », du roi Balthazar condamné par la main de Dieu qui écrit sur le mur un message sibyllin alors qu’il festoie, ou d’un démon malfaisant revenu renverser un Louis XVIII changé en Christ à la silhouette massive.
Fuyant un Nouveau Régime qui a envoyé son père en prison et a fait guillotiner les amis de sa mère, affirmant une indépendance farouche qui le poussera toute sa vie à fuir les cadres officiels dans lesquels il aurait pu tenter de présenter ses œuvres, Delaperche ne s’en tient pas moins informé de toutes les nouveautés parisiennes dans le domaine de l’art, et ses dessins montrent qu’il connaît les œuvres à succès et les sujets proposés aux concours. Il dénonce la confiscation des chefs‑d’œuvre de l’Italie rapportés en France par Napoléon. Dans une allégorie pleine d’aigreur, il s’en prend à la commercialisation de l’art, décrivant « Les artistes du temps présent » comme soumis à la dictature de la mode et de la richesse .
Dans ces allégories, et surtout dans les scènes religieuses qu’il dessina aussi, on voit en quoi Delaperche pouvait se revendiquer de ces Anciens qu’il admirait, Raphaël en tête parmi les Italiens, Poussin, Le Brun et Le Sueur parmi les Français. Les compositions sont mises en place avec une assurance impressionnante, les effets de lumière sont admirablement travaillés. Et pourtant, ce qui frappe le visiteur au fil de l’exposition, c’est la violence des passions, c’est l’emportement des drapés qui dépasse le néo-classicisme pour aller directement à un certain préromantisme, en partie sans doute sous l’influence de ces peintres anglais que la France ignorait superbement. L’une des feuilles exposées est un dessin à la plume d’après La Mort du général Wolfe, de Benjamin West. Et l’on ne peut s’empêcher de penser que Delaperche dut connaître, également par la gravure, le Roi Lear pleurant sur le cadavre de Cordeliade James Barry. Pour les Adieux de Louis XVI à sa famille, thème maintes fois traité, il surprend en montrant un monarque ventripotent, à l’expression exagérée, et le mouvement des personnages qui l’entourent renvoie directement au Suisse Johann Heinrich Füssli devenu le britannique Henry Fuseli .
S’il sut se faire peintre de scènes de genre rappelant l’art de Boilly ou de Greuze, Delaperche sut aussi marcher sur les traces de Girodet : vers 1815, celui-ci peignit l’apparition de l’ombre d’Hector à Enée, et Delaperche s’empressa de livrer sa version du même sujet. Au salon de 1806, Girodet avait présenté une Scène du déluge très remarquée, mais elle paraît presque timide par rapport au Naufrage que Delaperche allait concevoir une décennie plus tard, peut-être l’un de ses dessins les plus frappants, où son génie visionnaire est à son apogée.
De retour en France, Jean-Marie ne parvint guère à trouver sa place, au contraire de son frère cadet Constant. Egalement élève de David, cet autre Delaperche se présenta au concours du Prix de Rome la même année qu’Ingres, se fit quelques années représentant de commerce pour les champagnes Ruinart, puis devint le protégé du duc de Rohan-Chabot pour qui il se fit sculpteur. L’exposition présente notamment deux bas-reliefs venant de la chapelle du Sacré-Cœur à la Roche-Guyon (dont l’un, bien que présenté comme « Scène de la vie de la Vierge », évoque plutôt le Christ retrouvé par ses parents parmi les docteurs). Dans les années 1830, c’est comme portraitiste de talent que Constant Delaperche atteignit la prospérité, alors que le toujours intransigeant Jean-Marie allait mourir pauvre, quelques mois avant son cadet.
L’exposition devait se terminer fin octobre, elle bénéficie par chance d’un sursis de plus d’un mois et demi. Et le 31 octobre aura lieu jusqu’à minuit (heureux Orléanais, exemptés par le couvre-feu) une « Nuit des ombres » qui fera sortir les personnages des dessins, avec animations musicales et culinaires…
Catalogue : 374 pages, 39 euros, chez Snoeck.
Sous la direction d’Olivia Voisin, textes de Mehdi Korchane, Sidonie Lemeux-Fraitot, Anne-Véronique Raynal, Guillaume Nicoud, Dominique d’Arnoult, Corentin Dury, Pierre Stépanoff, Jérôme Farigoule