C’est désormais une habitude de voir les contre-ténors joindre à la performance vocale une performance visuelle, comme si ces chanteurs, dans la lignée des castrats, cherchaient à redéployer le faste et la démesure qui entouraient ces ancêtres illustres. C’est un peu ce que semble faire Mathieu Salama en ouverture de son récital salle Cortot, avec la projection d’un clip vidéo où on l’entend chanter « Gelido in ogni vena » de Vivaldi : décor tout de lambris et de dorures, miroirs et clairs-obscurs, le chanteur se construit une image dramatique et assume jusqu’au bout l’exercice du récital. Mais ce concert vient également marquer la sortie de l’album Furioso Barocco, paru sous le label Klarthe, et dont le chanteur interprète quelques extraits.
Ce sont neuf airs et duos, dont la grande majorité sont des piliers du répertoire baroque, que nous propose Mathieu Salama ; sorte de carte de visite permettant au chanteur de présenter ses qualités vocales, musicales et dramatiques. Vivaldi, Haendel, Monteverdi, Frescobaldi et Purcell, le compte est bon pour un panorama de la musique baroque accompagné de l’ensemble La Réjouissance, spécialisé dans la musique dite « ancienne ». On est donc surprise d’entendre que les da capo ne sont pas (ou si peu) ornés : l’ornementation des reprises est pourtant un élément central de l’esthétique baroque, et on reconnaît aussi les qualités d’un chanteur et d’un chef à la qualité des ornements – qui supposent virtuosité, inventivité et maîtrise du style. Les airs perdent beaucoup de leur saveur à se voir amputés de la sorte, et on espère que l’album possède quant à lui de vrais da capo.
Mathieu Salama fait en revanche preuve d’un engagement expressif remarquable, que ce soit à travers les nuances ou sa volonté d’incarner un personnage ; le contre-ténor ne relâche jamais son attention, ni ses intentions. On aurait certes souhaité, parfois, un chant plus intérieur, moins démonstratif dans la gestuelle, plus naturel peut-être ; mais la visée dramatique est en tout cas bien présente et la recherche de nuances aussi : dommage que l’orchestre ne l’ait pas suivi dans cette entreprise. Vocalement, l’émission du chanteur est saine, fluide, mais assez peu homogène : parfois remarquablement timbrée (comme dans « Sento in seno ch’in pioggia di lagrime »), la voix peut aussi perdre en rondeur et en projection, notamment dans les piano. C’est aussi le cas dans des airs tels que « Gelido in ogni vena » (Il Farnace) ou « Nel profondo » (Orlando furioso) de Vivaldi, où les larges intervalles descendants imposent au chanteur de poitriner, ce que Mathieu Salama fait de manière très accentuée ; peut-être sont-ce ces changements de registre qui rendent difficile le retour à une voix de tête ronde et bien timbrée. On regrette en tout cas que la voix n’ait pas toujours sa pleine consistance, car lorsqu’elle l’a, le son est beau et possède une vraie singularité. Les vocalises sont en tout cas maîtrisées, et le contre-ténor s’autorise une incursion dans le répertoire de soprano avec « Piangero la sorte mia » (Giulio Cesare), se glissant l’espace de quelques instants dans la peau de Cléopâtre ; il est également rejoint à deux reprises par la mezzo-soprano Flore Fruchart, pour les duos « Pur ti miro » et « Sound the trumpet » : la chanteuse montre dans le premier une ligne bien menée, de jolis ornements et un naturel bienvenu, et se défend bien dans le second duo, pourtant un peu grave pour elle. Dommage qu’on ne l’ait pas entendue un peu plus, bien qu’elle ne soit pas l’interprète majeur du récital : il aurait été intéressant de l’entendre dans un air soliste afin de mesurer l’étendue et les possibilités de cette voix.
Voilà pour les chanteurs ; mais là où le bats blesse, c’est à l’orchestre. Le chef et claveciniste Stefano Intrieri donne de sa personne pour insuffler de l’énergie et une direction à cette musique, et le continuo – discret – est plutôt solide. En revanche les violons accumulent les défauts d’intonation tout au long du programme. On se disait déjà, dans la Sinfonia en sol mineur (Vivaldi) ouvrant le concert, que les cordes traînaient et manquaient cruellement de phrasés ; on trouvait déjà de la lourdeur à « Nel profondo » et à la Suite en sol majeur Terpsichore (Haendel) ; mais ils jouent carrément faux dans le bis « Si, la voglio, e la otterro » (Serse). On en reste d’autant plus perplexe qu’ils viennent d’enregistrer cet air pour l’album, et ne le découvraient pas pour la première fois. Si intégrer des morceaux purement instrumentaux dans le programme était une bonne idée en soi, elle n’a donc vraiment pas joué en faveur des musiciens. L’ensemble La Réjouissance portait décidément bien mal son nom ce soir-là.
On sort de ce concert en espérant que l’album rende davantage justice à Mathieu Salama et qu’il ait trouvé durant l’enregistrement des musiciens plus à l’écoute des nuances qu’il proposait ; car la grande qualité du contre-ténor est les efforts expressifs qu’il déploie, sans relâche, et qui auraient mérité davantage de soutien de la part de l’orchestre. Ne reste plus qu’à écouter pour se faire une idée.