De rivalité il n’a jamais été question entre ces sopranos issues de la même génération, élevées au lait baroque au moment de son grand renouveau en France puis dans le monde, avant d’entamer de fécondes carrières. Souvent réunies à la scène comme au disque depuis le milieu des années quatre-vingt, ces deux artistes se connaissent et s’estiment au point de s’amuser à faire resurgir deux illustres cantatrices du XVIIIème siècle, la Dugazon et la Saint-Huberty, grandes figures et rivales patentées de la scène lyrique française, nées à un an d’intervalle. La première brilla à la Comédie Italienne, la seconde à l’Académie royale de musique remportant des triomphes à Paris et en province ainsi qu’à la cour de Louis XIV. Célèbres en leur temps, la Dugazon à l’Opéra-Comique, la Saint-Huberty à l’Opéra, elles créèrent la plupart des œuvres de l’époque et inspirèrent nombre de librettistes. La Saint-Huberty eut la chance d’être remarquée par Gluck à son arrivée à Paris dans la troupe de l’Académie royale de musique en 1777 ; elle en devient la première chanteuse et se hisse au rang d’interprète de Grétry, Piccini, Salieri et Lemoyne, tout en faisant fureur dans Iphigénie en Tauride et Alceste de Gluck. Proche du registre de mezzo-soprano, la Saint-Huberty ne ménagea cependant pas son instrument au point d’aborder quantité de partitions aigues qui expliquent son retrait prématuré des planches où son tempérament et son engagement dramatique étaient loués. Née à Berlin mais morte à Paris, la Dugazon débute très tôt à la Comédie Italienne où elle est engagée pour chanter les soubrettes et les jeunes premières, activement soutenue par Mme Favart danseuse, actrice, artiste lyrique et dramaturge française très influente alors. Grétry lui offre ses premiers succès avec Aucassin, et Nicolette, Dalayrac lui fournissant son premier triomphe en 1786 avec Nina ou la Folle par amour. Viennent par la suite les rôles de mères éplorées dont le fameux Camille ou le souterrain, avant qu’elle ne mette un terme à sa carrière avec Le Calife de Bagdad de Boieldieu. Dotée d’une voix légère et virtuose qu’elle sut préservée pendant plus de trente ans, elle savait également jouer avec conviction et émotion pour le plus grand plaisir de son auditoire.
Il n’en fallait pas plus à Benoit Dratwicki pour concevoir un programme de raretés confié à deux éminentes spécialistes du répertoire baroque français : la presque mezzo Véronique Gens et la soprano ailée Sandrine Piau. Quatre airs chacune et trois duos ont ainsi été sélectionnés pour explorer les territoires de ses deux reines oubliées, qui furent rivales et qui se retrouvent aujourd’hui réunies pour les besoins d’un album. Le moins que l’on puisse dire c’est que nos deux cantatrices enregistrées en studio en juin 2021 sont, malgré le nombre des années qui les séparent de leurs débuts respectifs, toujours en excellentes conditions vocales.
Le timbre de Sandrine Piau a conservé son naturel et sa fraîcheur d’eau vive tout en gagnant en rondeur et en plénitude comme l’atteste sa délicieuse et candide interprétation de l’air « Cher objet de ma pensée » extrait d’Aucassin et Nicolette de Grétry ou de celui de Pauline « O divinité tutélaire » issu de Fanny Morna de Louis-Luc Loiseau de Persuis, une des huit premières au cd qu’il nous est donné d’entendre. Aussi à l’aise dans la déclamation que dans le chant pure, Piau fait montre d’une assurance dramatique et d’un contrôle vocal magnifiques. Passée par Mozart et Haendel, la chanteuse est cependant à son meilleur dans l’aria de Gluck « Se mai senti » dont la mélodie est calquée sur celle d’Iphigénie en Tauride « O malheureuse Iphigénie, où la concentration et le style de l’artiste n’ont d’égal que la musicalité et la justesse de ses variations. Si certains morceaux ne sont pas d’un intérêt absolu, « Dès notre enfance unis tous deux » de Grétry (L’embarras des richesses 1782) ou « Barbare amour tyran des cœurs » de Sacchini (Renaud), Véronique Gens comme à son habitude ne manque pas de ressource pour s’y illustrer avec vaillance dans un français de haute école. Rien d’étonnant à ce que son Alceste « Divinité du Styx », au port de reine et au timbre flamboyant ne provoque une onde de choc tant il frappe par sa singularité et son approche aride, attisée par un tempo des plus ravageur. Habituées à chanter ensemble depuis des décennies, Piau et Gens ne font plus qu’une dès lors que leurs voix se mélangent, comme nous pouvons le constater dans le premier duo en italien de La clemenza di Scipione de Johann Christian Bach, aux vocalises rapides parfaitement en place, ou plus loin dans la longue scène tragique où Dircé/Gens demande à Ircile /Piau de sauver son enfant au moment du sacrifice (Démophon de Cherubini). Fortes d’un allant sans pareil et d’une émotion traduite avec franchise par une mère partie retrouver son fils perdu dans un souterrain, la Camille de Piau excelle face à l’Adolphe de Gens, heureux d’avoir pu échapper à une telle épreuve. Cet album réalisé avec autant de goût que d’intelligence par deux interprètes talentueuses, ne saurait exister sans la présence rassurante et ô combien savante des musiciens de La Loge conduits à la perfection avec Julien Chauvin. Chauffé à blanc, dopé pour rendre à ces pages leur alacrité et à chaque compositeur ses caractéristiques propres, l’orchestre répond à cet exercice de résurrection avec une infinie justesse.