« Dans la poussière de Séville. Sur les traces du Saint Thomas de Velázquez ».
Musée des beaux-arts d’Orléans, du 4 juin au 14 novembre 2021

Commissaire : Corentin Dury, conservateur des collections anciennes
avec la collaboration de Guillaume Kientz, Directeur de l’Hispanic Society Museum & Library

Catalogue : 160 pages, éditions In Fine, 25 euros

Visite le vendredi 4 juin 2021

Même si voyager à travers l’Europe ne redeviendra pas simple du jour au lendemain, le Musée des Beaux-Arts d’Orléans rend l’Espagne accessible grâce à une exposition mettant en valeur ce que la directrice dudit musée appelle à juste titre la « richesse de proximité » : de l’art espagnol, il y en a en France, alors montrons-le, étudions-le, admirons-le. L’exposition d’Orléans, conçue autour du Saint Thomas de Vélasquez, est décidément de celles dont on sort l’esprit enrichi.

 

 

« Orléans » = Diego Velázquez, Saint Thomas. Orléans, musée des Beaux-Arts. Inv. 15561, 94 x 73 cm © Gigascope

Ne cherchez pas, vous ne trouverez pas un seul Vélasquez au Musée du Louvre. Au mieux, un portrait d’infante attribué à son atelier. Bien sûr, les œuvres du maître sont devenues rares sur le marché, et la dernière fois qu’il aurait été possible d’en acheter une, l’historien d’art qui était alors directeur de l’institution a estimé qu’il était plus judicieux de consacrer la même somme à l’achat d’un cinquante-septième Poussin… Donc, pour voir des Vélasquez en France, il ne faut pas aller à Paris, mais dans deux villes : Rouen, avec son Démocrite acquis en 1886, et Orléans avec son Saint Thomas dont la présence est attestée depuis 1843. Ayant décidé en 2018 de restaurer cette œuvre, le Musée des beaux-arts d’Orléans a eu l’excellente idée de lui consacrer une exposition-dossier, qui permet de faire le point sur un certain nombre de questions, notamment grâce à des rapprochements souvent saisissants, en replaçant le jeune Vélasquez parmi ses contemporains.

On ignore comment le Saint Thomas est entré dans les collections orléanaises. Alors qu’en 1833, un Saint François espagnol, récemment attribué à Urbano Fos, est offert au musée nouvellement créé, le Vélasquez est mentionné pour la première fois en 1843, et pris pour un Murillo, peintre alors bien plus prisé. De manière générale, la peinture espagnole n’est connue en France que depuis les guerres napoléoniennes, qui ont permis à des amateurs éclairés – comme le maréchal Soult, chez nous, ou le duc de Wellington, dans le camp ennemi – de se constituer une collection. Après 1815, les peintures espagnoles présentées au Louvre repartent dans leur pays. Quelques décennies plus tard, Louis-Philippe expose au Louvre sa propre « Galerie espagnole », qui sera vendue et dispersée après 1848.

Il faut attendre 1920 pour que le prétendu Murillo d’Orléans soit reconnu pour un Vélasquez par le critique italien Roberto Longhi. Le Saint Thomas se taille rapidement une réputation prestigieuse, à tel point – c’est l’une des révélations de l’exposition, révélation encore auréolée de mystère – que l’Etat envisage en 1970 un de ces charmants « échanges » dont il a le secret. Tout comme en 1800, la ville d’Autun s’était vu confisquer la Vierge du chancelier Rolin de Van Eyck, et avait plus tard obtenu en lot de consolation Le Martyre de saint Symphorien peint tout exprès par Ingres, le Louvre envisageait de s’emparer du Vélasquez pour combler une lacune (qui persiste cinquante ans après), et d’offrir en dédommagement la Jeanne d’Arc peinte par le même Ingres. Roger Secrétain, maire d’Orléans de 1959 à 1971, eut le courage de s’opposer à ce diktat.

Le Saint Thomas resté à Orléans est donc une œuvre du jeune Vélasquez, d’où le titre de l’exposition : « Dans la poussière de Séville », Séville où le peintre est né le 6 juin 1599 (l’exposition s’ouvre la veille de son 423e anniversaire), Séville où il a vécu jusqu’en 1623, date à laquelle il part définitivement, non sans y avoir peint ses œuvres de jeunesse, identifiables à l’enduit préparatoire utilisé, à base d’argile locale (barro sevillano). Selon toute vraisemblance, le Saint Thomas peut donc fêter cette année ses quatre siècles d’existence, à peu de choses près. A Séville, Vélasquez a pour maître – et pour beau-père à partir de 1618 – Francisco Pacheco, peintre dont on a peine à croire qu’il ait pu apprendre grand-chose à son élève, tant un monde les sépare. L’abîme stylistique entre cet artiste et son gendre ferait même douter de l’attribution à Pacheco du Saint Matthias de Dresde, que Longhi, dans un article de 1927, attribuait carrément à Vélasquez, et qui est actuellement en quête d’auteur.

 

« Pacheco Dresde » = Francisco Pacheco (attr. à), Saint Matthias (?). Dresde, Gemäldegalerie Alter Meister, inv. Gal.-Nr. 680, 104 x 83 cm © Gemäldegalerie Alter Meister, Staatliche Kunstsammlungen Dresden / Photo by Elke Estel/Hans-Peter Klut

Pour l’heure, le Saint Thomas a un seul compagnon avéré : un Saint Paul conservé à Barcelone, où Vélasquez déploie néanmoins beaucoup moins de brio que dans la très séduisante toile orléanaise, où le manteau de l’apôtre – qualifié par Roberto Longhi de simple « couverture de cheval » – est l’occasion d’un somptueux morceau de peinture qui accapare une partie de l’attention, tandis que le visage du saint est clairement un de ces types populaires qu’affectionnaient alors les peintres espagnols, sous l’influence du caravagisme. Il semblerait que le modèle du Saint Thomas ait également posé pour le Saint Jean à Patmos de Vélasquez (National Gallery).

Vélasquez eut-il le loisir de peindre l’apostolado complet ? Autrement dit, de représenter non seulement les douze apôtres, moins Judas, peut-être, mais complétés par saint Paul et par le Christ ? Depuis près d’un siècle, les historiens d’art cherchent à retrouver les autres apôtres aujourd’hui égarés, proposant parfois des attributions pour le moins étonnantes. Un seul candidat paraît sérieux : le Saint Philippe appartenant à la collection Jonathan Ruffer, exposé dans le cadre d’un prêt de longue durée à Bishop Auckland, en Angleterre. Si la facture inégale suggère une œuvre d’atelier, la composition renvoie bien à l’art de Vélasquez, et le modèle ressemble beaucoup à celui d’un Saint Jérôme sévillan aujourd’hui non localisé.

Mais plus que ce petit jeu de piste, ce qui intéresse ici, c’est le jeu des influences. Certes, Séville était au début du XVIIe siècle une plaque tournante d’où partaient et où arrivaient bien des navires, chargés des marchandises les plus diverses, mais comment le modèle établi par le Caravage est-il parvenu sous les yeux d’artistes espagnols (Vélasquez ne se rendra en Italie qu’en 1629) ? Un « passeur » possible est ici Jusepe de Ribera, établi à Rome et source vraisemblable pour ses compatriotes restés dans leur pays natal. C’est surtout frappant lorsque l’on voit côte à côte le Saint Thomas de Vélasquez et le Saint Jacques le Majeur de Ribera prêté par Francfort .

« Ribera Francfort » = Jusepe de Ribera, Saint Jacques le Majeur. Francfort, Städel Museum, inv. 2443, 133,1 x 99,1 cm © CC BY-SA 4.0 Städel Museum, Frankfurt am Main 

Malgré des différences incontestables, l’énorme draperie du premier plan permet la comparaison. A moins qu’il ne faille chercher du côté de Luis Tristán, élève du Greco, auquel on doit aussi des portraits d’apôtres que l’exposition met en parallèle avec ceux du Sévillan.

Le Musée des Beaux-Arts d’Orléans suggère aussi un rapprochement avec la peinture des retables sculptés, exercice que pratiquaient Pacheco et son atelier, et ouvre des perspectives sur la présence flamande et française en Espagne (Gerard Seghers, Claude Vignon). Une salle propose des radiographies et des photos infra-rouges, pour approcher de plus près la touche de Vélasquez. Et on lira avec profit le catalogue, un modèle du genre, co-signé par Corentin Dury, commissaire de l’exposition, et par Guillaume Kientz, maître d’œuvre des expositions Vélasquez (2015) et Greco (2019) au Grand-Palais.

Catalogue : éditions In Fine, 25 euros
Reliure : Brochée avec rabats
Pages : 160
Illustrations : 90
Format : 20 x 24 cm
Langues : Français
EAN/ISBN : 9782382030417

 

Avatar photo
Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Gigascope (Orléans)
© Gemäldegalerie Alter Meister, Staatliche Kunstsammlungen Dresden / Photo by Elke Estel/Hans-Peter Klut (Pacheco)
© CC BY-SA 4.0 Städel Museum, Frankfurt am Main 5Ribera)

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici