Elle devait débuter à Paris en juin dans une reprise de La dame de Pique au Palais Garnier, mais le spectacle a été remplacé par un concert consacré à Tchaïkovski. C’est pourtant Salle Gaveau dans le cadre des rendez-vous de L’instant lyrique que la soprano lituanienne Asmik Grigorian aura chanté pour la première fois dans la capitale et proposé un étourdissant récital au programme « métissé » à l’image de cette future star internationale.
Asmik Grigorian est la cantatrice dont tout le monde parle depuis plusieurs années. Fille du ténor Gegam Grigorian, découvert en même temps que le chef russe Valery Gergiev au tournant des années quatre vingt-dix, elle fut son élève privilégiée lorsque celui-ci devint professeur. Soliste de l’opéra de Vilnius, l’intrépide Asmik est distinguée à plusieurs reprises avant de monter pour la première fois sur scène dans le rôle-titre de La Traviata en 2005 et d’y faire sensation. Soprano caméléon, capable d’alterner quantité de répertoires, elle commence à faire parler d’elle en 2016 lorsqu’elle prend les traits de Madame Butterfly, passant rapidement de Fedora, à Wozzeck, d’Eugène Onéguine à Iolanta, puis de Die tote Stadt au Démon dans le,quel elle remporte un immense succès à Barcelone. Révélation du festival de Salzbourg en 2018, elle incarne une puissante Salomé pour Roméo Castellucci puis l’année suivante une sensationnelle Chrysothemis dans la production d’Elektra de Warlikowski face à Ausrine Stundyté. Jenufa, Norma, Rusalka ou Manon Lescaut se sont enchaînées ces derniers temps, cette jeune et brillante artiste révélant à chaque étape de réels dons musicaux et scéniques.
Son récital parisien confirme d’entrée de jeu sa forte personnalité ; risquée, mais payante lorsqu’elle est interprétée avec autant d’assurance et de conviction, la scène de la Lettre de Tatiana (Eugène Onéguine), met la barre très haut. Vécue avec intensité, la soprano traduit à merveille l’état d’impatience et d’exaltation de la jeune fille parcourue de désirs après sa rencontre avec le troublant Onéguine. La voix, vibrante, puissante et éruptive, où affleure tant d’émotions contradictoires, sonne glorieusement, comme si cette héroïne touchée par l’amour ne savait se contenir malgré l’éducation reçue. Dans sa robe-cage qui entrave son cou, ses bras et ses jambes, Asmik Grigorian semble bouillir d’un sang vif, animée par une passion d’autant plus explosive qu’elle se manifeste pour la première fois ! Et quelle ligne, quel sens du phrasé, quelle longueur de souffle… Le second air de Tchaïkovski, celui-ci tiré de Iolanta, « Atchevo eta prezhde ne znala », est tout aussi bien campé, détaillé avec délicatesse et minutie dans une langue souple aux effets contrôlés, comme les trois mélodies du compositeur russe qui suivent, choisies pas la cantatrice pour leurs qualités musicales et la beauté que dégagent leurs textes ; le public se laissant naturellement emporter dans un lointain voyage intérieur, touché par la grâce contenue plus qu’ailleurs dans l’étreignant « Snova, kak prezhde ».
Autre tessiture, autre répertoire, autre univers avec Puccini et cette Butterfly bouleversée et bouleversante à l’annonce du retour de celui qui l’a lâchement abandonnée : « Un bel di vedremo » tout de blessures constitué, d’espoir rendu après tant d’atermoiement est un modèle du genre, admirablement conduit, qu’elle oppose au déchirant « Sola, perduta, abbandonata » de Manon Lescaut, impressionnant de désespoir et d’engagement vocal. Fidèle à ses racines et à l’Arménie, terre natale de son père, Asmik Grigorian a choisi dans une seconde partie de rendre hommage à la musique de ce pays, d’abord avec « Krunk » (La grue), une vieille mélodie recueillie par le célèbre Komitas prêtre, artiste et musicologue, chantée comme une triste évocation, accompagnée par l’air d’Anoush d’Armen Tigranian, tendre mélopée, puis par celui de Dalia de Balys Dvarianas, aux beaux élans lyriques. Saluée par une assistance clairsemée, mais ô combien attentive et charmée, la chanteuse revenait avec son pianiste, Antoine Palloc, pour deux bis : « Morgen » à la ligne un brin écorchée, puis en clin d’œil, par l’air de Lauretta délicieusement régressif.