Love
Texte et mise en scène Alexander Zeldin (en anglais, surtitré en français)

Avec Waj Ali, Emily Beacock, Rosanna Beacock, Anna Calder-Marshall, Luke Clarke, Janet Etuk, Nick Holder, Mimi Malaz Bashir, Yonatan Pelé Roodner

Scénographie : Natasha Jenkins
Lumières : Marc Williams
Son : Josh Anio Grigg
Travail du mouvement : Marcin Rudy
Aide à la mise en scène : Diyan Zora
Traduction des surtitres : Daniel Loayza et Alexander Zeldin

Création le 6 décembre 2016 au Dorfman Theatre du National Theatre of Great Britain, Londres Coproduction : National Theatre of Great Britain ; Birmingham Repertory Theatre

 

Comédie de Valence, 16 novembre 2018

Le parcours du britannique Alexander Zeldin est plutôt atypique : formé au théâtre à la faveur de plusieurs voyages effectués dans des pays comme la Russie, la Corée du Sud ou encore l’Égypte, c’est alors en tant qu’enseignant à Loughton qu’il fait la rencontre des comédiens pour lesquels il va écrire et mettre en scène ses pièces. En 2014, Beyond cryingconsacrera son succès au Royaume-Uni et sera suivi d’une tournée internationale. Intéressé par l’association au plateau de comédiens d’horizons divers, il recherche chez eux « une certaine fragilité » pour être « dans quelque chose de délicat et d’honnête », comme il le reconnaît lui-même. Artiste en résidence au National Theatre of Great Britain, il y crée Love en 2016,  reçu chaleureusement par la critique qui salue unanimement le spectacle. Après un passage remarqué à l’Odéon-Théâtre de l’Europe au début du mois de novembre, Love est représenté sur la scène de la Comédie de Valence pour trois derniers soirs en France. Wanderer était présent.

Emma (Janet Ethuk)

Le public installé dans la salle de la Comédie est immédiatement saisi par le dispositif qui les place dans une position qui peut paraître quelque peu inhabituelle, même s’il ne reprend pas celui de Londres où les spectateurs se trouvaient au plus près des comédiens. Quelques privilégiés sont encore installés sur des sièges à jardin pourtant  l’ensemble des gens présents dans la salle semblent aussi intégrés dans l’espace composé sur le plateau, par une abolition implicite et spontanée des distances, des frontières traditionnelles dans le rituel du spectacle. L’explication repose certainement sur la nature même de ce dispositif scénique peu ordinaire.

Emma (Janet Ethuk) et Colin (Nick Holder)

Le plateau est massivement rempli par ce qui s’apparente à un lieu de vie en collectivité – les comédiens y évoluent ainsi que dans la salle, sans distinction. D’imposants panneaux figurent les murs salis par le temps, percés de portes numérotées. Un coin cuisine sans raffinement. Au centre, deux tables, des chaises, mal assorties. Un vieux convecteur électrique au sol. Des extincteurs fixés aux murs. Le tout sans âme ou presque, si on considère le tableau de Jack Vettriano The Singing Butler, que l’on distingue à peine. Comme une simple illustration. Comme un prétexte à orner le mur, évoquant ainsi l’absence de charme des salles d’attente. Ipso facto, le lieu est froid et la lumière blanche des néons qui éclairent le plateau comme la salle, accentue significativement ce ressenti.

Une porte s’ouvre et entrent un homme en sous-vêtements puis une vieille femme. Elle se dirige vers ce qui semble être les toilettes, à cour. Deuxième porte ouverte. C’est alors un autre homme accompagné d’une fillette qui sortent tous deux. Eux aussi se dirigent vers les toilettes. La fillette qui se prénomme Paige s’impatiente. Je veux aller aux toilettes ! La vieille femme s’extirpe enfin du cabinet exigu et les deux autres qui attendaient devant la porte, prennent sa place. Salutations et formules de politesse mal articulées, à peine audibles. La promiscuité, la vie en collectivité subie plus que consentie apparaît, flagrante, sous les yeux des spectateurs qui d’ores et déjà voient ce qu’ils ne devraient pas voir. Le quotidien blafard s’étend et pénètre tous les regards qui cillent à peine quand une autre femme sort par la même porte que Paige et l’homme dont on apprend qu’il s’agit de Dean son père. La femme, elle, a pour prénom Emma. C’est la mère de Paige, la compagne de Dean. On découvre qu’ils ont un fils aîné, Jason. Et elle est presque au terme d’une troisième grossesse. Le petit-déjeuner se prépare. Arrive Colin, l’homme en sous-vêtements. Nouvelles salutations polies mais compassées, forcées. Rien ne paraît naturel dans ce lieu dépersonnalisé où des êtres en sédimentation se croisent dans la crudité de leur quotidien. Sur le T‑shirt de Colin on lit : « Erase all ». Comme un vœu pieux ou une espérance chimérique. Derrière chacune des portes, dans ces endroits invisibles pour les spectateurs, dans les plis de l’espace scénique, on comprend alors que s’abritent des êtres en transit durable, cabossés par la marche folle d’un monde qui les a broyés – et certains des comédiens en ont d’ailleurs fait l’authentique expérience. Chaque personnage croit encore que, pour lui et les siens, le sort est différent de celui des autres. Meilleur ? Non. Moins mauvais plutôt. Et il faut s’en contenter. Ne dit-on pas que l’espoir fait vivre ? Cela semble plus vrai que jamais pour Colin et sa mère incontinente, pour Dean et sa famille mais aussi pour Tharwa, la Soudanaise qui compte sur la venue de sa fille restée dans son pays ou encore pour Adnan, instituteur réfugié syrien qui ne fera que passer dans l’abri d’urgence mis à disposition par les services sociaux. Derrière chaque porte, tous, qu’ils soient seuls ou avec les leurs, se démènent pour tenter d’échapper à leur sort. La mère de Colin le supplie presque : « Plus vite tu nous sors d’ici, mieux ça ira ». Cette volonté pour tenter d’échapper à ce lieu écrasant devient manifeste derrière chaque mot, chaque geste exécuté en retenue – on gardera d’ailleurs l’image terrible de Paige – Emily ou Rosanna Beacock, selon les soirs – levant le regard vers la pâle lueur traversant le puits de lumière au-dessus d’elle. Ses yeux fixant une échappatoire impossible, avant le noir total qui dévore tout, même l’optimisme d’une fillette. La course du temps, rythmée par ces noirs elliptiques accompagnés de sons sourds, de grincements, se présente comme impossible à stopper, poursuivant sans relâche l’enlisement des personnages – le nôtre aussi, au fond – dans ces « limbes » comme Alexander Zeldin qualifie lui-même ce lieu.

Au premier plan, Tharwa (Mimi Malaz Bachir) et à l'arrière-plan, Barbara (Anna Calder-Marshall)

Love pourrait donc passer pour une énième tragédie du désespoir, un autre spectacle sur les maux de notre monde d’aujourd’hui avec un propos engagé certes  respectable mais souvent rebattu dans le théâtre contemporain. Le metteur en scène revendique avoir justement repoussé toute tentation « d’affirmer quelque chose comme une thèse, politique ou autre ». Comme le titre de la pièce le laisse présager, il s’agit plutôt de faire voir « la tendresse d’un parent pour son enfant » – Tharwa qui chante une comptine à sa fille à l’autre bout de la ligne – « le combat d’un individu contre la société » – l’entêtement de Dean pour obtenir un rendez-vous au job center pour l’amour des siens dont il veut améliorer les conditions de vie. Alexander Zeldin tenait surtout à faire entendre des voix « qui parlaient d’amour ». Et il est vrai que ces personnages aiment pleinement, s’aiment sans restriction, sans que la détresse dans laquelle ils se trouvent n’affecte les sentiments qu’ils éprouvent. Serait-ce là leur ultime trésor ? – leur humanité préservée de toute catastrophe économique et sociale sans doute. Rappelons à ce propos cette scène toute en délicatesse au cours de laquelle Colin lave les cheveux de sa mère dans l’évier de la cuisine. Les gestes sont doux, les corps détendus, les voix sobrement aimantes. I love you. I love you too, Mum.

Dean (Luke Clarke) et Emma (Janet Ethuk)

Il est donc davantage question de vie que de survie dans ce spectacle. Et toute sa force, tout son caractère exceptionnel reposent sur cette recherche d’une exhibition sans le moindre filtre de ces instants vivants. L’émotion ressentie peut être puissante pour les spectateurs. La scène de la gifle donnée par Emma à Colin en est un exemple notable. L’engagement tout à fait extraordinaire des deux comédiens Janet Ethuk et Nick Holder leur permet de porter ce face-à-face critique jusqu’à un point terrible. Dépassant la réaction brute à la situation désespérée montrée sur scène, formulons ici l’hypothèse que si l’émotion submerge c’est parce qu’elle s’origine plutôt dans la proximité même de ce regard impudique que chacun est amené à porter sur ce que ces deux personnages sont en train de vivreL’accès à leur quotidien, à leur désespoir n’aurait alors plus rien de sordide, plus rien de banalement bouleversant. Love nous permet certainement d’approcher un nouvel hyperréalisme devant lequel, le plus souvent, le public se trouve littéralement plongé en état de sidération. Et c’est en cela que le théâtre d’Alexander Zeldin nous apparaît tout à fait remarquable.

Dans la note d’intention du spectacle, ce dernier affirme sa conviction dans « le processus théâtral » qui « offre des conditions qui nous permettent, à certains égards, d’être plus proches de nous-mêmes et de porter un regard neuf – le mot est lâché – sur notre réalité sociale, politique, intime, pour que nous puissions aspirer à ressentir la vie avec une intensité qui soit digne de sa véritable nature, tragique et miraculeuse (…) ce travail répond à une invitation toute simple que nous suggère le sens originel du mot "théâtre", theatron : il s’agit de "contempler" la vie avec une intensité nouvelle ». Et il nous semble bien que le pari de cette contemplation est remporté avec l’expérience de Love.

 

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.

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