Jerry Bock (1928–2010)
Anatevka (Un violon sur le toit/Fiddler on the Roof) (1964)

Livret de JOSEPH STEIN
Lyrics de SHELDON HARNICK
Version allemande de  Rolf Merz et Gerhard HagenProduction pour la scène à  New York : Harold Prince
Production originale à New York mise en scène et chorégraphiée par Jerome Robbins
Direction musicale : Koen Schoots
Mise en scène : Barrie Kosky
Chorégraphie : Otto Pichler
Décors : Rufus Didwiszus
Costumes : Klaus Bruns
Dramaturgie : Simon Berger
Chef des chœurs : David Cavelius
Lumières : Diego Leetz
TEVJE, UN LAITIER : Max Hopp
GOLDE, SON ÉPOUSE : Dagmar Manzel
ZEITEL, SA FILLE AÎNÉE : Talya Lieberman
HODEL, SA CADETTE : Friederike Meinke
CHAVA, TROISIÈME FILLE : Maria Fiselier
SPRINTZE, QUATRIÈME FILLE : Agathe Bollag
BIELKE, CINQUIÈME FILLE :  Liliane Fehsenfeld
JENTE, UNE MARIEUSE : Barbara Spitz
MOTTEL KAMZOIL, TAILLEUR : Johannes Dunz
PERCHIK, AMOUREUX DE HODEL : Ezra Jung
LAZAR WOLF, UN BOUCHER :  Jens Larsen
MOTSCHACH : Carsten Lau
EIN RABBI : Peter Renz
MENDEL, SEIN SOHN : Dániel Foki
AWRAM : Matthias Spenke
NACHUM : Eberhard Krispin
FRUMA-SARA, LAZAR WOLFS ERSTE FRAU, OMA ZEITEL, GOLDES GROSSMUTTER :
Sigalit Feig
AGENT DE POLICE / RUSSE : Karsten Küsters
FEDJA, UN JEUNE HOMME : Ivan Turšić
SCHANDEL : Jana Reh
VIOLONISTE (Fiddler): Raphael Küster
DANSEURS
Davide de BiasiDamian CzarneckiShane Dickson, Zoltan Fekete, Michael FernandezPaul GerritsenCsaba NagyHunter JaquesChristoph JonasDaniel OjedaMarcell PrétLorenzo Soragni
Choristes de la Komische Oper Berlin
Komische Oper Berlin, 26 octobre 2018

La Komische Oper de Berlin peut présenter un soir Die Gezeichneten et l’autre l’opérette Ball im Savoy. C’est le caractère hétérogène de cette programmation qui fait la singularité de cette institution berlinoise. Depuis que Barrie Kosky en assure la direction, il met en scène systématiquement les nouvelles productions d’opérettes, et en particulier ces titres signés de compositeurs juifs qui disparurent sous les coups du nazisme, après avoir été de gros succès entre 1920 et 1930 et qui ont recommencé sous son impulsion une carrière triomphale.
Kosky veille à redonner à ce théâtre le fil d’une tradition qui remonte aux années 20, et entre bonne humeur et mélancolie, évoquer la terrible castration artistique que constitue aussi le nazisme. Il lui donne donc une couleur résolument humaniste et mémorielle, sans jamais cependant tomber dans un discours didactique, prétentieux ou moralisant. À la Komische Oper, on pleure en s’amusant.
Présenter
Anatevka (Fiddler on the roof/Un violon sur le toit), c’est aller vers la question juive de toujours, hélas, c’est aussi montrer l’extraordinaire actualité de la question de l’exil, mais c’est aussi aller vers une autre mémoire, celle de la Komische Oper version DDR, celle si marquée par Walter Felsenstein dont Anatevka fut un des plus gros succès, représenté des centaines de fois (plus de 300 en tous cas) de 1971 à 1988, symbole d’un théâtre qui a fêté ses 70 ans la saison dernière. Et c’est reparti, puisque la nouvelle production, qui a moins d’un an (décembre 2017) affiche systématiquement complet.

Max Hopp (Tevje)

Il est triste de penser que le lecteur de cet article passera peut-être à côté de cette production, sans l'ombre d'un doute un de ces monuments du théâtre qui s’inscrivent immédiatement au firmament. Comment imaginer que cela puisse s'appliquer à un musical, genre léger et superficiel, domaine de l'entertainment  et non du spectacle de haut lignage…
Voilà une œuvre qui est un musical faussement léger, qui ne se termine pas bien, et qui traite à travers l’histoire de cette petite communauté juive du début du siècle en Russie, de thématiques brûlantes : l’identité, la tradition, la religion, la modernité, l’exil, la haine raciale. Anatevka en effet touche profondément chacun de ces thèmes, faisant de cette histoire assez simple et terrible à la fois une sorte d’emblème des questions qui agitent aujourd’hui notre temps. Anatevka nous parle, nous émeut et nous dit tant de choses sur la société des hommes, notamment quand elle ne fait plus société. Au cœur de Berlin, la cité si ouverte, si disponible, si tolérante, au cœur de cette cité qui fut prussienne, nazie, stalinienne, victime schizophrène des contradictions du monde, Kosky fait parler de manière déchirante la mémoire, tout en gardant un sourire ému et mélancolique.

Une fois encore, tout se déroule dans un espace contraint, une sorte de mur d’armoires qui tourne sur lui-même, délimitant deux espaces différents. Ces armoires encastrées les unes dans les autres servent quelquefois d’armoires quelquefois de rangements, quelquefois de portes, quelquefois elles restent aussi fermées.
C’est de là que sortent tous les personnages enjoués au lever de rideau, après qu’un jeune violoniste qui sera une sorte de fil rouge poétique de la représentation y ait pris un violon et se soit mis à jouer le fameux air de Fiddler on the roof. C’est une idée intéressante que ce décor de Rufus Didwiszus. Une vieille armoire évoque souvent le passé, les souvenirs enfouis, elle signifie aussi la stabilité et l’installation, et aussi les paquets bien rangés et compacts, pour le jour où on devrait partir…de fait au moment de l’exil final le mur disparaît laissant le plateau vide et la neige glaciale tomber…
Quelques ustensiles, quelques outils, viennent compléter la panoplie, tantôt des couverts, tantôt une table, tantôt deux cercueils, tantôt une charrette. Barrie Kosky n’a pas voulu surcharger, mais laisser au contraire l’espace relativement épuré, pour donner  place aussi à la chorégraphie, même si comme souvent, il a le génie de remplir un espace réduit d’une masse de participants.
L’histoire est assez simple : le laitier Tevje a plusieurs filles dont trois sont à marier. Dans le village, c’est l’office de la marieuse Jente de trouver les bons partis, mais voilà, les filles veulent en faire à leur tête et refusent le mariage arrangé, la première épouse un tailleur pauvre, la seconde aime un enseignant, révolutionnaire, pour elles deux on fera contre mauvaise fortune bon cœur, mais la troisième est amoureuse d’un non-juif, et cela Tevje ne pourra l’admettre et ne lui pardonnera pas, même lorsqu’elle viendra faire ses adieux au moment de l’exil final..
En effet, dans la deuxième partie, les menaces de pogroms changent la situation, des armoires on passe à l’hiver neigeux, et le représentant de l’armée, plutôt bon enfant auparavant, fait disperser la communauté, qui doit fuir le village et aller vers son destin.
Ainsi donc ce musical au succès si important depuis sa création en 1964, sans happy end, soulève des questions malheureusement éternelles, qui reviennent en force aujourd’hui, l’identité, l’exil, le racisme, la tradition vécue comme dogme. Car au-delà de sa bonhommie, le laitier Tevje chasse sans revenir sur sa décision sa troisième fille qui veut épouser un goï, c’est à dire s’extraire de la communauté et de ses traditions endogènes.
Anatevka (nom du village où vit toute la communauté) commence dans la joie et le sourire, dans une bonne humeur qui laisserait croire à une quelconque comédie pittoresque. Mais la mise en scène de Kosky refuse le pittoresque au sens « opérette », avec des beaux costumes et des sourires de commande. Les costumes de Klaus Bruns sont très réussis, dans leur authenticité et leur grisaille : ils marquent la simplicité mais aussi la pauvreté digne, ils soulignent aussi à l’intérieur de la communauté les statuts et les classes sociales, le boucher, l’instituteur, le rabbin, le tailleur, chacun a un statut donné par le costume, mais jamais de manière trop nette. Rarement spectacle fut plus délicat.

La famille isolée à la fin de la première partie

Citons par exemple la conclusion de la scène du mariage de Zeitel et du tailleur Mottel Kamzoil (incroyable danse « Mazel tov »), où la menace du pogrom est claire, dans un mouvement et une scène d'une violence tendue, au bord du précipice,  qui ne sont pas sans rappeler le final du 2ème acte des Meistersinger de Bayreuth et qui clôt de manière saisissante la première partie.

La réussite de cette mise en scène, c’est au-delà de l’anecdote, de faire très subtilement peser les menaces, confusément et sans jamais appuyer, au milieu d'une trame apparemment banale.
De fait les dernières scènes de l’exil ne montrent pas la violence démonstrative, mais des signes de violence bien plus forts , comme les hommes qui viennent se servir dans les affaires laissées par les fugitifs, comme cette vision d’un paysage gris et désolé couvert de neige dans lequel se dispersent les familles, sans parler de la charrette qui jadis portait le lait et qui désormais porte la famille vers un destin en forme d’interrogation : visions terribles, mais aussi très poétiques comme le vieux rabbin, presque abandonné sur place (magnifique composition de Peter Renz). Il est évident que ce spectacle ne peut que parler à une Allemagne – notamment dans sa partie Est – dont certains font des immigrés – les « autres »- la cause de tous les maux : la problématique de l’exil non désiré, de la haine raciale, sans jamais être soulignée au stabilo par un Kosky d’une intelligence encore une fois exceptionnelle, marque tous les esprits. La salle de la Komische Oper ne désemplit pas face à ce spectacle qui n’a rien de didactique, rien d’exagéré, d’une discrétion et d’une humanité rares, et se fige dans l’émotion dans les dernières scènes, ressentie par le silence pesant qui règne.

Kosky a tapé dans le mille, en cohérence marquée avec ce qu’il a voulu imprimer à son théâtre : un théâtre fier de sa mémoire, de toutes ses mémoires, au cœur d’une ville et d’un pays qui ne doit rien oublier de ses plaies, de toutes ses plaies, même pansées, mais pas toujours totalement cicatrisées.

Deuxième partie, l'hiver de l'exil

Au service de ce spectacle exceptionnel, une troupe engagée, homogène, dans un spectacle huilé et millimétré, dont la qualité musicale est aussi exceptionnelle, qui respecte les lois du musical (sonorisation par exemple) avec une rigueur et une préparation sans aucune scorie. Une fois de plus, la qualité intrinsèque de l’ensemble de la Komische Oper se vérifie. Une fois de plus se vérifie aussi que rares y sont les productions discutables ou médiocres. Mais le musical requiert une mécanique précise, sans bavures et sans temps morts. Le dispositif du décor sur une tournette évidemment facilite la fluidité des transitions, avec de beaux jeux d’éclairage de Diego Leetz et une chorégraphie vive et précise d’Otto Pichler, qui fait mouvoir ses 12 danseurs dans l’espace toujours mouvant.
Exceptionnel, ce spectacle l’est par tous ses aspects : Barrie Kosky est lié personnellement à l’œuvre, sa famille juive ayant émigré elle-même en Australie, et sa mise en scène sensible, sa manière de conduire les acteurs (c’est un directeur d’acteur de premier ordre) en évitant d'identifier un protagoniste, où par un geste, un mouvement, une démarche, se construisent des images bouleversantes, est ici stupéfiante. Les larmes viennent presque naturellement. Immense, vraiment immense réussite.
Ils seraient tous à citer, à commencer par les danseurs et le chœur, engagés, précis suivant le tempo imposé par Koen Shoots, qui mène l’orchestre tour à tour rythmé, échevelé, tendre, suivant chaque mouvement scénique, le commentant, l’accompagnement avec délicatesse, ou dans la joie, ou dans la mélancolie : l’orchestre rit ou pleure, dans une incroyable empathie (j’emploie le terme à dessein) avec le plateau : rien n’est routinier dans ce travail et on sent combien le spectacle a dû fédérer la troupe entière. Ils font rire ceux qui raillent le système de répertoire qui serait suranné : ici c’est toute sa force qu’il affiche.
Max Hopp est Tevje, le père de famille, travailleur, bon enfant, bienveillant : tout est en lui naturel, sans pourtant jamais se mettre en avant ou jouer les vedettes, il est un modeste, il joue le modeste, il chante modeste et jamais démonstratif : on est d’autant plus retourné, littéralement retourné lorsqu’il chasse sa troisième fille, avec un air borné, têtu et en même temps déchiré. Magnifique composition qui est un ensemble où le chant n’est jamais protagoniste, mais part d’un tout.
Dagmar Wenzel, la star de l’opérette de cette maison, qui accumule les triomphes de Ball im Savoy aux Perlen von Kleopatra est ici aussi étrangement modeste, en second plan, dans une composition qui elle aussi stupéfie tant elle est à la fois à contre-emploi, et dans l’emploi : elle est la femme besogneuse, qui gère le ménage, qui accompagne discrètement la famille et notamment ses filles, dans une solidarité discrète. Les scènes avec la marieuse (désopilante Barbara Spitz) sont d’une rare drôlerie. Car ce que réussit Barry Kosky, c’est de faire de ce musical une œuvre où chacun est à sa place, où chaque personnalité est bien individualisée, comme les trois filles, au physique, et aux attitudes différentes, marquées chacune par une sensibilité singulière et aussi des inflexions très différentes dans la voix, tantôt mûre (Zeitel) tantôt fraiche et enjouée (Chava).  Talya Liebermann est Zeitel l’ainée, Friederike Meinke Hodel et Chava la troisième – qui est chassée- est l’émouvante Maria Fiselier. On pourrait dire de même des trois fiancés, du brave tailleur de Ivan Tursic, au révolutionnaire de Kurosch Abbasi, à la voix chaude, et au troisième, Fedja chrétien orthodoxe, amoureux de Chava (Jan Proporowitz), tous sont magnifiquement et caractérisés, tout comme le riche boucher de Jens Larsen, proposé à Zeitel par la marieuse et éconduit.

Le rabbin (Peter Renz) part vers son destin

Et puis il y a les figures, d’abord celle du rabbin de Peter Renz qu’on a déjà cité, vieux et respecté comme ces vieillards sages des communautés, à la fois pour son âge sans doute et par son état de rabbin, qui dit la loi, et en même temps d'une fragilité boulversante. Et signalons enfin Sigalit Feig, qui assume plusieurs rôles, mais qui est impayable dans le fantôme de la grand-mère de Zeitel, surgie des soi-disant songes de Tevje.
Il faudrait effectivement citer toute la troupe, qui remplit toute la scène, ils sont, danseurs compris une trentaine à saluer au rideau final, sans compter le chœur et à recueillir un interminable triomphe.

Il s’agit  d’une de ces pierres miliaires de l’histoire d’un théâtre qui font sillon, qui illustrent une politique, une ambiance. Voilà un spectacle qui rend la Komische Oper irremplaçable. Alors le conseil est clair : chaque année cette production déjà mythique sera reprise, repérez la et faites-en un de vos buts à Berlin. Ne pas aller voir Anatevka serait une lourde erreur, c’est simplement le plus beau travail de Barrie Kosky, en tous cas le plus juste et le plus senti. 3h15 de bonheur et d’émotion.

 

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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