Dès l’entrée en salle, on est frappé par les indications à notre intention notées au feutre sur les deux faces d’un tableau blanc ouvert de l’autre côté. On lit « Par ici » et « Par là » annonçant à la fois l’emplacement des gradins dans le dispositif bifrontal et constituant déjà un seuil à partir duquel un choix est à effectuer pour chaque spectateur entrant. Par un côté ou un autre, en pénétrant au sein de l’espace de jeu – le public y est également plongé et sera même directement interpellé plus tard, participant au cours de biologie comme autant d’élèves de Troisième – on découvre la modularité de ce qui le compose. Hybridant quelque peu la forme prévue en classe pour les publics de collège et de lycée et celle prévue pour la salle de spectacle, on ressent nettement l’impression de « huis-clos » recherchée par le metteur en scène comme en témoigne le dispositif ingénieusement conçu par Cerise Guyon. Au milieu de l’espace, plusieurs tables alignées en long en forment une grande avec une chaise à chaque extrémité ; le tableau blanc dont on a vu l’envers à l’entrée, est recouvert d’une image représentant une pâle et sinistre forêt ; au fond de la salle, en face, un vestibule avec deux portes fermées, vers ce qui pourrait correspondre à des coulisses ; à droite de ce vestibule, une table faisant office de lit ; à gauche, deux tables l’une sur l’autre pour figurer deux lits superposés. De part et d’autre de la grande table enfin, les gradins où les spectateurs prennent place.
L’ensemble reproduit un espace clos sur lui-même, sans échappatoire possible, comme semble l’exprimer implicitement la comédienne Camille Soulerin qui, fixant des notes sur un petit carnet, fait les cent pas.
C’est alors que son partenaire, Baptiste Dupuy, entre par le vestibule, franchissant l’une des portes. La silhouette fine, le bonnet vissé sur le crâne, un casque autour du cou, il a tout d’un adolescent d’aujourd’hui. Il est Noa. La mine farouche, il se trouve décontenancé par la présence de la femme qui l’accueille. Elle l’invite à s’asseoir au bout de la table et s’installe à son tour à l’autre bout.
Elle débute ce qui ressemble à un interrogatoire, considérant qu’ils sont à l’abri des regards indiscrets. Noa la détrompe. « Un visage qui passe le seuil d’ici qu’on connaît pas c’est un visage qui vient pas de là. » Le seuil encore, titre résonant en continu dès les premiers instants. La femme lui rétorque avec fermeté et assurance. « Je sais où je dois être ».
Matéo a disparu depuis deux jours. Juste avant, il a laissé un message glaçant sur les réseaux sociaux. « Vous m’avez tué ». Elle enquête sur cette affaire, semble s’intéresser de près à Noa qui pourrait avoir des informations à lui communiquer. Calme et professionnelle, elle reste inflexible, déterminée, parle en même temps que lui pour garder la main sur l’interrogatoire qu’elle mène – notons la remarquable interprétation de la comédienne ici, comme pour tous les personnages qu’elle va successivement incarner, se transformant à vue ou en coulisses, aussi rapidement qu’un Léopoldo Frégoli, laissant à son partenaire le rôle de Noa jusqu’à la fin.
A travers son texte, Marylin Mattei fait émerger un registre dramatique singulier : une sorte de théâtre noir, comme il existe un roman noir. Et cela se déploie de manière saisissante au fil d’une intrigue solidement construite suivant de fulgurants flashbacks d’inspiration cinématographique, impulsant une tension narrative extrême, tenant le public en haleine. Certes, il y a une énigme à résoudre mais ce n’est pas seulement de cela qu’il s’agit. La chambre 109 dans laquelle loge Noa et qui est essentiellement figurée par les tables-lits, semble être une des clés de la pièce. Espace interlope, ouvrant sur l’inquiétante forêt, elle constitue une véritable zone d’insécurité. À travers les mots de tous les personnages qui la fréquentent, Noa mais aussi Atem, Boris ou encore Narjis tous joués par Camille Soulerin, cet endroit de franchissement prend des allures légendaires, renvoyant à un lieu de cauchemar, renfermant d’horribles secrets, antichambre de la forêt des contes où rôdent déjà les ogres.
Noa fait partie de ceux qui ne viennent « pas de là ». Un nouveau. Il a quitté son collège d’origine où sa relation avec Matéo alimentait l’agressivité de ses camarades. A cause de la « réputation » – mot si redouté par les adolescents – et du harcèlement qu’elle engendre. Il veut donc repartir à zéro et ce, malgré les multiples messages téléphoniques désespérés laissés par Matéo et qu’on entend au fil des séquences de la pièce. La chambre 109 est une chambre de mort. Celle de l’enfance. Elle est ce seuil vers l’âge adulte. Elle abrite les rites de passage d’une époque de la vie à une autre. Et le prix exigé est épouvantable. Par son jeu sensible et maîtrisé, Baptiste Dupuy révèle les angoisses, les contentions difficiles – ne pas être une « mouille », quel mot abject ! – le désarroi du jeune adolescent égaré, sans cesse projeté au seuil du changement. Si terriblement seul contre tous qui le malmènent et rient de lui, sans percevoir la cruauté de leurs brimades. Une scène tout en délicatesse le montre en pleine ventriloquie avec un mannequin qu’il cherche à séduire, comme une jeune camarade qui le trouverait attirant – pour avoir la paix enfin ! Cette paix qu’il recherche aussi dans ce face-à-face avec Narjis, où ayant revêtu une longue robe rouge, les lèvres maquillées de la même couleur, il danse avec elle. « I follow you deep sea baby… » Il s’échappe en plongeant dans les fictions qu’il s’invente. Mais la réalité est tellement plus cruelle et elle le rattrape toujours comme les autres garçons qui sont des bêtes assoiffées de violence. Elle le rattrape jusqu’à cette ultime épreuve dans la forêt où Matéo va les rejoindre, lui et les autres pensionnaires de la chambre 109. Jusqu’à ce que Noa participe à ce qui sera pour celui qui était son ami, « pire que la mort ». La réalité brute et insoutenable surgit alors, au terme d’un drame progressivement recomposé comme un puzzle, au fil des changements d’organisation de l’espace, reproduisant la classe, la cantine ou le bureau du chef d’établissement. Irréversible.
La rigoureuse structure dramaturgique conduit inexorablement vers cette révélation déchirante. Après qu’on lui a relaté une agression sexuelle contre un jeune homme dans un internat, l’auteure s’est posé la question qui rejaillit sans cesse à l’intérieur de son texte : « Comment est-il possible d’abuser de l’autre sans en avoir conscience ? » Loin d’être moralisatrice et sans approche psycho-sociologique aride, la pièce interroge plutôt subtilement la perversité dans les rapports entre les adolescents, les régressions masculines multiples et la barbarie qu’engendre paradoxalement le désir de grandir dans un ancrage essentialiste. Il s’agit aussi de questionner le consentement, le droit au refus – à aller « par ici » plutôt que « par là » comme les faces du tableau l’annonçaient à l’entrée – le droit à la distinction par rapport au groupe, par rapport aux mâles dominants. Et cela n’épargne pas plus les adolescents que les adultes.
Pierre Cuq et toute son équipe proposent ici un moment de théâtre d’une exceptionnelle intensité, portant haut la grande force du texte écrit par Marilyn Mattei. Faisant vaciller les certitudes, Seuil est une déflagration dont on ne sort pas indemne.