Mise en scène Vincent Dussart
Création 2015

Traduction : Anne Monfort ©L’Arche Editeur
Mise en scène : Vincent Dussart
Scénographie et lumières : Frédéric Cheli
Costumes : Vincent Dussart & Mathilde Buisson
Création sonore & musique live : Patrice Gallet
Avec Xavier Czapla, Patrice Gallet et Stéphane Szestak
Ingénieur du son & régie : Joris Valet

Salle à Avignon : L'Entrepôt

23 juillet 2016, L'Entrepôt, Avignon, Festival d'Avignon (OFF)

Avignon 2016. Festival off. Toujours beaucoup de spectacles dans sa programmation bigarrée mais la mise en scène d'un texte de Falk Richter attire l'attention.

Sortir des remparts et s’éloigner du tumulte intra-muros pour trouver un lieu ouvert, accueillant, coloré. Voilà l’itinéraire qui attend le festivalier souhaitant découvrir le travail de la compagnie de L’Arcade sur le texte de l’allemand Falk Richter, Sous la glace.

En ce samedi au ciel particulièrement orageux, l’atmosphère est étouffante dans la cour de L’Entrepôt. Les quelques gouttes de pluie tombées dans les minutes précédant l’entrée en salle n’améliorent rien. Les portes s’ouvrent, le public s’installe dans une semi pénombre, remarquant le corps presque nu du comédien, couché en position fœtale sur l’avant-scène. Une légère brume flotte déjà, perceptible dans les quelques rares faisceaux lumineux, créée sans doute par l’utilisation préalable d’une machine fumigène. Une certaine étrangeté règne sur le lieu où l’on prend place et où spontanément on se surprend à chuchoter, comme s’il s’agissait de soigneusement préserver le silence ambiant. Sous la glace. La température n’y envoie pas directement. Une fois les portes closes, le silence s’installe cette fois totalement. Une lumière blafarde éclaire le corps étendu. Un guitariste dont on devine la silhouette laisse échapper quelques notes de son instrument.

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Le corps bouge, se désengourdit et se lève. Jean Personne, interprété par Xavier Czapla, s’est redressé et se met à relater sur un ton désarmant de légèreté « le gel » de son monde, cette inertie dans laquelle, dès l’enfance, quand [il] est absent, personne ne [le] remarque. En proie à la solitude, abandonné et ignoré des siens, l’enfant qu’il est à ce moment-là, appelle inlassablement sans obtenir d’autre réponse que l’écho de sa propre voix quand tout est sous la glace, que rien ne bouge, que tout est immobile. C’est l’hypothermie, la chute vertigineuse de température malgré la chaleur de la salle où chacun se trouve dès le début renvoyé à soi, peut-être à son propre écho dans un monde sans pitié, comme les notes de guitare mornes résonnant dans l’espace, suivant l’arrangement de Patrice Gallet, comédien et musicien dans la pièce.

Jean Personne – Mister Nobody comme l’appelleront les personnages des autres consultants – travaille maintenant dans une entreprise. Par une sorte d’ellipse, le personnage passe de l’enfance au présent de l’âge adulte : « le gel » abolit la temporalité. La lumière se fait plus vive, produite par des sunstrips éclairant le trio de personnages, sculptant les corps et permettant d’insister sur l’espace vide entre eux. Sans échappatoire possible, Jean est encadré par deux autres consultants – Stéphane Szestak et Patrice Gallet, formant avec  Xavier Czapla un trio énergique et juste. Ils portent un costume, le même. L’un d’eux a fourni à Jean celui qui lui revient. Ils sont semblables dans leur « uniforme ». Seul, Jean reste pieds nus. Les deux autres vont lui asséner des leçons de consulting dont une des règles majeures consiste à ne jamais s’arrêter. Soirée newies, feedback pointu, personality fit, pressure handling, curiosity, personal effectiveness… A grand renfort de termes empruntés à l’anglais des affaires, ils vont le marteler de recommandations lui imposant d’être toujours performant. Faute d’exister vraiment. 

De face tout au long de la pièce, selon les souhaits du metteur en scène Vincent Dussart, les trois personnages nous disent un monde, le nôtre souvent : la nécessité de détruire l’Autre, d’exploiter ses faiblesses pour le seul profit de l’entreprise, pour rester compétitif, ne pas être dépassé. Dans le but illusoire d’exister enfin. C’est ce qu’entend le public, assommé par ce sociolecte économique envahissant et brutal, usité dans un débit de paroles très rapide, par des personnages, super-héros leurrés, authentiques fantoches au cœur d’un environnement qui les ignore, qui les exploite pour finalement les éliminer, les mettre hors-jeu définitivement avant que d’autres ne prennent leur place. Et Jean Personne cherche la sienne, voudrait toujours être entendu,  être Quelqu’un, lui qui a la charge de signifier le renvoi d’autres salariés pour justement exister : il doit donc faire l’expérience du cynisme de ce système dans lequel il ne reste plus la moindre trace d’humanité, même résiduelle. 

Les consultants finissent par hurler, la musique rock atteint la saturation, les lumières se font aveuglantes : la violence domine, exsudant du plateau, dans un univers où tout semble sacrifié à la souveraine productivité, unique valeur vers laquelle tendre.

Le public est mis en état de suffocation, continuellement renvoyé à un monde qui lui est terriblement familier. L’illusion réaliste finit par s’effriter pour laisser place à la réalité féroce, annulant toute possibilité d’espérer.

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La scénographie, très épurée, laisse voir simplement en fond de scène une figure blanche géante, représentant de façon schématique l’ourson de l’enfance, « le teddy bear en peluche, un peu déglingué » comme le dit Vincent Dussart. Pourtant, là encore, ce qui pourrait être l’élément symbolique venant rompre la solitude de Jean Personne, ce qui pourrait par ce gigantisme combler ses manques affectifs béants, ne fonctionne pas. D’objet tendre et rassurant, l’ourson perverti devient « un totem de consommation ». Le cœur qui bat à l’intérieur n’est qu’un projecteur rouge associé à un effet sonore. Usage de faux au grand jour pour détromper celui qui garderait encore quelque espoir. C’est à ses pieds que les personnages s’éteignent, engourdis à nouveau par ce froid qui va au-delà de la température ressentie, qui contamine tout, paralyse tout.

Le propos de Falk Richter est clair et sonne comme une sévère mise en garde à notre intention : « si vous vous oubliez les uns les autres, l’humanité va à sa perte ». Vincent Dussart, retraçant la genèse de son projet, précise d’ailleurs que c’est la vague de suicides dans une grande entreprise qui l’a conduit à ce texte, qui l’a amené à s’interroger sur les causes de cette maltraitance dans le travail et à se demander dans quelle mesure nous manquions aujourd’hui d’humanité. Le résultat est une mise en scène efficace, cinglante comme un vent polaire. On en sort abasourdi. L’averse a cependant cessée, le temps de la représentation. Restent cette sensation de froid intérieur et un vague écho. Est-ce que quelqu’un m’entend ? semble toujours hurler Jean Personne. Ces « paroles gelées » gravées durablement en soi surgissent encore à l’esprit. Par vagues à ressasser dans la marche du monde. Depuis quelque part. Peut-être sous notre propre glace…

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.
Crédits photo : © Corinne Marianne Pontoir
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