En s’installant, on remarque immédiatement que la surface de la scène est déjà bien pleine et on y perçoit plusieurs mouvements. L’imposant et somptueux décor pensé par Carlos Calvo laisse découvrir deux espaces distincts sur l plateau. À cour, la reconstitution du living d’un petit appartement, avec canapés et tables basses, des rideaux blancs translucides qui occultent partiellement les panneaux du décor, percés de grandes ouvertures figurant des fenêtres. On voit des instruments de musique, des bouteilles vides, des verres, des vêtements abandonnés çà et là, comme pendant une fête. Plusieurs comédiens portant des tenues colorées, comme pour une soirée justement, entrent : ils prennent une posture à tour de rôle, emportés par l’ivresse. À jardin, une rupture nette : un porte-manteau supportant des vêtements, des instruments de musique. Les coulisses. Une brèche vers le présent de la représentation. Une comédienne élégamment vêtue de noir, cuir et dentelles, regarde ce qu’il se passe dans la salle et à cour, dans la reconstitution du living.
Subitement, on est frappé par l’immense écran qui, décentré sur ce côté du plateau, la surplombe de manière inquiétante. Une image encore peu claire est projetée dessus : une foule indistincte, un rassemblement sur un cliché en noir et blanc, une archive de l’Histoire. En fond sonore, quelques notes d’une musique de fanfare. Presque tristes.
Sur l’écran apparaît alors la date : 1er janvier 1932. Dans le petit appartement approchent les douze coups de minuit. Tous sont réunis autour d’Agnès Eggling – bouleversante Julie Papin, tout au long du spectacle. Husz, Paulinka, Annabella, Baz. Tous sont des artistes. Tous sont confiants dans l’avenir : Hitler ne passera pas.
Tous s’accordent une bienfaisante insouciance entre excès de boissons, consommation d’opium et chansons joyeuses pour ce réveillon à Berlin. On reconnaît Just a gigolo d’abord en allemand puis repris en anglais par la comédienne située à jardin, avant que la joyeuse compagnie qui festoie ne reprenne le morceau en allemand une dernière fois. De la musique avant toute chose… Et une incursion très brechtienne d’emblée.
Les douze coups retentissent alors. On s’échange les vœux dans la joie et les brumes de la fête au fond des yeux. L’un des personnages affirme : « Je me sens relativement en sécurité ».
Zillah, la jeune femme à jardin telle une résurgence moderne du coryphée de la tragédie antique, marque la succession des dates et des faits en levant le poing – geste à la fois solennel et porteur d’une colère persistant par-delà les époques – vers le gigantesque écran qui s’allume et illustre les sombres événements de l’Histoire dans l’Allemagne des années 30. Les personnages qui se croisent dans l’appartement d’Agnès militent au parti communiste ou bien en sont des sympathisants. Ou bien encore sont peu stables quant à leurs opinions politiques. Mais tous finalement vacillent, emportés irrépressiblement par le tourbillon d’une Histoire épouvantable favorisant l’émergence progressive du Mal et des monstres.
Parfois, dans la lutte, ils sont déterminés et arcboutés sur leurs idéaux. C’est le cas d’Annabella, la militante résolue – poignante Agnès Pontier. Parfois chacun, chacune suit sa ligne propre comme Emil et Rosa, respectivement joués par Tonin Palazzatto et Bénédicte Simon. Tous deux communistes, tous deux si différents face à Agnès confuse, très tourmentée et insomniaque déjà, qui ne sait comment réagir suite aux recommandations du parti au sujet de son « sketch » avec le « Bébé rouge » – symbole vain pour un art qui se veut engagé dans la lutte, pour un communisme tel le colosse aux pied d’argile face à un fascisme progressant irrémédiablement dans le pays.
Parfois, ils reculent aussi, terrifiés par les monstres, ou par leurs propres comportements, comme Baz, remarquable Yacine Sif El Islam qui campe un personnage plein de justesse à travers la légèreté de ses errances homosexuelles autant que dans la douleur de ses renoncements. On retiendra aussi la très belle interprétation d’Annabelle Garcia qui joue Paulinka, opiomane quelque peu évaporée, portant robe en lamé brillant, perruque blonde lors du réveillon évocation par anticipation de la pin-up façon Marilyn. Elle n’est pas inquiète, ne suit pas Agnès dans son exaltation pour le communisme. Pour elle, les idées portées par Hitler sont « juste une phase, ça va passer ». Prête pour des concessions, elle euphémise tout et va même jusqu’à faire le salut nazi, ce qui arrache un cinglant « Salope ! » à Agnès. Instant comme une prédiction de la distance qui deviendra infranchissable et définitive entre elles. C’est pourtant Paulinka qui sauve Husz – Simon Delgrange, particulièrement convaincant dans son rôle – aux prises avec les nazis. Sans le conscientiser vraiment, elle s’interpose pour sauver son ami. Elle s’enfuit quand même en Russie, en larmes devant son amie Agnès qui se détourne d’elle.
Catherine Marnas, dans sa mise en scène, n’élude pas les séquences oniriques ou surnaturelles, très présentes dans la dramaturgie de Tony Kushner et qui s’insèrent toujours au cœur de la fiction résolument réaliste : le cauchemar (prophétique ?) d’Agnès avec l’apparition de Die Alte (La Vieille) – Bénédicte Simon ; ou encore celle très cinématographique de l’arrivée de la figure diabolique que représente Gottfried – Tonin Palazzotto, véritable incarnation du Mal. Signalons ici les très belles lumières de Michel Theuil qui crée chaque fois avec beaucoup de délicatesse, une atmosphère pleine d’irréalité.
C’est surtout Zillah qui interrompt le fil narratif et historique pour signaler d’abord qu’elle a écrit au président Reagan. Nous voici en 1985. Les temporalités se superposent et font percevoir d’étranges phénomènes d’échos, insoupçonnés. Elle menace le président républicain, le juge dangereux. Lui aussi. On retient le cri étouffé et terrible que fait entendre au milieu de son discours Sophie Richelieu, impressionnante comédienne et chanteuse qui illumine la scène. Mais c’est en introduisant l’alter ego de l’auteur lui-même que la pièce vient alors effleurer notre propre présent. Le merveilleux comédien Gurshad Shaheman est Xillah, l’auteur qui vient dialoguer avec Zillah qu’il reconnaît avoir créée. Celle-ci lui demande la faveur de pouvoir intervenir, de pouvoir se faire entendre d’Agnès car il n’y a pas de porosité narrative, pas de porosité temporelle dans la fiction théâtrale. C’est lui qui révèle l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche, après un remaniement du texte par Tony Kushner lui-même quand il a recrée la pièce en 2020. Zillah charge : « Ce clown du Queen’s avec des hôtels en faillite à la tête du pays ? No way ! » Et pourtant. Les boucles de l’Histoire semblent se refaire sans cesse. Partout. Réduits à l’impuissance, Zillah et Xillah assistent à l’avènement du nazisme à Allemagne, en regardant, silencieux, à travers les immenses ouvertures du décor donnant sur l’appartement d’Agnès qui perd progressivement sa flamboyance du réveillon. La fiction reste évidemment impuissante à changer le cours de l’Histoire.
Ainsi, il ne s’agit pas de donner la moindre leçon aux spectateurs avec les personnages. Pas de réelle exemplarité dans les comportements. Pas de vrais salauds non plus parmi Agnès et ses amis. Seul, leur aveuglement domine : ce sont des artistes désarmés qui n’ont pas vu l’imminence du danger, pas su évaluer la gravité des événements pour eux comme pour le monde entier. Cependant, revenant dessus à la fin, il reste sur l’image plus claire de la foule projetée sur l’écran au début, cette femme inconnue qui ne fait pas le salut nazi. Là, au milieu de tous les indifférents qui l’entourent, une étincelle de résistance.
Préférant tracer en surbrillance des lignes parallèles avec l’Histoire contemporaine de son pays – dans les années 80 jusqu’à la fin des 2010, Tony Kushner confère à la fiction dramatique sans cesse mise à distance ici par les rôles de Zillah et Xillah, une fonction hautement politique pour alerter contre le risque permanent que constituent les idées d’extrême droite. Et on comprend, on soutient avec ferveur le choix de ce texte mis en scène par Catherine Marnas qui propose aujourd’hui un véritable et nécessaire théâtre « de la colère », joué par des comédiens formidablement engagés, dans un monde – le nôtre – où les monstres paraissent ne jamais dormir longtemps.