Les Frères Karamazov

Mise en scène Frank Castorf

Texte Fédor Dostoïevski

Avec Hendrik Arnst (Fiodor Pavlovitch Karamazov), Marc Hosemann (Dimitri Fiodorovitch Karamazov), Alexander Scheer (Ivan Fiodorovitch Karamazov), Daniel Zillmann (Alexeï Fiodorovitch Karamazov), Sophie Rois (Pavel Fiodorovitch Smerdiakov), Kathrin Angerer (Agrafena Alexandrovna Svetlova, Grouchenka), Lilith Stangenberg (Katerina Ivanovna Verchovzeva), Jeanne Balibar (Starez Ossipovna, Katerina Ossipovna Chochlakova et Le Diable), Patrick Güldenberg (Michail Ossipovitch Rakitine), Margarita Breitkreiz (Lisaveta Smerdiatchaya), Frank Büttner (Le Père Ferapont).

Scénographie, costumes Bert Neumann
Lumières Lothar Baumgarter
Vidéo Andreas Deinert, Jens Crull
Caméra Andreas Deinert, Mathias Klütz, Adrien Lamande
Montage Jens Crull
Musique Wolfgang Urzendowsky
Son Klaus Dobbrick, Tobias Gringel
Prise de son William Minke, Dario Brinkmann
Dramaturgie Sebastian Kaiser

Coproduction Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz (Berlin), Wiener Festwochen. Coréalisation MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Festival d’Automne à Paris.

Spectacle créé le 29 mai 2015 au Wiener Festwochen.

Une épreuve dont on sort sonné, une expérience qu'on a envie de revivre en se plongeant dans Dostoïevski. Une interrogation aux limites du théâtre, de l'image, de l'acteur. Sans doute unique.

crwekjnwiaeq4ld

 

Le rendez-vous a été fixé dans l'ancienne usine de chaudières Babcock & Wilcox à La Courneuve. Cette friche industrielle aux dimensions gigantesques a été choisie pour inaugurer la 45e édition du Festival d'Automne à Paris et devenir par la suite un lieu dévolu à l'art contemporain et à la création, sous l'impulsion de la MC93 (Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny). Pour cette première, le Festival met les petits plats dans les grands en invitant la délirante production des Frères Karamazov imaginée par le metteur en scène allemand Frank Castorf. Actuellement directeur de la Volksbühne de Berlin jusqu'en 2017, Castorf a bâti – dans un premier temps avec Christoph Marthaler, puis seul – la réputation d'une troupe d'acteurs et d'un lieu devenu emblématique du théâtre contemporain.

Rien de mieux qu'un mélange de scandale et de démesure pour que la rentrée théâtrale débute sous les meilleurs auspices. Ce Léviathan littéraire affiche en effet une durée de 6h15 mais il en faut davantage pour décourager les nombreux spectateurs qui se plient aux contraintes horaires pour être présents sur site dès la fin de l'après-midi. Au micro, on annonce un acteur malade, un deuxième absent. Le spectacle finit par commencer, un technicien lit les répliques sur le script tandis qu'on diffuse certaines scènes pré-enregistrées durant les représentations berlinoises, ce qui occasionne d'inévitables "raccords" et décalages… On pourrait finir par croire que la soirée est mal engagée et le chaos certain ; en témoigne le coup d'éclat de cette spectatrice, levant le poing et criant "Le théâtre mérite mieux", en quittant la salle à la fin de la première partie…

Réactionnaire réaction ? Si le théâtre "mérite mieux", c'est sans doute parce qu'on s'en tient à une définition classique et épurée – très éloignée des intentions et des modifications radicales que propose Castorf. Sans aller jusqu'à refuser l'axiome littéraire et religieux ("Au commencement était le verbe"), il est évident que la religion castorfienne cherche à substituer à la chair traditionnelle de l'acteur l'image vidéo en guise de réalité augmentée. Cette omniprésence de la vidéo fonctionne à la manière d'une excroissance visuelle et mentale pour traquer le jeu de l'acteur dans toute ses dimensions, y compris invisibles depuis le point de vue du spectateur. Chez Castorf, la technologie des images est au service d'une forme de pression réflexive et intellectuelle qu'il exerce sur le spectateur d'un bout à l'autre de la pièce. En faisant exploser la dimension spatiale et temporelle, Castorf exige du public qu'il se soumette corps et âme à l'idée que le théâtre n'existe pas en dehors d'une Gesamtkunstwerk – une œuvre d'art totale. Dans cette perspective, oui, le théâtre mérite toujours "mieux" et ces Karamazov en sont la parfaite démonstration.

La scénographie de Bert Neumann propose une lecture scénique qui repose sur des principes qui, pris indépendamment, sont absolument aberrants et contradictoires mais qui, saisis dans la globalité de la mise en scène (et en partie grâce à l'utilisation de la vidéo), forment une unité parfaite. Parmi ces éléments, il y a la question de l'espace : cette largeur démesurée qui oblige les acteurs à se déplacer latéralement sur une longue distance, ou bien ces espaces dissimulés à l'arrière-scène où seule la caméra peut pénétrer. Citons également des éléments improbables comme ce bassin d'eau entouré d'une fine margelle, au milieu duquel trône un kiosque de jardin. Les acteurs marchent avec dégoût dans cette eau noire, et la si bien nommée Lisaveta Smerdiatchaya (magnifique Margarita Breitkreiz), tente en vain d'y pénétrer avec son fauteuil roulant et chute lamentablement.

new-karamazov-c-thomas-aurin-tt-width-1600-height-1067-fill-0-crop-0-bgcolor-eeeeee-nozoom_default-1-lazyload-0

Un immense écran central sert de point de référence sur lequel le regard se pose tantôt pour y lire la traduction française des répliques allemandes, tantôt simplement se laisser happer par le flux ininterrompu filmé en direct par plusieurs équipes filmant caméra à l'épaule. L'instabilité des images peut laisser penser que les techniciens saisissent des instants au hasard, là où se pose leur objectif. C'est là un "trompe l'œil" majeur car le spectateur comprend progressivement que toutes les scènes ont été répétées au millimètre, que le moindre cadrage ou le moindre gros plan répond à une nécessité dramatique. La coordination des équipes techniques est à un tel point de perfection qu'un un personnage est filmé en continu par plusieurs caméras dans sa course folle d'un bâtiment à l'autre, toute l'action saisie sous plusieurs angles et diffusée en direct sur l'écran central avec un art du rythme et du montage fabuleux.

La découverte de ce hors-champ participe de ce travail de Castorf sur l'espace et la temporalité du théâtre. La scène se charge d'une irrésistible électricité qui éclate par fragments de texte éructés et déchirants. Quel plus bel hommage rendu au dernier chef d'œuvre de Dostoïevski que la vision de ces acteurs dont le corps est traversé par le texte comme par une brûlure ? Six heures durant, on traverse ce réseau narratif à la fois dense et complexe qui prend pour matrice initiale l'histoire familiale des Karamazov et la tragédie du parricide. Au-delà des questions philosophiques et morales, Castorf s'attache à greffer des éléments composites dans ce qui pourrait s'assimiler à un art de la digression. La révolte des frères contre l'autorité paternelle et au-delà, religieuse, se lit dans les extraits virulents de DJ Stalingrad qui dépeint les espoirs et les frustrations d'une jeunesse russe prisonnière des fantômes communistes et la tentation extrémiste et nationaliste. Une lecture politique de l'actualité investit la réflexion romanesque de Dostoïevski, opérant des trouées vertigineuses dans le drame. Si la première partie peut apparaître plus structurée et resserrée, la seconde fait éclater des longueurs et des parenthèses façon "matriochkas narratives" – reprenant le tempo exact du roman de Dostoïevski. On abandonne l'intrigue et les interrogations tissées autour de l'assassinat du père pour plonger dans des digressions politiques et philosophiques

Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz, Berlin Aufbau "Die Brüder Karamasow" nach Fjodor Dostojewski, Regie und Textadaption: Frank Castorf, Bühne und Kostüme: Bert Neumann, Wiener Premiere: 9.5..2015, Berliner Premiere: 6.11.2015, mit: Alexander Scheer (Iwan Fjodorowitsch Karamasow), Copyright (C) Thomas Aurin Gleditschstr. 45, D-10781 Berlin Tel.:+49 (0)30 2175 6205 Mobil.:+49 (0)170 2933679 Veröffentlichung nur gegen Honorar zzgl. 7% MWSt. und Belegexemplar Steuer Nr.: 11/18/213/52812, UID Nr.: DE 170 902 977 Commerzbank, BLZ: 810 80 000, Konto-Nr.: 316 030 000 SWIFT-BIC: DRES DE FF 810, IBAN: DE07 81080000 0316030000

Comme toujours chez Frank Castorf, le diable se dissimule dans ce genre de détails ; un beau diable aux multiples visages, incarné par une Jeanne Balibar au sommet de son art qui débarque au bout de six heures de spectacle sur des pointes de ballerine dans un dialogue inoubliable où se (re)joue la tentation du Christ entre un Кока-кола fait de néon rouges et le cadavérique " Christ au tombeau" de Hans Holbein. Au-delà de la citation des évangiles, Castorf fait également allusion dans cette scène à l'ébranlement psychique que provoqua sur Dostoïevski l'original exposé en 1867 au musée de Bâle. De même, ce gigantesque monologue du Grand Inquisiteur où, pendant près de vingt minutes Alexander Scheer harangue Berlin depuis le toit de la Volksbühne… Scène délirante autant que mégalomane, toute la séquence est diffusée ce soir-là en différé d'après l'enregistrement qui avait été réalisé sur à Berlin (et filmée en direct les soirs précédents, depuis le toit de l'usine Babcock dans la lumière du crépuscule). Cet Ivan Karamazov plus vrai que nature repousse les limites de la foi, reprenant à son compte l'argumentation du Grand Inquisiteur qui explique à Jésus pourquoi son retour n’est pas le bienvenu et qu'il n'entend pas le laisser à nouveau "déranger" l'Humanité par son discours fallacieux. Castorf se saisit de l'occasion pour signer une des scènes les plus hallucinantes de toute la soirée. "Nous ne sommes pas avec Toi, mais avec lui, depuis longtemps déjà" dit le Grand Inquisiteur à Jésus, lui signifiant sur le mode du blasphème et de la subversion que contrairement au démon, l'action du fils de Dieu a consisté à manipuler et à berner les humains : "Ils mourront paisiblement, ils s’éteindront doucement en ton nom, et dans l’au-delà, ils ne trouveront que la mort". Ce retournement dialectique fait des trois tentations du Christ, une succession de trois erreurs qui expliquent en partie pourquoi la croyance religieuse n'a plus de prise sur les hommes. Castorf montre Ivan Karamazov en Christ aux outrages, portant le tableau d'Holbein à la fois comme un miroir et un fardeau spirituel avec, en filigrane l'allusion aux automutilations du sinistre Jesus Christ Allin (ou GG Allin) – performeur et chanteur punk hardcore. Avec la même provocation quasi hérétique d'un Holbein montrant le corps du Christ réduit à son état de matière en putréfaction, Castorf radicalise l'image du désir à travers des poupées gonflables et mélange avec un malin plaisir les chants orthodoxes au "Je t'aime, moi non plus" de Gainsbourg.

C'est une évidence : l'ultime chef d’œuvre de Dostoïevski est porté par des acteurs capables de suivre les déraisonnables intentions de Frank Castorf. Avec trois rôles à elle seule, Jeanne Balibar cumule performance et paradoxes. On la retrouve successivement en starets Ossipovna, Katerina Ossipovna Chochlakova et enfin, en Diable dans la dernière scène. Récitant en langue allemande un texte volubile dont on mesure aisément la difficulté de mémorisation, l'actrice alterne avec maestria des moments d'élucubrations psychanalytiques et l'érotisme pervers d'une prose introvertie. Incarné par une femme (Sophie Rois), Smerdiakov gagne en relief et en arrière fond ce que lui refuse d'ordinaire sa position de quatrième frère rejeté. Hendrick Arnst incarne le paternel Fiodor Karamazov, d'une épaisseur délicieusement écoeurante et vulgaire. Brelan d'as pour les trois rôles féminins Lilith Stangenberg (Katerina Ivanovna Verchovzeva), Kathrin Angerer (Svetlova, Grouchenka) et l'admirable Margarita Breitkrieg en Lisaveta Smerdiatchaya. Les trois frères réalisent une performance au-delà des mots, à commencer par Alexander Scheer  en Ivan philosophe mystique, Marc Hosemann, Dmitri phénoménal de présence et d'abattage, sans oublier Daniel Zillmann, Aliocha prisonnier d'une foi sincère et naïve, personnage fragile et attachant. Le Rakitine hystérisant de Patrick Güldenberg et le Père Ferapont magistral de Frank Büttner complètent ce plateau d'exception.

 

 

Avatar photo
David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici