"Une insensée cochonnerie", voilà comment les commentateurs qualifiaient "l'Eveil du printemps" de Frank Wedekind (1864). Ecrite en 1891, la pièce dut pourtant attendre 1906 pour être enfin représentée. Signée Max Reinhardt, la mise en scène fit l'impasse sur certaines scènes jugées décidément trop choquantes, ce qui fera dire à Wedekind – qui tenait ce soir-là le rôle énigmatique de l'homme masqué – qu'il s'agissait d'une défiguration.
Cette histoire d'adolescents découvrant les interdits et la sexualité éclate comme une bombe dans l'Allemagne de Bismarck. Le procès en censure donnera à la pièce le ferment scandaleux qui conforta sa réputation dans les années qui suivront. À la croisée du chirurgien et du sociologue, Wedekind expose l'histoire de l'adolescence et de la puberté sous ses trois formes simultanées à savoir : biologique, psychique et sociale. Les adolescents y sont montrés à travers des comportements qui font d'eux des êtres intermédiaires – ni vraiment enfants, ni encore adultes – dont le comportement de groupe sert de moteur vivant à leur métamorphose.
En faisant éclater les codes d'un naturalisme étroit, le style de Wedekind fait intervenir beaucoup de personnages, au risque de brouiller parfois l'intelligibilité des répliques. On navigue entre les échanges intimes et les dialogues des adolescents avec l'autorité du cercle parental ou de la société des professeurs. Rarement joué sur les scènes françaises, cet Eveil du printemps est une "tragédie enfantine" qui contient en elle-même une prolifération de drames intimes avec Melchior, Moritz, Wendla, Ilse, Martha, Théa, Hans et Ernst comme autant de facettes d'une adolescence protéiforme. Avec un soin très didactique et un brin suranné, Wedekind ouvre grand le livre d'images d'une perversité qui a pu en son temps évoquer provoquer soupirs d'aise et cris d'effroi. Masturbation, sadomasochisme, homosexualité… sans rien bousculer de cette grammaire du rite de passage vers l'âge adulte, la mise en scène de Clément Hervieu-Léger aligne des situations dont le caractère interlope se lit dans un jeu souvent téléphoné et convenu (la candeur surlignée du Moritz de Christophe Montenez ou les vapeurs ingénues de Georgia Scalliet en Wendla… pour ne citer que ces deux éléments). Les parties de football font écho aux jeux interdits, on joue à poursuivre l'autre, à le saisir dans ses bras, la scène vibre de ces courses et de ces jeunes corps en émoi.
Richard Peduzzi a imaginé ces adolescents turbulents entre les hauts murs d'une structure monochrome. Le noir-bleuté de cet espace vertical s'ouvre et se referme à la façon d'une boîte à musique ou boîte à jouets (ah, ce carillon initial jouant l'entrée en matière des Scènes d'enfant de Schumann…), avec d'impressionnants effets visuels qui transforment les colonnes en un sous-bois abstrait et inquiétant. Le scénographe de soixante-quinze ans fait son entrée à la Comédie française avec une scénographie épurée qui rend plus dérisoires encore les pulsions délétères de cette bande d'adolescents. La brûlure de la sexualité naissante et les effusions sentimentales contrastent vivement avec un décor sombre et glacial qui prend tout son sens au moment où l'action bascule avec l'avortement de la jeune fille et le suicide de Moritz. Cette irruption de la cruauté dans l'innocence cède la place, au-delà de la métaphore romantique, à une conclusion qui porte en elle tout le poids du désenchantement et d'une poésie très faustienne. Melchior (saisissant Sébastien Poudreroux) dialogue avec le fantôme de son ami disparu, tandis qu'un mystérieux homme masqué lui apprend les conséquences funestes de l'avortement de Wendla.
Si le choix de la version intégrale contraint à une longueur un rien émolliente (Trois heures sans entracte), il reste en définitive l'impression d'une troupe qui a su capter l'attention par la justesse des tempos et l'engagement très maîtrisé, malgré les quelques réserves évoquées plus haut.