
Une jeune fille investit le plateau, elle parle vite et fort, sans discontinuer, dans une adresse au public qui déplace aussitôt la convention théâtrale, car il s’agit pour elle de raconter une histoire « que j’ai lue. Que j’ai vue. Que j’ai revue cent fois », celle du Vilain petit canard.
Le début du spectacle amuse d’emblée par sa fantaisie, sa drôlerie, et surtout la gouaille de son interprète, la comédienne Nelly Pulicani qui crée là un personnage digne de la Winnie d’Oh les beaux jours, à la croisée entre l’innocence des imageries de l’enfance, et l’ironie légère de celle qui n’est plus dupe.
Très vite le récit du conte est avorté, au moment de l’entrée au monde de ce canard moqué pour sa différence, car bien sûr Zoé, oui le personnage s’appelle Zoé, elle vient enfin de se présenter, n’a pas envie de raconter cette histoire, ou plutôt c’est là que pour elle l’histoire s’arrête et que sa propre histoire commence. Zoé est orpheline, et ce conte d’Andersen ressassé tant de fois ravive une plaie encore béante sur la question de sa naissance.
Débute alors le récit de Zoé, la construction de son identité, sa fougue du langage et de la répétition pour compenser le vide des origines, parler, parler, parler pour exister, chanter parfois, rire et manger du Benco. C’est à travers les infimes détails de la parole, une parole simple et enfantine, que se dessine le chaos du personnage qui se raccroche au goût du chocolat en poudre, au son de sa propre voix, au besoin de la présence de l’autre, afin que le vide ne soit pas visible ni palpable. Seules parfois les paroles des chansons interprétées par Zoé se permettent de signifier l’indicible :
« J’AI MARCHÉ LES TEMPES BRÛLANTES,
CROYANT ÉTOUFFER SOUS MES PAS,
LES VOIES DU PASSÉ QUI NOUS HANTENT
ET REVIENNENT SONNER LE GLAS.
J’AI MIS MON DOS NU À L’ÉCORCE,
L’ARBRE M’A REDONNÉ DES FORCES,
ET L’ODEUR DES MÛRES ÉCRASÉES
C’EST FOU, TOUT,
J’AI TOUT RETROUVÉ. »
(D’après Barbara, « Mon enfance »)
Enfin, dans une troisième partie, Zoé est une jeune femme lucide. La métamorphose s’opère dans une magnifique scène finale où le personnage se revêt, au sens propre comme au figuré, de toute son histoire car s’il y a « une contrainte à la métamorphose » comme l’écrit Cyrulnik dans Les Vilains petits canards, il y a aussi une conscience du passé et de la souffrance sur laquelle on est obligé de se construir.
« Qui aurait pu penser que je parlais pour me taire ? Les mots que je disais servaient à cacher ceux qu'il ne fallait pas dire » écrit le même Boris Cyrulnik dans Sauve-toi, la vie t’appelle…

Cette lecture du spectacle n’est possible que grâce à la mise en scène, à la scénographie et à la convocation au plateau de langages multiples qui se passent le relai pour accompagner le personnage dans le déploiement de son existence. Quelle ingénieuse idée de nous épargner un texte boursouflé de signifiant pour l’adulte en forme de leçon de vie pour le jeune public ! Pour autant il fallait bien, pour le metteur en scène et son équipe, servir un propos et tracer le parcours de Zoé. Ainsi le spectacle est construit sur l’errance du personnage, depuis sa course à travers bois, sa tranche de vie avec un ermite musicien trop sympa, ou encore la compagnie d’une grue rare et toujours souriante…Le jeune public y voit un conte loufoque, drôle et fantaisiste sur la difficulté de grandir et de se construire, l’adulte quant à lui peut percevoir le dédale intérieur d’une enfance meurtrie, qui cherche à coups de fuites et d’amis imaginaires l’humanité qu’on lui a promis. Pour animer ce paysage intérieur, musique, peinture, vidéo, toutes ces différentes disciplines deviennent langages scéniques qui se complètent magnifiquement pour soutenir le voyage initiatique de Zoé dans l’accomplissement de sa quête et d’une issue aussi belle que celle de ce conte lu, vu, revu cent fois : « Maintenant il se sentait heureux de toutes ses souffrances et de tous ses chagrins ; maintenant pour la première fois il goûtait tout son bonheur en voyant la magnificence qui l’entourait ». Et lorsqu’à la fin Zoé se transforme en femme, c’est du récit de cette vie de heurts, de rêves et de rencontres qu’elle s’habille, mais on se gardera bien de dévoiler comment la mise en scène permet de rassembler tous ces petits bouts de vie pour construire l’armure de son existence à venir.
Vilain ! est à la fois le récit et le spectacle d’une métamorphose, peut-être celui d’une naissance, ou d’une renaissance, qui raconte comment, si rien ne s’efface ni ne disparaît, on peut redonner de la couleur aux formes les plus sombres. « Le début je ne m’en souviens pas. M’en souviens pas m’en souviens pas on va pas en faire un plat. Ma première naissance j’étais pas là. Absente ! Faudra apporter un mot d’excuse. Je ne m’en souviens pas et personne pour me la raconter », ainsi parle Zoé aux petits comme aux grands, entre conscience et autodérision, avec l’optimisme pour seul horizon.