Pénétrant dans l’espace théâtral aménagé pour l’occasion, on s’installe dans les gradins, observant le plateau qui se caractérise par sa grande sobriété. Seulement un rideau de plastique, tendu de travers, de part et d’autre en fond du plateau et derrière lequel on distingue seulement une silhouette floue. Pas de décor, pas d’accessoires, ce qui non seulement rappelle l’approche scénique du duo Un Poyo Rojo mais évoque aussi déjà la prédominance du travail de l’acteur avec son corps. C’est alors que la silhouette s’anime et il surgit en robe de chambre, comme au saut du lit, presque mal réveillé. Le costume possible pour un personnage du temps du confinement où chacun s’était installé dans une forme de vie domestique au ralenti. Il se déplace à cour, allume ce qui semble être un miroir. Se regarde. S’étonne de son reflet peut-être. Il décroche l’objet qui se révèle être une loupe, s’observe alors face à nous, la loupe grossissant les traits de son visage. Et il s’amuse, bien sûr ! Le théâtre est jeu, le corps et ses possibles autant de jouets à disposition. Les yeux froncés ou écarquillés, il entre dans un ballet dont les mimiques désopilantes passent jusqu’à nous par le prisme de la loupe. Dans cet exercice facétieux, le personnage tout en grimaces pour tuer l’ennui, finit par laisser voir l’acteur c’est-à-dire l’homme sous le masque déformé du visage, dans une habile mise en abyme. Un homme dans sa simplicité. Un homme évidemment comme les autres.
Les scènes vont alors se succéder et les personnages défiler sans interruption. Par les mouvements de son corps formé au mime et à la danse, Luciano nous renvoie au pouvoir souvent paralysant des images, zappant d’une chaîne de télé à l’autre – face à un quatrième mur, écran de verre hypothétique derrière lequel nous nous trouvons dans les gradins. Car nous allons tous vite, nous sommes nous-mêmes la vitesse. L’acteur jouant sur scène n’est au fond qu’un reflet de ce rythme incontrôlable. À travers cette nouvelle loupe imaginaire cette fois, c’est un terrible constat qui est fait mais mieux vaut en rire, semble-t-il nous dire. Passant d’une humeur à l’autre, passant d’un sexe à l’autre, toujours sur le fil de l’identité, Luciano se drape dans le rideau. Recourant aux techniques de synchronisation labiale qui ont fait son succès, il se lance dans un playback sensuel et grotesque à la fois, avec Puro teatro de La Lupe, chanteuse cubaine ayant connu le succès à la fin des années soixante. Le morceau est tiré de l’album sorti en 1969 dont le titre est Es la reina. Et c’est bien une « reina » que nous voyons en définitive. Sa gestuelle travaillée pour la chanson, son utilisation du rideau comme d’une robe de gala, son interprétation parfaitement synchronisée et maîtrisée nous fait oublier le comédien d’origine argentine. Presque oublier. Les paroles de la chanson résonnent, entêtantes. Tu drama no es necesario, ya conozco ese teatro. Comme si l’acteur s’en prenait à lui-même sans indulgence. Comme s’il se rappelait, comme s’il nous rappelait une fois encore, qu’il est un homme qui joue. Falsedad bien ensayada. Le piège de l’illusion est sans cesse déjoué, même s’il ne peut s’empêcher de continuer à être acteur, au gré des différents personnages qui apparaissent. De l’horoscope jusqu’à l’émission d’aérobic, la galerie s’étoffe, prend vie et nous ancre dans un quotidien drôle et familier.
Les lumières changent et, au détour d’une phrase, on capte pourtant un message plus engagé. « On achète des médicaments, on achète pas la santé ». Les morceaux sonores sont aussi efficacement choisis et montés qu’ils sont parfaitement doublés. La reconstitution d’une scène de télécrochet est pour cela l’occasion de dénoncer aussi le tout-en-images, tout-en-paroles de notre monde moderne et souvent consensuel, empêchant l’individu d’émerger dans une doxa inarrêtable. Les tentatives de prise de parole de la jeune candidate se retrouvent étouffées sous l’écrasante logorrhée des jurys, sous leurs ricanements qu’elle subit, impuissante à se faire entendre. Un comble après avoir interprété un morceau de la chanteuse « à voix », Mariah Carey ! Et l’humain dans tout cela ? Le visage du comédien semble sans cesse s’interroger, et nous interroger par la même occasion.
Cet extraordinaire travail sur la voix n’efface en rien celui sur le corps. Exécutant une chorégraphie aussi étrange que fascinante, il se contorsionne, debout, dos au public, faisant apparaître une créature animale et superbe. Le tatouage dans son dos lui donne des ailes. Ou presque là aussi. Jacques Lecoq dit que « chaque geste possède une sonorité, une voix ». C’est exactement ce qui semble être revendiqué dans cette séquence, sous une lumière irréelle. Comme une fusion de ses aptitudes. Comme une affirmation du corps poétique. Et, bien entendu, parce qu’il n’est pas question de céder à la gravité, tout cela s’achève dans un éclat de rire plein de malice où le comédien révèle que les bruits de craquement de ses os, ne sont que ceux produits par l’écrasement d’une bouteille en plastique. Puro teatro.
Enfin, la dernière partie du spectacle fait voir et entendre des paroles de doubleurs, dans une nouvelle mise en abyme où chacun est finalement lui-même doublé ici. « Il est la star, je suis la voix ». On accompagne alors l’homme-artiste dans une méditation sur sa propre pratique où il entend résolument « donner la parole au corps des acteurs ».
Et dans un glissement à peine perceptible, il s’adresse directement à nous. « Pourquoi je fais ce que je fais ? » s’est-il ainsi demandé pendant ce temps d’isolement forcé et de retour à soi que les difficiles conditions sanitaires de l’année dernière a provoqué. Le sens toujours recherché, loin du tout-numérique. Tombant le masque du jeu, Luciano avoue avec émotion, qu’il s’est finalement « rencontré » jusqu’à venir au-devant de son public pour le dire. À sa façon. C’est-à-dire avec… et sans mots aussi. Quoi qu’il en soit, lors de cette édition du Off, l’Apocalipsync a bien eu lieu. Vraiment, tant mieux !