Apocalipsync
Sur une idée de Luciano Rosso
Mise en scène : Luciano Rosso et María Saccone
Décors, costumes et lumières : Luciano Rosso et Oria Puppo
Son : Lolita de Magalhaes Saldanha

Accueil en résidence : Espace Georges Simenon – Rosny-sous-Bois / Quai des Arts – Argentan / Teatro Franco Parenti – Milan / Théâtre du Rond-Point – Paris

Production et diffusion : Quartier Libre Productions

Création le 7 juillet 2021 à l’Espace Alya
Tous les soirs à 19h20

Avvignon le Off, Espace Alya le 7 juillet 2021, 19h20

Que de chemin parcouru depuis le Prix du public au Festival Off 2014 en compagnie d’Alfonso Barón avec qui ils forment le dynamique duo Un Poyo Rojo ! Après les avoir découverts à cette occasion, Wanderer les avait retrouvés avec grand plaisir à l’auditorium Michel Petrucciani de Montélimar à l’automne 2017. Nous saluions déjà cette fureur de jouer qui semble les habiter, cette maîtrise des corps s’entrechoquant ou se frôlant langoureusement. Après un nouveau passage au Théâtre du Rond-Point du 18 juin au 3 juillet dernier, Luciano quitte provisoirement son compagnon de route pour présenter dans le Off 2021 Apocalipsync, un spectacle en solo, né d’abord pendant le confinement, dans une version virtuelle au printemps 2020. Dans ce contexte contraignant et toujours avec l’esprit vif qui le caractérise, il a alors conduit une réflexion sur les effets de l’isolement, sur cette prédominance de l’image et de l’hyperconnexion qui s’est brutalement imposée à tous. En collaboration avec María Saccone, il a ensuite travaillé à une version pour la scène dans laquelle il propose avec finesse une galerie de personnages extravagants et familiers, tissant au fil du spectacle des liens entre ses différentes aptitudes au mime et à la synchronisation labiale, allant jusqu’à questionner son métier d’artiste. Nous ne pouvions donc pas manquer ce rendez-vous alliant virtuosité technique et dévoilement intime

Affiche du spectacle à l'Espace Alya tous les jours à 19h20 pendant le festival Off

Pénétrant dans l’espace théâtral aménagé pour l’occasion, on s’installe dans les gradins, observant le plateau qui se caractérise par sa grande sobriété. Seulement un rideau de plastique, tendu de travers, de part et d’autre en fond du plateau et derrière lequel on distingue seulement une silhouette floue. Pas de décor, pas d’accessoires, ce qui non seulement rappelle l’approche scénique du duo Un Poyo Rojo mais évoque aussi déjà la prédominance du travail de l’acteur avec son corps. C’est alors que la silhouette s’anime et il surgit en robe de chambre, comme au saut du lit, presque mal réveillé. Le costume possible pour un personnage du temps du confinement où chacun s’était installé dans une forme de vie domestique au ralenti. Il se déplace à cour, allume ce qui semble être un miroir. Se regarde. S’étonne de son reflet peut-être. Il décroche l’objet qui se révèle être une loupe, s’observe alors face à nous, la loupe grossissant les traits de son visage. Et il s’amuse, bien sûr ! Le théâtre est jeu, le corps et ses possibles autant de jouets à disposition. Les yeux froncés ou écarquillés, il entre dans un ballet dont les mimiques désopilantes passent jusqu’à nous par le prisme de la loupe. Dans cet exercice facétieux, le personnage tout en grimaces pour tuer l’ennui, finit par laisser voir l’acteur c’est-à-dire l’homme sous le masque déformé du visage, dans une habile mise en abyme. Un homme dans sa simplicité. Un homme évidemment comme les autres.

Luciano Rosso dans un de ses personnages

Les scènes vont alors se succéder et les personnages défiler sans interruption. Par les mouvements de son corps formé au mime et à la danse, Luciano nous renvoie au pouvoir souvent paralysant des images, zappant d’une chaîne de télé à l’autre – face à un quatrième mur, écran de verre hypothétique derrière lequel nous nous trouvons dans les gradins. Car nous allons tous vite, nous sommes nous-mêmes la vitesse. L’acteur jouant sur scène n’est au fond qu’un reflet de ce rythme incontrôlable. À travers cette nouvelle loupe imaginaire cette fois, c’est un terrible constat qui est fait mais mieux vaut en rire, semble-t-il nous dire. Passant d’une humeur à l’autre, passant d’un sexe à l’autre, toujours sur le fil de l’identité, Luciano se drape dans le rideau. Recourant aux techniques de synchronisation labiale qui ont fait son succès, il se lance dans un playback sensuel et grotesque à la fois, avec Puro teatro de La Lupe, chanteuse cubaine ayant connu le succès à la fin des années soixante. Le morceau est tiré de l’album sorti en 1969 dont le titre est Es la reina. Et c’est bien une « reina » que nous voyons en définitive. Sa gestuelle travaillée pour la chanson, son utilisation du rideau comme d’une robe de gala, son interprétation parfaitement synchronisée et maîtrisée nous fait oublier le comédien d’origine argentine. Presque oublier. Les paroles de la chanson résonnent, entêtantes. Tu drama no es necesario, ya conozco ese teatro. Comme si l’acteur s’en prenait à lui-même sans indulgence. Comme s’il se rappelait, comme s’il nous rappelait une fois encore, qu’il est un homme qui joue. Falsedad bien ensayada. Le piège de l’illusion est sans cesse déjoué, même s’il ne peut s’empêcher de continuer à être acteur, au gré des différents personnages qui apparaissent. De l’horoscope jusqu’à l’émission d’aérobic, la galerie s’étoffe, prend vie et nous ancre dans un quotidien drôle et familier.

Les lumières changent et, au détour d’une phrase, on capte pourtant un message plus engagé. « On achète des médicaments, on achète pas la santé ». Les morceaux sonores sont aussi efficacement choisis et montés qu’ils sont parfaitement doublés. La reconstitution d’une scène de télécrochet est pour cela l’occasion de dénoncer aussi le tout-en-images, tout-en-paroles de notre monde moderne et souvent consensuel, empêchant l’individu d’émerger dans une doxa inarrêtable. Les tentatives de prise de parole de la jeune candidate se retrouvent étouffées sous l’écrasante logorrhée des jurys, sous leurs ricanements qu’elle subit, impuissante à se faire entendre. Un comble après avoir interprété un morceau de la chanteuse « à voix », Mariah Carey !  Et l’humain dans tout cela ? Le visage du comédien semble sans cesse s’interroger, et nous interroger par la même occasion.

Un corps malléable

Cet extraordinaire travail sur la voix n’efface en rien celui sur le corps. Exécutant  une chorégraphie aussi étrange que fascinante, il se contorsionne, debout, dos au public, faisant apparaître une créature animale et superbe. Le tatouage dans son dos lui donne des ailes. Ou presque là aussi. Jacques Lecoq dit que « chaque geste possède une sonorité, une voix ». C’est exactement ce qui semble être revendiqué dans cette séquence, sous une lumière irréelle. Comme une fusion de ses aptitudes. Comme une affirmation du corps poétique. Et, bien entendu, parce qu’il n’est pas question de céder à la gravité, tout cela s’achève dans un éclat de rire plein de malice où le comédien révèle que les bruits de craquement de ses os, ne sont que ceux produits par l’écrasement d’une bouteille en plastique. Puro teatro.

Enfin, la dernière partie du spectacle fait voir et entendre des paroles de doubleurs, dans une nouvelle mise en abyme où chacun est finalement lui-même doublé ici. « Il est la star, je suis la voix ». On accompagne alors l’homme-artiste dans une méditation sur sa propre pratique où il entend résolument « donner la parole au corps des acteurs ».

L'artiste face au miroir-loupe

Et dans un glissement à peine perceptible, il s’adresse directement à nous. « Pourquoi je fais ce que je fais ? » s’est-il ainsi demandé pendant ce temps d’isolement forcé et de retour à soi que les difficiles conditions sanitaires de l’année dernière a provoqué. Le sens toujours recherché, loin du tout-numérique. Tombant le masque du jeu, Luciano avoue avec émotion, qu’il s’est finalement « rencontré » jusqu’à venir au-devant de son public pour le dire. À sa façon. C’est-à-dire avec… et sans mots aussi. Quoi qu’il en soit, lors de cette édition du Off, l’Apocalipsync a bien eu lieu. Vraiment, tant mieux !

 

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.

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