« Est-ce que je fais partie de la diversité ? » répète Radouan Leflahi au milieu de la pièce. Et si je suis berbère. Et si je suis homophobe. Et si je suis raciste. Et si… et si… Autant d’éventualités qui sont envisagées au fil d’un déplacement dynamique du plateau jusque dans la salle. Autant de questions posées au public souvent embarrassé pour répondre afin de déterminer si chacun « fait partie de la diversité ». Car la diversité est bien une des caractéristiques affichées de l’Europe d’aujourd’hui. La pièce parle de la jeunesse européenne, fait parler une jeunesse européenne, parle aussi à la jeunesse européenne, tournée vers un avenir aussi enthousiasmant qu’inquiétant. Sur le fil-frontière.
Itinéraires cherche à frapper l’esprit du public en emportant ce dernier dans une espèce de tourbillon et ce, dès l’entrée en salle par une scène tout en incongruités. Une chanteuse en robe de strass portant un masque à l’effigie de Catherine Deneuve, s’égosille de façon peu compréhensible dans un micro. Autour d’elle et jusque dans les gradins, d’autres comédiens en tenue de sport, torse nu pour les hommes, portant des masques d’oiseaux – sans ailes, uniformisés – dansent de manière provocante et presque agressive, miment aussi l’acte sexuel sur une musique rap hardcore portée à saturation. Saisissement garanti pour un début in medias res !
On est également captivé tout de suite par la scénographie choisie : un décor fait de panneaux de métal jaune, comme les parois d'un container, délimitant l’espace de jeu et les coulisses. Au centre, une double porte, imposante ouverture vers l’ailleurs du hors-scène. La vastitude du plateau est agrémentée notamment d’une table avec des chaises retournées et d’un piano à cour ; d’un réfrigérateur coincé à l’angle des panneaux à jardin, au-dessus duquel se trouve accroché un écran de télévision diffusant des images en continu. A cour comme à jardin, de hautes ouvertures dans les panneaux, difficilement atteignables, laissent passer la lumière.
L’espace paraît à la fois chaleureux mais la bigarrure qui le compose laisse présager la discontinuité qui marquera le déroulement de la pièce. Après l’ouverture, tandis qu’une séquence de La Mélodie du Bonheur défile – raffinement cynique – sur l’écran de télévision, le comédien Nicholas Catianis Jr vient relater un conte du réchauffement climatique : celui de Papa-Manchot et de sa famille, vivant heureux au Pays-des-Glaces jusqu’au jour où les glaces fondent et bouleversent leur équilibre. De cette perturbation découlent l’affolement et la fuite pour survivre ailleurs. C’est dans l’Autre-Pays que la famille Manchot trouvera alors refuge, en ayant laissé leur terre originelle, leurs proches, leur passé pour un autre présent fait d’incertitudes, un présent souvent difficile à comprendre et à accepter. Un itinéraire parmi tant d’autres, traversant les frontières, raconté en roumain et en français en deux temps différents.
Les récits, comme les langues utilisées d’ailleurs, s’enchaînent et s’entrelacent furieusement comme autant de trajectoires qui ne cessent de se mêler dans le projet construit par Yann Verburgh et Eugen Jebeleanu. Nouvel itinéraire, nouveau récit alors qu’on vient d’accrocher une reproduction du tableau de Guido Reni intitulé Saint Joseph avec l’Enfant Jésus, sur le panneau face au public, comme une évocation de la tendresse paternelle. Par une habile mise en abyme en contrepoint, micro en main, Radouan Leflahi met en scène Nicholas Catianis Jr et Claire Puygrenier : sous le tableau les surplombant, ils jouent une scène de son enfance avec sa mère. Corrigé par le comédien-metteur en scène de circonstance, ils reprennent la prononciation exacte des mots en langue berbère qui accompagnent le petit-déjeuner, le départ de cette femme pour le travail et la peur du jeune garçon qu’il était dans cette famille sans père, alors que le deuxième tour de la présidentielle de 2002 opposant Jean-Marie Le Pen à Jacques Chirac approche comme le journal télévisé de l’époque le montre sur l’écran. Un autre contrepoint. « Toi, tu es né ici et tu resteras ». La peur d’être le seul à rester, la peur du garçon éloigné à jamais de sa mère, renvoyée au Maroc au-delà de la lointaine frontière, sans possibilité de rentrer à la maison. La peur d’un itinéraire tragique. Un de plus, superposant le passé récent et le présent avec la montée des nationalismes, le sort des migrants – obstinément désignés ainsi pour bien les distinguer des « expatriés », qui sont nés du bon côté de la frontière et qui peuvent la traverser dans des itinéraires plus sereins.
Les histoires racontées parlent des mots, de leur sens. Les histoires racontées parlent aussi de théâtre dans une suprême mise en abyme, dominant l’ensemble du spectacle. Les Trois Sœurs, Hamlet, La Double Inconstance, Le Père croisent la route, la voix des jeunes comédiens-personnages. Tout cela dans un subtil entrelacs aux lignes nettes malgré tout, qui fait entrer en résonnance le récit personnel de chacun avec ces pièces du répertoire. Parmi ces itinéraires croisés repoussant d’autres frontières – celles entre réalité et fiction – on retiendra par exemple, celui de Claire Puygrenier évoquant avec force « sa honte d’être française » au cours d’une tournée qui l’a conduite en Afrique, avec la pièce de Marivaux.
Un des récits les plus marquants est sans aucun doute celui d’Ilinca Manolache souligné par un bruit sourd en fond sonore. Dans une longue diatribe sévère et désabusée, elle retrace son parcours en Roumanie, qui a fait d’elle une comédienne. Au bord des larmes – l’art de la comédienne ? – elle assène ses coups. « J’ai aimé jouer (…) Cet amour, je l’ai perdu ». Elle fixe le public au faîte d’une tension dont on se demande si elle est dramatique. « Je ne trouve plus le sens d’être là ». Elle reconnaît avoir cru que « le théâtre politique avait le pouvoir de sauver le monde » mais, résignée, n’y croit plus. « Quand je pense à l’Europe de demain (…) j’imagine le théâtre mourir ». Empreints d’un pessimisme glaçant, les mots nous heurtent frontalement, plongeant la salle dans un malaise palpable installé par les temps de silence qui syncopent sa prise de parole. L’idée d’Europe en question donc. Ce en quoi l’on a cru, ce que l’on risque finalement d’obtenir à quelques jours d’un scrutin bien réel. Europe du désenchantement pour sa jeunesse. « Tout est froid » et le repli identitaire gagne du terrain. Le spectacle théâtral se fait alors didactique : « Le sentiment d’appartenance, c’est là que naît la violence ». Sociale, sexiste, raciste, homophobe. Et la mise en scène fonctionne comme une chambre d’échos polyglottes qui retranscrit cette violence en mots sous la lumière chaude des projecteurs. Comme une tour de Babel sur le point d’atteindre son point de rupture. Sur le fil-frontière, une fois encore.
C’est à un moment de théâtre engagé auquel on assiste. Les comédiens, tous très justes, portent le texte avec détermination et sont eux-mêmes très physiquement engagés – sans doute le rythme se resserrera-t-il davantage dans les prochaines représentations. La compagnie des Ogres repousse toute tentation de tiédeur et nous offre une pièce-mosaïque reflétant les images de l’Europe d’aujourd’hui, sans complaisance. Un moment de théâtre politique ayant autant à voir avec les affaires entre les États qu’avec celles en cours à l’intérieur de la Ville.
« Un jour le monde changera » annonce le sous-titre de la pièce, avec les accents mystérieux et incertains de la prophétie. Alors que les applaudissements cessent, que les comédiens regagnent les coulisses, on quitte la salle, songeur. Entre lucidité et espérance malgré tout. Sans doute que ce jour adviendra. Et quel qu’il soit, il aura ici été pensé par le théâtre, forme artistique active et réflexive dans le 21ème siècle.