Itinéraires (Un jour le monde changera)

Mise en scène : Eugen Jebeleanu
Texte et dramaturgie : Yann Verburgh
Avec Ioana Bugarin, Nicolas Catianis Jr, Clémence Laboureau, Radouan Leflahi, Ilinca Manolache, Claire Puygrenier

Voix off et comédien vidéo : Alex Calin
Scénographie : Velica Panduru
Création sonore : Rémi Billardon
Création et régie lumière : Marine Levey
Assistant à la mise en scène : Ugo Léonard
Régie générale et plateau : Nina Tanné
Traduction en roumain : Diana Nechit
Surtitres Monica Zarna, Panthéa Paris Berlin
Direction de production Mickaël Le Bouëdec, Eux Trémä Production

Production : Compagnie des Ogres et Arcub Gabroveni – Centre Culturel de Bucarest

Coproduction : MCA, Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production : Le Phénix, Scène nationale de Valenciennes – Pôle européen de création dans le cadre du Campus partagé Amiens- Valenciennes ; Théâtre de Choisy-le-Roi – Scène conventionnée d’Intérêt National Art et Création pour la diversité linguistique ; Le Gallia Théâtre – Scène conventionnée d’intérêt national Art et Création pour la diversité linguistique ; Le Gallia Théâtre – Scène conventionnée d’intérêt national Art et Création de Saintes ; La Comédie de Béthune, Centre dramatique national Nord-Pas-de-Calais

Avec le soutien de La Chartreuse, CNES de Villeneuve Lez Avignon, de la SPEDIDAM et du Fonds de dotation POROSUS

Spectacle labellisé par la Saison croisée France-Roumanie 2018–19
Création à Arcub Gabroveni – Centre Culturel de Bucarest, Roumanie, le 15 mai 2019
Première en France, à la Comédie de Valence CDN Drôme-Ardèche, dans le cadre du festival Ambivalence(s), le 23 mai 2019

 

Valence, Comédie de Valence, jeudi 23 mai

Voilà près de dix ans que Richard Brunel a créé le festival Ambivalence(s). Nouvellement nommé à la tête du CDN Drôme-Ardèche, il souhaitait un événement autour des écritures dramatiques contemporaines et de la ville, afin de les faire entrer en résonance, afin de les questionner, de les faire se questionner également. Pour sa neuvième édition, le questionnement clairement affiché  s’énonce ainsi : « Ville frontière ? Ville sans frontière ? » Et Richard Brunel de poursuivre en indiquant que le festival 2019 « pose à la ville, avec les moyens du théâtre, les questions que le monde se pose ». Créée à Bucarest au cours du mois de mai, Itinéraires de la Compagnie des Ogres, écrit par Yann Verburgh et mis en scène par Eugen Jebeleanu prend ainsi place dans la programmation du festival de façon tout à fait évidente. Déjà remarqués pour l’écriture et la mise en scène d’Ogres qui, comme le dit la quatrième de couverture de l’édition Quartett, « propose un voyage au cœur de l’homophobie, aujourd’hui dans le monde », les deux artistes ancrés dans leur époque, s’interrogent ici par la voix de jeunes comédiens sur les frontières de tous ordres dans une Europe contemporaine cosmopolite, multiculturelle et simultanément traversée par de nombreux mouvements nationalistes. Wanderer était à la Comédie pour la première en France. 

 

« Est-ce que je fais partie de la diversité ? » répète Radouan Leflahi au milieu de la pièce. Et si je suis berbère. Et si je suis homophobe. Et si je suis raciste. Et si… et si… Autant d’éventualités qui sont envisagées au fil d’un déplacement dynamique du plateau jusque dans la salle. Autant de questions posées au public souvent embarrassé pour répondre afin de déterminer si chacun « fait partie de la diversité ». Car la diversité est bien une des caractéristiques affichées de l’Europe d’aujourd’hui. La pièce parle de la jeunesse européenne, fait parler une jeunesse européenne, parle aussi à la jeunesse européenne, tournée vers un avenir aussi enthousiasmant qu’inquiétant. Sur le fil-frontière.

Une ouverture en trombe

Itinéraires cherche à frapper l’esprit du public en emportant ce dernier dans une espèce de tourbillon et ce, dès l’entrée en salle par une scène tout en incongruités. Une chanteuse en robe de strass portant un masque à l’effigie de Catherine Deneuve, s’égosille de façon peu compréhensible dans un micro. Autour d’elle et jusque dans les gradins, d’autres comédiens en tenue de sport, torse nu pour les hommes, portant des masques d’oiseaux – sans ailes, uniformisés –  dansent de manière provocante et presque agressive, miment aussi l’acte sexuel sur une musique rap hardcore portée à saturation. Saisissement garanti pour un début in medias res !

On est également captivé tout de suite par la scénographie choisie : un décor fait de panneaux de métal jaune, comme les parois d'un container, délimitant l’espace de jeu et les coulisses. Au centre, une double porte, imposante ouverture vers l’ailleurs du hors-scène. La vastitude du plateau est agrémentée notamment d’une table avec des chaises retournées et d’un piano à cour ; d’un réfrigérateur coincé à l’angle des panneaux à jardin, au-dessus duquel se trouve accroché un écran de télévision diffusant des images en continu. A cour comme à jardin, de hautes ouvertures dans les panneaux, difficilement atteignables, laissent passer la lumière.

Ilinca Manolache et Nicholas Catianis Jr

L’espace paraît à la fois chaleureux mais la bigarrure qui le compose laisse présager la discontinuité qui marquera le déroulement de la pièce. Après l’ouverture, tandis qu’une séquence de La Mélodie du Bonheur  défile – raffinement cynique –  sur l’écran de télévision, le comédien Nicholas Catianis Jr vient relater un conte du réchauffement climatique : celui de Papa-Manchot et de sa famille, vivant heureux au Pays-des-Glaces jusqu’au jour où les glaces fondent et bouleversent leur équilibre. De cette perturbation découlent l’affolement et la fuite pour survivre ailleurs. C’est dans l’Autre-Pays que la famille Manchot trouvera alors refuge, en ayant laissé leur terre originelle, leurs proches, leur passé pour un autre présent fait d’incertitudes, un présent souvent difficile à comprendre et à accepter. Un itinéraire parmi tant d’autres, traversant les frontières, raconté en roumain et en français en deux temps différents.

Les récits, comme les langues utilisées d’ailleurs, s’enchaînent et s’entrelacent furieusement comme autant de trajectoires qui ne cessent de se mêler dans le projet construit par Yann Verburgh et Eugen Jebeleanu. Nouvel itinéraire, nouveau récit alors qu’on vient d’accrocher une reproduction du tableau de Guido Reni intitulé Saint Joseph avec l’Enfant Jésus, sur le panneau face au public, comme une évocation de la tendresse paternelle. Par une habile mise en abyme en contrepoint, micro en main, Radouan Leflahi met en scène Nicholas Catianis Jr et Claire Puygrenier : sous le tableau les surplombant, ils jouent une scène de son enfance avec sa mère. Corrigé par le comédien-metteur en scène de circonstance, ils reprennent la prononciation exacte des mots en langue berbère qui accompagnent le petit-déjeuner, le départ de cette femme pour le travail et la peur du jeune garçon qu’il était dans cette famille sans père, alors que le deuxième tour de la présidentielle de 2002 opposant Jean-Marie Le Pen à Jacques Chirac approche comme le journal télévisé de l’époque le montre sur l’écran. Un autre contrepoint. « Toi, tu es né ici et tu resteras ». La peur d’être le seul à rester, la peur du garçon éloigné à jamais de sa mère, renvoyée au Maroc au-delà de la lointaine frontière, sans possibilité de rentrer à la maison. La peur d’un itinéraire tragique. Un de plus, superposant le passé récent et le présent avec la montée des nationalismes, le sort des migrants – obstinément désignés ainsi pour bien les distinguer des « expatriés », qui sont nés du bon côté de la frontière et qui peuvent la traverser dans des itinéraires plus sereins.

De gauche à droite, Claire Puygrenier, Nicholas Catianis Jr, Ilinca Manolache, Radouan Leflahi et Ioana Bugarin

Les histoires racontées parlent des mots, de leur sens. Les histoires racontées parlent aussi de théâtre dans une suprême mise en abyme, dominant l’ensemble du spectacle. Les Trois Sœurs, Hamlet, La Double Inconstance, Le Père croisent la route, la voix des jeunes comédiens-personnages. Tout cela dans un subtil entrelacs aux lignes nettes malgré tout, qui fait entrer en résonnance le récit personnel de chacun avec ces pièces du répertoire. Parmi ces itinéraires croisés repoussant d’autres frontières – celles entre réalité et fiction –  on retiendra par exemple, celui de Claire Puygrenier évoquant avec force « sa honte d’être française » au cours d’une tournée qui l’a conduite en Afrique, avec la pièce de Marivaux.

Un des récits les plus marquants est sans aucun doute celui d’Ilinca Manolache souligné par un bruit sourd en fond sonore. Dans une longue diatribe sévère et désabusée, elle retrace son parcours en Roumanie, qui a fait d’elle une comédienne. Au bord des larmes – l’art de la comédienne ? – elle assène ses coups. « J’ai aimé jouer (…) Cet amour, je l’ai perdu ». Elle fixe le public au faîte d’une tension dont on se demande si elle est dramatique. « Je ne trouve plus le sens d’être là ». Elle reconnaît avoir cru que « le théâtre politique avait le pouvoir de sauver le monde » mais, résignée, n’y croit plus. « Quand je pense à l’Europe de demain (…) j’imagine le théâtre mourir ». Empreints d’un pessimisme glaçant, les mots nous heurtent frontalement, plongeant la salle dans un malaise palpable installé par les temps de silence qui syncopent sa prise de parole. L’idée d’Europe en question donc. Ce en quoi l’on a cru, ce que l’on risque finalement d’obtenir à quelques jours d’un scrutin bien réel. Europe du désenchantement pour sa jeunesse. « Tout est froid » et le repli identitaire gagne du terrain. Le spectacle théâtral se fait alors didactique : « Le sentiment d’appartenance, c’est là que naît la violence ». Sociale, sexiste, raciste, homophobe. Et la mise en scène fonctionne comme une chambre d’échos polyglottes qui retranscrit cette violence en mots sous la lumière chaude des projecteurs. Comme une tour de Babel sur le point d’atteindre son point de rupture. Sur le fil-frontière, une fois encore.

C’est à un moment de théâtre engagé auquel on assiste. Les comédiens, tous très justes, portent le texte avec détermination et sont eux-mêmes très physiquement engagés – sans doute le rythme se resserrera-t-il davantage dans les prochaines représentations. La compagnie des Ogres repousse toute tentation de tiédeur et nous offre une pièce-mosaïque reflétant les images de l’Europe d’aujourd’hui, sans complaisance. Un moment de théâtre politique ayant autant à voir avec les affaires entre les États qu’avec celles en cours à l’intérieur de la Ville.

« Un jour le monde changera » annonce le sous-titre de la pièce, avec les accents mystérieux et incertains de la prophétie. Alors que les applaudissements cessent, que les comédiens regagnent les coulisses, on quitte la salle, songeur. Entre lucidité et espérance malgré tout. Sans doute que ce jour adviendra. Et quel qu’il soit, il aura ici été pensé par le théâtre, forme artistique active et réflexive dans le 21ème siècle.

Nicholas Catianis Jr dans les bras d'un homme-oiseau 

 

Avatar photo
Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici