Afin de concurrencer durablement l'Opéra de Paris, Ivan Vsevolojski, directeur des théâtres impériaux de la Russie eu l'idée de proposer à Tchaïkovski un projet inédit réunissant opéra et ballet. Un an plus tard, le 18 décembre 1892, était créé au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg le diptyque Iolanta – Casse-Noisette. Très vite pourtant, ces deux partitions poursuivirent leur route séparément, faisant oublier la logique qui avait présidé à leur naissance.
Comble de l'ironie, c'est l'Opéra de Paris qui proposa en 2016, de réunir à nouveau Iolanta et Casse-Noisette. En confiant le projet à Dmitri Tcherniakov, Stéphane Lissner donnait au metteur en scène russe l'occasion de poursuivre le projet fou de monter à travers l'Europe, l'ensemble des opéras russes (connus ou moins connus) qui ont marqués sa jeunesse. On retrouve dans ce travail luxuriant et détaillé, les éléments qui firent le succès d'Eugène Onéguine à Garnier il y a plus de dix ans déjà, ou bien La Fille de neige (Snegourotchka) en 2017.
Grâce à ses carnets, on sait aujourd'hui que Tchaïkovski utilisa pour mener à bien cette double commande, un code de composition commun – code qui reste jusqu'à ce jour mystérieux. À sa manière, la mise en scène de Tcherniakov tisse un lien étroit qui inscrit la narration de Iolanta dans une perspective commune avec le ballet qui lui succède. Pour renforcer la logique de représentation qui fait du geste un prolongement de la voix, Tcherniakov n'hésite pas à user du procédé de la mise en abyme et du dédoublement des personnages de l'opéra que l'on retrouve ensuite dans Casse-Noisette. Ainsi, le personnage de Marie (danseuse) surgit aux côtés de Iolanta dès la fin de l'opéra et les premières notes du ballet enchaînent immédiatement, alors même que les applaudissements retentissent encore.
La mise en scène des deux œuvres nécessite également une réécriture de du texte qui sert d'argument au ballet. Iolanta faisant office de préambule à Casse-Noisette, il semblera logique que l'opéra fasse partie des cadeaux que reçoit Clara (ici prénommée Marie comme dans le conte d'E.T.A. Hoffmann) à l'occasion de sa fête d'anniversaire (et non le soir de Noël comme dans le conte également). On comprend après coup le recours à un cadre de scène volontairement miniature qui réduit les personnages de Iolanta à la dimension de figurines dans une maison de poupées. Les costumes font explicitement référence à la société fin XIXe siècle, qui n'est autre que celle de Tchaïkovski lui-même. L'allusion initiale à l'arbre de Noël renvoie à l'argument de Casse-Noisette, comme si la double notion d'opéra-ballet s'inscrivait d'emblée dans ces subtils jeux de miroirs entre les deux œuvres. La jeune Iolanta vit dans un espace clos et protégé, certainement un sanatorium dans lequel on l'isole des regards curieux pour satisfaire à des conventions sociales qu'on imagine pesantes. L'irruption de Vaudémont et Robert se fait par la fenêtre, pour ajouter au code d'un romanesque qui dépeint les jeunes et nobles prétendants sous les traits d'un jeune officier et d'un aristocrate en tenue civile. Le décor unique fonctionne comme une vignette ou une enluminure naïve. On s'y bouscule exagérément, ce qui crée un effet de contraste au moment où la lumière se fait à la fin de l'opéra. Soudain, le décor miniature recule tout au fond, découvrant à l'avant-scène un vaste salon dans lequel évoluent les invités. Cet emboîtement de scènes gigognes cède la place à la seconde partie de la soirée. Le changement de décor marque ici le seuil où les corps se mettent à parler, tandis qu'au gré d'une accélération temporelle, le spectateur est projeté dans la Russie des années 1950.
Tcherniakov donne aux détails un rôle actif et signifiant ; ils sont autant de clés de lecture que le spectateur est invité à retenir et mettre en relation au fil de la soirée. Par exemple, ce lampadaire qui crépite au tout début de Iolanta, comme un cœur palpitant que l'on retrouve dans la scène nocturne de l'Acte I de Casse-Noisette, juste avant qu'il n'explose et déclenche le cataclysme qui fait s'effondrer la maison tout entière. Alternant réalisme chromo et effets fantastiques, Tcherniakov s'emploie à ne pas laisser retomber la tension dans une joliesse de bon aloi. Cette lumière qui menace de disparaître est au cœur de l'intrigue de Iolanta, jeune fille aveugle que son père le Roi René maintient dans l'ignorance de son handicap en croyant ainsi la protéger. C'est sans compter le chaste et pur Comte Vaudémont qui, par ses questions naïves, découvrira la cécité de Iolanta et, lui en faisant prendre conscience, sera à l'origine de sa guérison.
Concernant la réécriture de l'argument du ballet, Tcherniakov explique que l'idée d'inventer des circonstances scéniques nouvelles pour Casse-Noisette est la conséquence de cette nécessité d'essayer de trouver un moyen, un procédé pour capter tout ce que l'on entend dans la musique : la douleur, la perte, la peur, la plénitude, l'allégresse écervelée, la fragilité, le déchirement, la suffocation, la compassion. La versatilité de l'écriture musicale exige un imaginaire chorégraphique à la hauteur des enjeux. En choisissant de confier à trois chorégraphes différents la seconde partie de la soirée, Tcherniakov cherche à caractériser les différentes étapes qui expriment le passage de l'enfance à l'âge adulte. Il n'est pas certain qu'Arthur Pita se tire facilement de l'unique scène du ballet qui lui est confiée : l'anniversaire de Marie. Puisant à l'envi dans la référence à Fanny et Alexandre d'Ingmar Bergman, il fait de l'allégresse un peu forcée le moteur un brin tapageur d'une joyeuse pagaille. Cette société soviétique d'après-guerre s'ébroue au rythme des danses de salon, sortes de cavalcades qui réunissent les différentes générations. Les déplacements sont ponctués par des épisodes où la fluidité se fige, le temps d'un cri d'enfant ou bien quand la grand-mère peine à reprendre son souffle. On observe la présence malicieuse des masques de souris qui rappellent le conte d'E.T.A. Hoffmann dans la scène de la piñata aux allures de figurine rouge et blanche de… casse-noisette.
À Edouard Lock, créateur du groupe La La La Human Steps est confiée la scène de la Nuit où les invités prennent un tour menaçant (allusion à la bataille des rats dans l'argument initial). Les corps sont parcourus de gestes anguleux, gestes d'automates déréglés qui s'enchaînent en boucle tandis que les lumières du salon crépitent et qu'une immense explosion fait éclater le décor – moment très impressionnant où d'immenses débris tombent des cintres, tout juste retenus par la toile qui sépare la scène du public. L'élégance de Sidi Larbi Cherkaoui transforme la valse des flocons de neige en lutte éperdue où Marie et Vaudémont se cherchent dans la nuit, entre espoir et découragement.
Edouard Lock ouvre la seconde partie en montrant une forêt lugubre où le danger guette la pauvre Marie tandis que des vidéos défilent alors sur les immenses écrans entourant la scène. L'épisode des jouets impressionne surtout par l'effet de gros plan qui invite les danseuses à évoluer dans l'univers et l'imaginaire d'un enfant russe de la période soviétique. Vision hallucinée que ces joujous géants qui dodelinent un dans un brouillard opiacé dans la danse arabe, tandis que Marie se dédouble en dansant devant un sultan et un médecin qui rappellent le personnage de Ibn-Hakia…
C'est Sidi Larbi Cherkaoui qui emporte finalement la palme, avec une valse des fleurs imaginée comme une danse du temps et un pas de deux confié aux deux sujets Marine Ganio et Jérémy-Loup Quer qui subliment toute la conclusion et élèvent le spectacle au niveau de l'inoubliable.
Le plateau vocal de Iolanta a été renouvelé depuis la première du spectacle en 2016. Valentina Naforniţă n'efface pas le souvenir de Sonya Yoncheva, qui assurait le rôle de Iolanta en 2016. La ligne se tend fréquemment dans l'aigu, malgré une projection généreuse et un phrasé remarquable. La soprano roumaine fait oublier la dimension réduite de la partition en réussissant à concentrer l'intérêt dans les moments-clés, comme l'arioso initial. Dmytro Popov est poussé dans ses retranchements et livre une interprétation peu subtile mais absolument solide sur la durée. Son Vaudémont ne s'embarrasse pas de détails, privilégiant un métal très sonore et rutilant. Artur Ruciński campe un Robert duc de Bourgogne au vibrato très extérieur, on lui préfèrera les sombres abysses du Roi René de Krysztof Bączyk ou la virtuosité et l'élégance de Johannes Martin Kränzle dans le rôle du médecin Ibn-Hakia. Le duo duo Martha et Bertrand est confié aux excellents Elena Zaremba et Gennady Bezzubenkov, tandis que la Brigitta et Laura bénéficient des voix aériennes d’Adriana Gonzalez et Emanuela Pascu.
Tomáš Hanus remplace Alain Altinoglu à la tête de l'orchestre de l'Opéra de Paris. Le chef tchèque ne parvient pas à se départir d'une battue assez prosaïque qui marque les temps et s'assure d'une homogénéité générale. La ligne orchestrale de Iolanta multiplie les effets mais reste assez terne et peu expressive. Casse-Noisette trouve une énergie roborative qui n'hésite pas à puiser dans un clinquant tapageur pour souligner la brillance et les mouvements d'ensemble