Alors qu’un crépuscule embrase la façade ouest du château de Grignan, le public prend place dans les gradins montés face au parvis, tournant le dos au mont Ventoux dans la brume mauve du soir. Il faut avouer qu’on est toujours saisi devant le panorama offert par le site. Cependant, les regards se focalisent vite sur l’installation annonçant la mise en scène des Fâcheux par Julia de Gasquet.
D’inspiration florale, la scénographie se présente d’emblée comme une évocation des jardins à la française, comme ceux du château de Vaux-le-Vicomte où le surintendant Fouquet avait organisé la première représentation de la pièce – quelques semaines avant son arrestation et sa disgrâce voulue par Louis XIV. On remarque les structures métalliques en forme de cônes, recouvertes d’un feuillage artificiel, rappelant l’art topiaire comme autant d’authentiques sculptures végétales ; les deux bassins à l’avant-scène, à cour et à jardin ; le kiosque à jardin et son armature en métal également, qui abritera la formation musicale accompagnant les intermèdes, pleinement intégrée au spectacle – rendu total, précisément comme le souhaitait Molière. L’alignement des oliviers, chacun dans son imposant bac vert, disposés devant la porte principale, tout comme la façade Renaissance dans son ensemble font évidemment partie du projet scénographique d’Adeline Caron, qui permet au spectateur d’accéder un univers référentiel historique très clair, recréé par les simulations du décor.
La voix de Julia de Gasquet s’élève alors, annonçant le début du spectacle. Une autre voix off lui succède, celle de François Marthouret cette fois, faisant entendre La Fontaine reprenant ensuite le récit de l’arrestation de Fouquet et tout en l’écoutant, le public porte son attention sur l’arrivée des musiciens d’abord, puis des danseurs, enfin des comédiens qui entrent par la grande porte du château, tous en costumes d’époque, ouvrant notre présent sur un XVIIème siècle recomposé par touches théâtrales, comme le confirmera à l’identique le remarquable travail des musiciens et des deux danseurs au fil du spectacle. La comédie-ballet originelle et très aboutie cependant, s’actualise et vit pleinement durant plus d’une heure et demie sous les yeux captivés des spectateurs.
Eraste (Adrien Michaux) assis, et La Montagne (Alexandre Michaud), derrière lui)Éraste campé de manière énergique par Adrien Michaux, s’exclame et s’emporte. « Sous quel astre, bon Dieu, faut-il que je sois né, / Pour être de Fâcheux toujours assassiné ! » Et on peut considérer que le sujet de la pièce est contenu dans ces deux vers liminaires. Cette joyeuse comédie-ballet traite bien de ces empêcheurs de tourner en rond, de ceux qui gênent le déroulement de la vie quotidienne souvent sans en avoir conscience eux-mêmes, de ces importuns qui s’imposent et agacent, alimentant même des pulsions agressives, juste parce qu’ils n’est pas possible de les éviter et qu’ils dérangent tout simplement. Ce sont les authentiques emmerdeurs – comme plus tard le personnage de Jacques Brel, dans le film d’Edouard Molinaro. Dès 1661 et préfigurant dès lors les grandes comédies à venir, Molière s’empare donc joyeusement d’un défaut très commun avec ces fâcheux que nous connaissons tous, que nous pouvons même tous être malgré soi. De même, on perçoit bien cette finalité de la comédie qui vise à « châtier par le rire » – ce qui est un moyen d’éviter le recours à la violence. À travers sa mise en scène entre passé et présent, Julia de Gasquet, ses comédiens, ses danseurs et musiciens soulignent toute la richesse de cette pièce à la composition si rigoureuse portant en elle tant d’éléments fondateurs qui fécondent tout le théâtre moliéresque.
Les fâcheux sont tous joués – saluons cette performance, avec de rapides changements parfois à vue – par le formidable Thomas Cousseau qui ne cesse de venir et revenir pour tourmenter toujours plus Éraste, se contenant chaque fois à grand peine. Successivement, on voit apparaître ces importuns qui, de leur point de vue, n’ont que de bonnes raisons d’entraver le maître de La Montagne – Alexandre Michaud incarne à merveille la figure du valet dont les descendants sur scène se nommeront Alain, Sganarelle ou La Flèche. Citons quelques-uns de ces importuns : Lysandre – autre prélude cette fois à un Oronte dans Le Misanthrope – voulant un avis sur sa nouvelle composition musicale et chorégraphique ; Alcippe, malheureux joueur de piquet, défait ; Dorante – sorte de double égaré d’un Puck shakespearien – souhaitant relater sa partie de chasse ; Caritidès sollicitant l’intervention d’Éraste auprès du Roi pour obtenir un poste de contrôleur de l’orthographe française ; Ormin ayant pour projet de créer des ports dans l’ensemble des littoraux du royaume afin de renflouer les caisses de l’État – les réalités économiques de l’époque s’invitent facétieusement dans la comédie parfois. Une galerie dynamique de portraits hauts en couleur, personnages tous démesurés, tous pourtant si réalistes comme le seront leurs successeurs dans les pièces de l’auteur. De surcroît, l’action tourne surtout autour de « l’empêchement amoureux » pour reprendre l’expression de la metteuse en scène. Éraste veut en effet épouser Ophrise – lumineuse Mélanie Traversier dont le jeu n’est pas sans rappeler une future Agnès avec quelques traits d’une Célimène par moments – et tous ces fâcheux sont autant d’obstacles à leurs entrevues, surtout le plus fâcheux et le plus coriace de tous : Damis, l’oncle de la belle qui n’est pas favorable à leur relation.
Julia de Gasquet souligne parfaitement les antagonismes, les tensions à l’œuvre entre les différents opposants dans la pièce, jusqu’à cette querelle de tous temps entre Orphise-Clymène (Mélanie Traversier) et Orante (Julia de Gasquet) à propos de la jalousie d’un amant à cultiver ou à fuir dans le couple. Le sérieux s’impose parfois chez Molière même si le rire finit par éclater quand même.
Certes, les lazzi tout en souplesse de La Montagne comme les commentaires de plusieurs des fâcheux amusent, rompant un hypothétique quatrième mur – par exemple, les conversions monétaires entre pistoles et euros sont vraiment savoureuses. Il en va de même quand ils se rendent dans le public ou quand ils usent de la répétition – le reprise de la lecture de l’interminable placet de Caritidès est particulièrement bien sentie. Ce sont autant de procédés comiques qui, à la fois, apportent de la modernité à la mise en scène et conservent l’efficacité propre au théâtre de Molière.
Il reste qu’une des qualités essentielles du travail de Julia de Gasquet consiste certainement à avoir fait percevoir la langue de Molière de manière aussi limpide. Tous les comédiens ont à cœur de permettre au texte de résonner avec force dans la vastitude de cet espace devant le château, sans enflures qui le dénatureraient, faisant incontestablement entendre sa rigoureuse composition et son extraordinaire clarté, souvent grande source de comique.
Quand on quitte sa place, on reste encore stupéfait de la redoutable efficacité de ce théâtre décidément indémodable auquel les artistes rendent ici avec conviction un hommage appuyé. Grignan avec les équipes de Fabien Turello leur offrent un écrin de choix pour y parvenir avec cette première comédie-ballet dont on se dit qu’elle est certainement trop peu montée. Molière continue bien de percer allègrement à jour nos petits et grands vices, nous renvoyant en nous-mêmes, à notre propre silence aussi. Et c’est pourquoi, alors qu’on se retrouve dans les ruelles de Grignan, en souriant pour soi, on se redit justement les mots de La Montagne : « Monsieur, je ne dis rien, de peur d’être fâcheux ».