Contes et légendes
Création théâtrale de Joël Pommerat

Avec : Prescillia Amany Kouamé, Jean-Edouard Bodziak, Elsa Bouchain, Lena Dia, Angélique Flaugère, Lucie Grunstein, Lucie Guien, Marion Levesque, Angeline Pelandakis, Mélanie Prezelin.

Scénographie et lumières : Eric Soyer
Recherches / Création costumes : Isabelle Deffin
Création perruques et maquillage : Julie Poulain
Son : François Leymarie, Philippe Perrin
Création musicale : Antonin Leymarie
Dramaturgie : Marion Boudier
Renfort dramaturgie : Elodie Muselle
Assistante observatrice : Daniely Francisque
Renfort assistant : Axel Cuisin, Lucia Trotta
Assistante mise en scène : Roxane Isnard
Construction décors : Ateliers de Nanterre-Amandiers
Construction mobilier : Thomas Ramon – Artom

Production : Compagnie Louis Brouillard

Coproduction : Nanterre-Amandiers – Centre dramatique national, La Coursive – Scène nationale de La Rochelle, Comédie de Genève, le Festival d’Anjou, La Criée – Théâtre National Marseille, Théâtre français du Centre national des Arts du Canada – Ottawa, La Filature – Scène nationale de Mulhouse, Le Théâtre Olympia – Centre dramatique national de Tours, Espace Malraux – Scène nationale de Chambéry et de la Savoie, Bonlieu – Scène nationale d’Annecy, L’Espace Jean Legendre – Théâtre de Compiègne, La Comète – Scène nationale de Châlons-en-Champagne, Le Phénix – Scène nationale de Valenciennes, L’Estive – Scène nationale de Foix et de l’Ariège, la MC2 – Scène nationale de Grenoble, Le Théâtre des Bouffes du Nord, ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie, et le Théâtre National de Bruxelles. En cours…

 

Avec le soutien de Coq Héron Productions et les Manufactures Février.

Action financée par la Région Ile-de-France.

Cette création bénéficie d’une aide du Ministère de la Culture.

 

 

Création : le 5 novembre 2019 à La Coursive-Scène nationale de la Rochelle

Villeurbanne, TNP , Mercredi 18 décembre 2019

Comme le précise Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP de Villeurbanne,  « parmi les artistes programmés (…), il y en a qui se distinguent. Il est sûr que pour le TNP (…), l’arrivée de Joël Pommerat aura été considérable. » La plupart des spectacles de l’auteur de Cendrillon figurent en effet régulièrement dans la programmation – nous étions d’ailleurs en tout début d’année 2019, dans cette même salle Roger-Planchon, pour assister à la reprise de La Réunification des deux Corées. Jean-Pierre Jourdain ajoute qu’il ne pouvait en être autrement avec sa toute dernière création, Contes et légendes. Certes, Joël Pommerat poursuit son questionnement face au monde à travers son théâtre. Pourtant, s’il se proposait avec Ça ira (1) Fin de Louis, d’explorer les possibilités de porosité entre la fiction et la vérité historique, il change de direction pour s’attacher ici à « l’enfance comme période de construction et de fabrication de soi ». Confrontant personnages enfants et robots humanoïdes, il tente « l’expérience  de cette possible coprésence entre une humanité dite "naturelle" et une autre "reconstruite" ou artificielle. » Les limites finissent par se déplacer. Les contours s’estompent même. Wanderer ne pouvait manquer ce rendez-vous.

Joël Pommerat

Au terme de près de deux heures de spectacle, la grande salle ovationne les comédiens. Alors que Contes et légendes s’achève, on est troublé par l’ultime effet de miroir que la situation propose : de nombreux jeunes du côté du public réagissent avec ferveur aux saluts des comédiens. D’autres jeunes aussi, pour la plupart. Comme eux. Et pas tout à fait comme eux non plus, bien entendu. Dans un moment que seul le théâtre en tant que spectacle vivant – ô combien – peut offrir, Joël Pommerat joue avec toutes les porosités, celles aussi qu’offre la salle de théâtre  bien entendu. Les réflexions extérieures et physiques rejoignent celles plus intérieures. Plus mystérieuses aussi. Ce théâtre résolument tourné du côté du sensible, fait toujours éprouver – et parfois rudement – certains aspects de la réalité, certains aspects de notre humaine condition.

Une sorte de camp de redressement masculin

Contes et légendes est, à ce propos, un titre tout à fait illustratif. Bien sûr qu’il y a ici stricto sensu à voir avec la fiction et une forme de merveilleux. Comme dans les contes, comme dans les légendes, il est question d’interroger notre humanité et de renvoyer continuellement à ses vérités multiples. C’est sans doute pour cela que Joël Pommerat opte pour une forme fragmentée qui n’est pas sans rappeler La Réunification des deux Corées. À la manière du cut de cinéma, des noirs soudains séparent les différentes séquences, ces « petits récits » – l’auteur lui-même les nomme ainsi – composant la pièce qui rappellent par ces enchaînements syncopés, une sélection de courtes histoires à lire dans un recueil. Ce choix narratif n’est pas particulièrement innovant mais il se colore ici d’un ancrage temporel inattendu. Introduits par la très reconnaissable formule « Il était une fois… », les récits merveilleux traditionnels renvoient à un passé lointain, indéterminé. Dans Contes et légendes, le dramaturge et ses comédiens nous projettent plutôt dans un futur proche ou une espèce de présent imminent, un hic et nunc théâtral quelque peu augmenté. Partant une fois encore d’un plateau noir, assez dépouillé, et sur lequel les comédiens se déplacent avec une grande précision sous les délicates lumières d’Eric Soyer, Joël Pommerat, propose une confrontation dans ces récits vaguement futuristes : celle de l’enfant et de la machine avec laquelle il vit. Une espèce de copie conforme, un « robot compagnon éducatif et pédagogique ». Sans artifice outrancier, utilisant principalement une gestuelle évocatrice et un masque figeant les traits du visage, les jeunes comédiennes incarnent avec justesse ces facsimilés d’êtres humains, comme autant de reflets troublants. On pense bien sûr au cinéma de Ridley Scott avec ses « répliquants » dans Blade Runner, on pense aussi surtout aux « hubots » de la série Real Humans. Cependant, malgré le lien avec ces célèbres récits de science-fiction, il ne s’agit pas ici de proposer un théâtre d’anticipation à proprement parler. L’idée de Joël Pommerat consiste davantage à utiliser cette supposée évolution de l’intelligence artificielle pour mieux cerner les contours de ces êtres en devenir que sont les enfants. « Comme on fait des expériences dans un laboratoire », il va questionner la présence de ces robots comme agissant par réverbération sur la construction des êtres humains. Comment l’identité se fonde-t-elle dans un environnement où authenticité naturelle et artifice technologique coexistent ? Où sont les repères parmi autant de reflets ? Quels égarements sur soi s’ensuit-il ?

La pièce s’ouvre sur un face-à-face aussi dynamique que rude : un jeune garçon hors de lui, est persuadé que la jeune fille qui se trouve devant lui est un robot et ce, en dépit des dénégations qu’elle lui oppose. Un de ses camarades le soutient dans sa colère et, après plusieurs hésitations, va tenter de la toucher pour s’assurer – sans certitude – de son humanité. C’est alors que suivant une autre jeune fille venue la chercher, elle s’échappe rapidement à cour, tandis que les deux garçons à jardin regardent ailleurs. Juste avant le noir. On est tenté de penser que le doute persistera pour eux – comme il persiste un peu pour nous aussi, on ne peut oublier Ridley Scott. Ce qui frappe, c’est la violence, le flot  non maîtrisable des mots crus d’aujourd’hui dans la bouche du jeune homme – joué par Angélique Flaugère, impressionnante. C’est l’éclatement sans prévention de cette rage devant l’incertitude : qui est l’Autre,  qui est vraiment l’Autre ? En plein désarroi, quand la méfiance dévore, il faut tester pour essayer de répondre. Pour être sûr. Mais peut-on l’être vraiment ? Dès l’ouverture avec cette première séquence, Joël Pommerat se refuse à trancher. Il « ne donne pas la leçon », il souligne une inquiétude. Le choix de faire jouer les personnages de jeunes garçons par des comédiennes troublantes de vérité si on peut dire, participe pleinement de cette volonté de préserver l’épaisseur d’un certain mystère de la représentation. Où est le Vrai ? Voilà une question qui résonne à travers les âges depuis les origines. Celles de la philosophie. Celles du théâtre aussi.

Les comédiennes Angéline Pelandakis et Léna Dia

L’enfance est l’âge des expériences – les premières. Celles qui fondent une identité. Celles qui la musellent aussi. On retiendra aussi les « récits » dans cette sorte de camp de redressement masculin où de jeunes garçons sont entraînés par un formateur aussi mâle qu’insensible – joué par le convaincant Jean-Edouard Bodziak. Parmi les recrues, Camille – prénom opportunément épicène qui sème le doute sur l’identité du personnage. Camille se retrouve en situation de simuler une réaction à l’agression des autres jeunes garçons, sous les yeux de l’instructeur qui veut les rendre fiers de leur masculinité. Et il, elle s’effondre. Et il, elle pleure. On ne sait pas qui est Camille – on sait juste que Lucie Grunstein joue Camille, et avec justesse.  La mise en abyme ouvre ici la réflexion sur le genre et conduit à interroger l’anthropomorphisme. Ce qu’il dit comme ce qu’il tait.

On y revient sans cesse avec cette coexistence des personnages-robots avec les personnages humains sur scène, coexistence qui ne cesse d’alimenter les questionnements. Une voix off demande par exemple, si « ces présences artificielles ne vont pas nous couper de la vraie vie ». Un jeune personnage humain répond alors que « dans la vie, y’en a qui en n’ont rien à foutre ». Qu’est-ce que la « vraie vie », après tout ? Où est le Vrai, une fois encore ? Il n’est décidément pas simple d’être un Petit d’Homme. Les situations se succèdent au fil des fragments. Joël Pommerat dans ses notes de travail indique l’absence pour lui « de frontière évidente entre des êtres naturels et vrais et des êtres construits et faux. » Pinocchio déjà. Tous en devenir, tous à découvrir et tous hautement perfectibles. D’ailleurs, Roby, l’un des robots, n’affirme-t-il pas dans une étonnante déclaration pleine d’humanité, « Je suis imparfait mais je fais des efforts » ?

Enfin, on perçoit à travers cette quête d’expérimentation revendiquée par l’auteur, l’enthousiasme certain à célébrer une nouvelle fois « la magie du théâtre », l’artifice comme élément essentiel de tout spectacle, la fiction comme une réjouissante illusion. L’idée de montrer « une société en tout point semblable à la nôtre à l’exception des robots sociaux » met en évidence la dimension spéculaire de la représentation théâtrale conçue comme un temps sacré qui renvoie à la vie des Hommes, conservant toute son étrangeté, éveillant à soi et au monde, avant même toute tentation didactique.

Les comédiennes Prescillia Amany Kouamé et de dos, Marion Levesque

Peut-être s’étonnera-t-on de ne pas retrouver dans Contes et légendes l’écriture si reconnaissable des précédents textes. Peut-être encore ne comprendra-t-on pas certains choix quant au contenu de ces « petits récits ». Il en va des goûts comme des couleurs, y compris pour les amateurs du théâtre de Pommerat. Il demeure que toutes ses pièces témoignent non seulement d’une activité réflexive foisonnante mais mettent aussi en lumière des comédiens furieusement engagés dans le processus de création. Et c’est manifestement le cas cette fois encore, avec l’ensemble des artistes qui portent intensément sur scène ce dernier projet de la compagnie Louis Brouillard.

 

 

 

 

 

 

 

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.

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