Jerry Bock (1928–2010)
Un violon sur le toit
comédie musicale en deux parties (1964)
Livret de Joseph Stein, paroles de Sheldon Harnick
Traduction française de Stéphane Laporte

Chœurs de l'Opéra national du Rhin
Orchestre symphonique de Mulhouse
direction : Koen Schoots
chorégraphie : Otto Pichler (reprise par Silvano Marraffa)
mise en scène : Barrie Kosky (reprise par Esteban Muñoz)
décors : Rufus Didwiszus
costumes : Klaus Bruns
éclairages : Diego Leetz
préparation des chœurs : Alessandro Zuppardo

Avec :
Olivier Breitman (Tevye),
Jasmine Roy (Golde),
Neïma Naouri (Tzeitel),
Marie Oppert (Hodel),
Anaïs Yvoz (Chava),
Cathy Bernecker (Yente),
Alexandre Faitrouni (Motel Kamzoil),
Sinan Bertrand (Perchik),
Denis Mignien (Lazar Wolff),
Gérard Welchlin (Rabbin),
Valérie Zaccomer (Fruma-Sarah / Grandma Tzeitel),
Bruno Dreyfürst (Un commissaire),
Bart Aerts (Fyedka),

Danseurs : Jérôme Albert, David Alvatayan, Antoine Beauraing, Brian Ca, Mathieu Cobos, Shane Dickson, Vivien Letarnec, Maxime Pannetrat, Jean-Baptiste Plumeau, Lorenzo Soragni, Stoyan Zmarzlik, Zoltan Zmarzlik

Strasbourg, Opéra National du Rhin, 15 décembre 2019

Parmi les excellentes initiatives de la regrettée Eva Kleinitz, celle d’entamer une collaboration avec la Komische Oper et son directeur Barrie Kosky à qui elle a emprunté Pelléas et Mélisande, et ce Violon sur le toit, un des phares du théâtre berlinois qui affiche systématiquement complet quand il est repris. Le succès se répète à Strasbourg où une standing ovation méritée conclut le spectacle, qui comme à Berlin, est un travail exceptionnel, et où la distribution réunie n’a pas grand-chose à envier aux collègues berlinois. Wanderer a déjà publié un compte rendu du spectacle de Berlin, auquel le lecteur a accès à travers le lien ci-dessous. Récit d’un nouveau choc émotionnel.

Acte I le "rêve" de Tevye

Un violon sur le toit n’a pas été choisi au hasard par Barrie Kosky pour la Komische Oper. Anatevka (le titre allemand, du nom du village des personnages (le shtetl, dérivation yiddish du Städtlein allemand – la petite ville, le village-) fut l’un des très grands sinon le plus grand succès de la Komische Oper au temps de l'Allemagne de l'Est. C’est donc une œuvre emblématique ce cette maison. Comme on le sait, Kosky veille à proposer des spectacles souvent liés à l’histoire de ce théâtre, notamment en ce qui concerne les opérettes ou les musicals.
Deuxième motif évidemment, Kosky est juif et cette histoire lui parle, puisque sa famille a vécu une histoire similaire faite de pogroms et de déplacements successifs. Les communautés juives de Russie étaient nombreuses, ce qui explique la forte émigration des juifs de Russie en Israël, tout comme les juifs de Pologne, décimés après la deuxième guerre mondiale et qui constituaient environ 10% de la population polonaise. Dans les deux cas, un antisémitisme manifeste continue de survivre, sur lequel les pouvoirs en place ferment les yeux.
Bref, c’est une histoire profondément sentie dont il est question ici, par le metteur en scène, par le public berlinois, qui accourt dès que la production est reprise à Berlin, et c’est l’histoire éternelle des persécutions, des communautés, des haines ou des ignorances, dont le monde aujourd’hui comme hier fait son miel amer.
Eva Kleinitz, qui avait déjà fait venir la production de Kosky de Pelléas et Mélisande, a eu l’idée, avec Bertrand Rossi,  de programmer pour la fin d’année la version française d’Anatevka, Un violon sur le toit dans cette production qui est l’une des grandes réussites de Kosky (réalisée à Strasbourg par Esteban Muñoz) et sa présence à Strasbourg a sa logique, au vu aussi de l’histoire de la communauté juive alsacienne, installée depuis l‘époque romaine et qui a toujours été importante, marquée aussi bien par la présence de synagogues que de nombreux cimetières souvent profanés d’ailleurs.
L’histoire des juifs d’Alsace prend un relief particulier lors de l’annexion par Hitler de l’Alsace et la Lorraine, car ils ont payé un lourd tribut à la shoah. Dans l’Alsace concordataire, la présence juive est forte, de grande tradition historique avec sa spécificité et sa culture, même si l’arrivée  récente de juifs d’Afrique du Nord après la guerre d’Algérie en a changé un peu la culture (on compte environ 60% d’Ashkénazes et 40% de sépharades). Ainsi donc cette Alsace est-elle concernée par ce que raconte Un violon sur le toit, l’histoire d’une communauté fermée, laissée tranquille pendant un temps et bouc émissaire traditionnel des cultures chrétiennes orthodoxes de l’est européen, mais aussi bouc émissaire des agitations du monde aujourd'hui.
Mais Un violon sur le toit n’est pas une histoire où tout est blanc d’un côté et tout est noir de l’autre, c’est au contraire le récit de la fin de « la tradition », si hautement affirmée au début de l’œuvre, d’un basculement, où les nouvelles générations  refusent de se laisser imposer la puissance patriarcale d’un côté et le mariage arrangé de l’autre : la figure de la marieuse, à chaque fois battue en brèche par les désirs des jeunes, est ici emblématique à cet égard de la fin d'une culture spécifique. Des trois filles de Tevye le laitier en âge d'être mariées, l’une refuse le mariage arrangé avec un riche boucher local pour épouser un tailleur sans le sou, l’autre s’en va avec un jeune intellectuel (juif) révolutionnaire, mais la dernière s’en va avec un non-juif, ce que le père ne peut accepter. Le mariage mixte, c’est au-delà de ce qu’il peut concevoir, même s’il finira par bénir l’union du bout des lèvres,  sans regarder sa fille et en ignorant le gendre.
Cette manière de vivre en communauté  fermée aux autres, presque autarcique, et donc soupçonnée par sa clôture même, est un caractère de l’est européen, alors qu'à la fin du XIXe le modèle de l’assimilation régnait en France, en Allemagne, en Grande Bretagne et dans tous les pays d’Europe occidentale. La Prusse et l’Italie à la fin du XIXe étaient d'ailleurs sans doute plus ouverts aux juifs que la France : la haute administration italienne (on peut dire de même de l’administration prussienne) était très ouverte aux juifs – ce qu’on ignore souvent, alors que la France l’était beaucoup moins (voir l’affaire Dreyfus). Comme on le voit dans un film aussi important que Heimat de Edgar Reitz, les juifs d’Allemagne n’ont pas vraiment cru au début à la barbarie nazie, et beaucoup ont été piégés, parce qu’ils se sentaient profondément allemands  et incapables de penser à être persécutés comme juifs : ils étaient allemands avant tout.
C’est tout ce passé qui est remué par cette œuvre et surtout cette mise en scène d’une sensibilité et d’une intelligence telles qu’elle est d’abord un choc émotionnel pour le spectateur. Une mise en scène en deux parties bien distinctes, une première partie ancrée dans la tradition, avec chants et danses, humour et tendresse, structurée sur un décor (de Rufus Didwiszus) fait d’un mur d’armoires avec quelques valises apparentes, comme pour montrer la possibilité du départ, toujours inscrite dans les gênes de la communauté, d’armoires qui sont autant de portes ouvertes, mais qui peuvent aussi quand il faut se transformer en lit, voire en tombe. Ce mur qui tourne est l’unique décor de la première partie, celui de la deuxième étant une lande sur laquelle il neige, comme on imagine la retraite de Russie, image de la disparition de tout meuble, de toute installation (les meubles apparaissent disloqués au moment du départ, et réunis en un tas où viennent se servir les vautours) de toute culture qui se disperse au gré des lieux choisis de l’exil, les États Unis, ou la Pologne plus proche.
Il y a dans l’œuvre bien les éléments qui alimentent la réflexion :

  • Le final terrible du premier acte (le pogrom) est le premier emblème, construit un peu comme le final de l’acte II de Meistersinger, qu’il rappelle. Barrie Kosky, qui est juif australien, dont la famille a vécu l’exil, vit à Berlin, en milieu allemand, et rappelle les douleurs du passé et la mémoire. Il le fait avec une délicatesse rare sans jamais souligner, mais en grand homme de théâtre, fait du théâtre justement l’instrument de l’éveil de la conscience par l’émotion.
  • Le commissaire représentant lointain de l’État qui connaît la communauté juive d’Anatevka, et qui la sait inoffensive : quand on connaît l’autre, on n'en a plus peur. Mais il représente un État antisémite et doit exécuter des ordres qu’il réprouve : il devient malgré lui l’instrument de l’exil.
  • Les problèmes dérivant de « la tradition » qui ignore les évolutions du monde comme les mariages arrangés, mais aussi ignore les ferments révolutionnaires, ennemis des religions, cet opium du peuple qui l'encadre, comme un frein social. L’importance du rabbin, autorité morale est soulignée avec tendresse, avec ses aphorismes inutiles, toujours sources de rires dans la salle, mais aussi son départ solitaire, vers un destin inconnu, l’une des belles images de cette production.

Cette production trouve sa place dans une Alsace plurireligieuse, qui a comme je l’écrivais plus haut, encore récemment souffert des profanations de cimetières juifs . Cette production a du sens à Strasbourg, mais elle aurait aussi du sens ailleurs, et sa qualité mériterait qu’elle soit accueillie à Paris par exemple, et pourquoi pas au Châtelet.

Les acteurs français qui ont pris le relais de l’équipe de la Komische Oper avec les deux légendes Max Hopp et Dagmar Manzel en Tevye et Golde, ont relevé le défi avec cran et composent une compagnie homogène et très juste, dominée par le couple Olivier Breitman (Tevye) et Jasmine Rey (Golde), d’une vérité criante de vieux couple né sous d’autres étoiles, un mari patriarche empêtré dans le constat de la fin d’une époque et d’un attachement à la tradition brandi comme un fanion, et d’une femme consciente de sa situation, mais qui reste le pilier du fonctionnement familial essayant de faire tampon entre l’obstination du mari et la volonté d’indépendance des filles à marier, essayant de garantir un équilibre, humblement et obstinément.
Autre personnage très bien campé, la marieuse Yente, figure destinée à disparaître dans les temps nouveaux et qui continue à s’obstiner, d’une manière souriante et humoristique, interprétée avec une justesse criante par Cathy Bernecker, tout comme les trois filles, chacune avec leur caractère, Neïma Naouri (Tzeitel), Marie Oppert (Hodel) et Anäis Yvoz (Chava), les trois très bien incarnées avec un caractère différent, Tzeitel plus mûre, mais décidée, Hodel amoureuse et courageuse, qui suit son amour en Sibérie où il est prisonnier – l'Etat russe ne persécute pas seulement les juifs, mais aussi ceux qui portent des idées neuves- , et Chava plus déchirante, exclue de la famille pour avoir choisi un non-juif, qui cherche à fléchir son père sans y arriver mais qui suit son destin elle aussi : chacune à sa manière privilégiant le destin personnel assumé à la soumission à l’autorité.
Des gendres qui eux aussi sont bien caractérisés, notamment Perchik le précepteur révolutionnaire (Sinan Bertrand) et le tailleur Motel Kamzoil(Alexandre Faitrouni) . Ce dernier particulièrement naturel et émouvant. Le dernier des gendres, Fyedka (Bart Aerts), est le moins « visible », il est le non-juif, le fiancé caché, le mari caché et celui qui est refusé par Tevye.
Tous les autres personnages sont aussi dessinés, par exemple la figure du rabbin particulièrement émouvante également – incarnée par Gérard Welchlin. Et même l’éconduit Lazar Wolf (Denis Mignien), sans oublier le "spectre" de la Grand mère Tzeitel Valérie Zaccomer.

À noter aussi la troupe des danseurs, complètement renouvelée (seuls deux danseurs viennent de la troupe originale de la Komische Oper) animée par les chorégraphies de Otto Pichler (reprises à Strasbourg par Silvano Marraffa), le chorégraphe attaché à la Komische Oper, virtuoses, vifs, tourbillonnants, donnant une vraie couleur à toute la première partie, puisqu’ils n’apparaissent plus pendant la deuxième partie, plus mélancolique, plus grise.
L’orchestre symphonique de Mulhouse est dirigé par Koen Shoots, le chef attaché (à Berlin également) à cette production accompagne avec vigueur et tendresse ce plateau si totalement engagé qu’il en semblerait presque idiomatique. Belle performance du choeur préparé par Alessandro Zuppardo.

Le miracle berlinois de cette production désormais mythique a opéré à Strasbourg et avec éclat. Cette version française mériterait d’être exportée, c’est un magnifique spectacle et  une thématique forte, utile à rappeler en ces temps d’intolérance et de retour de vieux démons.

Acte II : L'exil

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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2 Commentaires

  1. Très bel article mais une énorme erreur :les danseurs sont pour la plupart français ! Il n'y a que deux danseurs venues d'Allemagne !

    • Merci de cette correction, je viens de modifier l'article en conséquence, on m'avait communiqué une liste erronée. Je vous prie de m'excuser, d'autant que vous êtes tous remarquables.
      GC

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