Pour son troisième spectacle au Théâtre de Chaillot après Contes africains d’après Shakespeare et Kabaret Warszawski d’après Bob Fosse et John Cameron Mitchell, Krzysztof Warlikowski propose un travail autour de la Recherche du temps perdu de Marcel Proust – un spectacle qu'il titre de manière très simple et elliptique : "Les Français". Rien de strictement narratif ou même littéraire ici. Sans doute parce que la matière proustienne contredit les règles d'une dramaturgie strictement théâtrale et que toutes les tentatives de représenter Proust (surtout au cinéma) échouent lamentablement, le travail de Warlikowski se focalise sur un corpus de "moments" de la Recherche. Ces extraits sont assemblés en trois parties selon un enchaînement qui suit l'organisation et les titres des romans qui constituent l'œuvre. À l'intérieur de ces parties, le metteur en scène procède à un choix arbitraire qui isole les extraits selon un fil rouge destiné à en révéler la teneur et la dimension politique.
Evoquant dans une interview que le fait qu'"attaquer Proust au théâtre est aujourd’hui une action de mise en scène postmarxiste ou même néo-marxiste", Warlikowski reprend à son compte un Proust critique du système social de son temps, interprétation qui avait cours dans les ex-pays du bloc communiste. Cette clé de lecture permet de saisir comme "décadente" la société parisienne d'avant 1914 et voit dans ce mélange de snobisme et de mœurs corrompues les origines de la décrépitude inexorable de ce "bestiaire" proustien. Usant d'un ensemble de signes réduits à quelques ficelles déjà vues permet de mettre en images cette vision sociale d'où émergent les thèmes de l'antisémitisme et de l'homosexualité. Ainsi la galerie de plexyglas coulissante qui isole le clan Guermantes des très littérales "singeries" du salon de Madame Verdurin – dont le snobisme ridicule et la volonté de percer dans le monde se signale par une pachydermique allusion à la scène initiale de 2001 : A Space Odyssey dans laquelle Stanley Kubrick imagine l'origine de la société humaine.
Impossible à rendre dans l'immédiateté et le présent d'une scène de théâtre, la question du Temps se réduit à un étirement continu, scandé par une suite de saynètes où l'ennui tient lieu d'évocation, avec des dialogues qui prolifèrent hors-sol, dans un écrin de musique d'ambiance tantôt proprettes ou mal sonorisées, avec abus de micros HF. L'absence d'intérêt (revendiquée) pour la langue proustienne et l'invention d'un mythe littéraire conduit à donner à cette Recherche un aspect de cadavre exquis d'où émane un parfum de disparate. L'humour rattrape en partie cette approche erratique et irritante, à commencer par cette sonate de Vinteuil façon DJ set avec l'ambigu Morel qui se déhanche derrière ses platines, ce Catleya (ou Arum) avec pistil-pénis géant ou encore ce pas de deux entre un mystérieux faux-Noir et Gilberte en ballerine – allusion insistante à l'étrangeté de la danse classique déjà vu dans Lulu de Berg à la Monnaie.
Warlikowski aime à brouiller les pistes et, parce que la première personne du Narrateur ne serait pas tenable durant 4h30, il se résout à choisir un indirect libre qui ménage récit rapporté et discours direct. Certains personnages-clés sont tout simplement absents, comme par exemple la Mère et par conséquent toutes les scènes fondamentales sur lesquelles reposent le début de la Recherche. La déchéance de Charlus, la souffrance de Swann et le fameux Bal des têtes se lisent au détour de sketches dont la récurrence ne suffit pas à rendre l'épaisseur et la complexité du texte de Proust. Que dire enfin de ce titre : "Les Français" ? Le titre flotte comme un vêtement trop grand, à moins de prendre Warlikowski au mot et de le croire quand il parle d'un forme de provocation : "ça peut être des Français imaginés, ça peut être des Polonais… des Européens". Cette distance fait le pari d'une langue théâtrale dans laquelle le français n'a que peu de place (même les extraits de Phèdre dans la conclusion sont donnés en polonais).
Un spectacle à lire comme un étrange objet de distanciation.