Doch unsre Liebe,
Heisst sie nicht Tristan und – Isolde ?
Dies süsse Wörtlein : und,
Was es bindet, der Liebe Bund,
Wenn Tristan stürb, zerstört' es nicht der Tod ?
Isolde in Tristan und Isolde, II, 2
Danser Wagner ?
Un brin de folie narcissique ? Pour sûr ! Une forme d’inconscience ? Indubitablement ! Voilà deux moteurs créateurs qui conduisent des chorégraphes à s’attaquer au grand-œuvre wagnérien. Car chorégraphier Wagner, c’est courir le double risque de s’exposer aux cris d’orfraies des thuriféraires, en général épidermiques, de Wagner et à l’ennui voire l’indifférence des balletomanes. Et si des chorégraphes chevronnés sont appelés en renfort pour des mises en scène d’opéra (Sidi Larbi Cherkaoui dans le Ring de Guy Cassiers à Milan et Berlin, Sasha Waltz dans Tannhäuser à Berlin, bientôt Christian Spuck dans Le Vaisseau Fantôme), peu osent s’emparer de ces monuments pour en proposer une vision dansée – nécessairement adapatée et tripatouillée… Nous connaissons du reste peu d’initiatives convaincantes en la matière, à l’exception du Ring um den Ring de Maurice Béjart.
Car dès qu’on évoque Wagner et danse, surgit d’emblée la figure tutélaire de Béjart, lui qui se disait « wagnérien de naissance » ; et c’est peu de dire que les incursions wagnériennes ont structuré son parcours de créateur. Lui qui, cent ans après que Lucien Petipa a chorégraphié la bacchanale de Tannhäuser à Paris, est invité à en proposer sa vision à Bayreuth par Wieland Wagner ((Ce Tannhäuser est également resté célèbre pour le scandale que suscita la distribution en Vénus de Grace Bumbry ; une « Vénus noire », pensez donc !… La Bacchanale de 1961 deviendra en 1963 Venusberg II et s’intégrera en 1965, comme Venusberg III, dans un hommage plus large à Wagner, Wagner ou l’amour fou, qui compte Mathilde, pièce chorégraphiée par Béjart en 1963 sur la musique, comme il se doit, des Wesendonck-Lieder, ainsi que Siegfried-Idyll, une chorégraphie de Milko Šparemblek, danseur du Ballet du XXème siècle.)) – il a alors 34 ans. Lui dont l’unique roman, Mathilde ou le temps perdu, fait référence à la relation entre Richard Wagner et Mathilde Wesendonck, la muse qui inspira Tristan. Lui dont la musique de Wagner scandera, lancinante, l’œuvre pendant plus de 40 ans. De Lohengrin ((Pas de deux créé pour Gil Roman et Kyra Kharkevitch, 1993.)) à Parsifal ((La Mort subite, 1991.)), de Siegfried ((Siegfrieds Tod, créé pour Jorge Donn, a été intégré à Dionysos, 1984–1985. Extrait : https://www.youtube.com/watch?v=MWNUeE5Yoqk)) à ces fameux pots-pourris wagnériens ((Baudelaire, pièce créée pour l’inauguration de la Maison de la Culture de Grenoble en 1968. En images : http://webmuseo.com/ws/mc2/app/collection?vc=ePkH4LF7w6iejHBVT6CsFQCsWlArwWKg3pJEoOHFaJWmsYGFMbwOhusjGPQA3KgwzA$$
Par ailleurs, des extraits de Wagner figurent également dans Messe pour le temps futur (1983), Fragments (1984), Chéreau-Mishima-Perón (1988), Scherzo à la russe (1991), Sissi, l’impératrice anarchiste (1993), Journal 2ème partie (1995) ou encore Le même et un autre (2001).)), Wagner irrigue de part en part l’inspiration du maître, mais toujours dans des formats réduits, des approches fragmentaires, des duos limités. Comble du paradoxe : Béjart, moqué – et adulé – pour le côté bling-bling et démonstratif de ses chorégraphies, brocardé – et adoré – pour ses grands shows narcissiques assortis de tableaux massifs et éblouissants, n’aura pas su embrasser le spectacle total alla Wagner. Sauf l’acmé que constitue ce Ring um den Ring berlinois aux proportions monumentales : un exemple fascinant de Gesamtkunstwerk dansé, chanté, joué, parlé, qui mobilise de tels moyens qu’il n’est malheureusement que trop rarement repris.
Autre adepte des grandes formes chorégraphiques, John Neumeier a bien produit un Tristan et un Parzival, épisodes et écho, mais les notes d’intention sont claires : le chorégraphe se défend de tout héritage wagnérien – comme en témoignent les choix musicaux (Henze et John Adams, plutôt que Wagner ((C’est le Tristan pour piano, magnétophone et orchestre de Hans Werner Henze qui accompagne Tristan ; dans le patchwork musical sélectionné par Neumeier pour Parzival, John Adams et Arvo Pärt se taillent la part du lion, Wagner se trouvant réduit à deux citations du prélude de Parsifal.)) ) – et se prévaut d’un retour aux mythes médiévaux originels – comme l’indiquent les choix dramaturgiques (la typographie-même de Parzival, épisodes et écho, indique une prise de distance claire par rapport à l’opéra de Wagner ; on note aussi la présence, dans Tristan, de Blanchefleur, mère de Tristan, pas même mentionnée dans l’opéra ((Pour rester dans l’univers des légendes arthuriennes, John Neumeier a également chorégraphié en 1982 une Saga du roi Arthur, sur des musiques de Jean Sibelius. Il est incidemment amusant de constater que c’est aussi Sibelius qui habille en 1931 The Lady of Shalott, ballet de Frederick Ashton d’inspiration également arthurienne. Enfin, on notera que Tristan inspira Tatiana Gsovsky, qui en chorégraphia une version à Berlin en 1965, sur une musique de Boris Blacher.)) ). C’est en définitive avec Mort à Venise que l’inspiration wagnérienne de John Neumeier se fera la moins clandestine.
Danser Tristan ?
Dans ses tribulations wagnériennes, on l’a vu variées, c’est à Tristan que Maurice Béjart revient le plus régulièrement. Très tôt, en 1969, le duo d’amour de l’acte II inspirera Les Vainqueurs, créé pour le bien-aimé Jorge Donn ((L’Isolde de 1969 est Tania Bari ; une nouvelle version sera créée en 1980, toujours pour Jorge Donn et, cette fois Shonach Mirk en Isolde. Extrait : https://www.youtube.com/watch?v=zzHKoYdWv3A)).En 1984, inspiré par la pièce d’Ionesco, Béjart adaptera Les chaises, pour Marcia Haydée et John Neumeier incarnant un couple de vieillards perclus de solitude et de vacuité existentielle baignées par le prélude et le Mild und leise ((Pièce créée en 1981 pour Laura Proença et Maurice Béjart lui-même et totalement récrite en 1984, elle sera refondue et adaptée en 1988 pour le Ballet de Hambourg, sous le titre « L’impromptu de Hambourg ». En images : http://www.kb.dk/images/billed/2010/okt/billeder/subject3468/en/)). En 1992, ce sont les grands Sylvie Guillem et Laurent Hilaire qui danseront les amants sur la version de Tristan de Bayreuth 1966 par Karl Böhm ((Épisodes, production du festival Roma Europa, 1992.)). En 2005, dans son vaste Zarathoustra, le chant de la danse, Béjart citera largement Tristan, incarnés alors par Victor Jimenez et Ruth Miro.
Tirons donc notre chapeau à Maurice Béjart car, à y regarder de près, l’héritage chorégraphique de Tristan und Isolde est relativement mince. Il faut attendre 1944 pour que Léonide Massine s’empare de la partition et crée au Metropolitan Opera, sous l’égide du Marquis de Cuevas, un Tristan Fou ((On notera que lors de la venue du ballet au Théâtre des Champs-Élysées, ce sont Ethery Pagava et André Eglevsky qui incarnent les amants. En images : http://digitalcollections.nypl.org/collections/photographic-prints-of-dancers-and-dance-companies#/?tab=navigation&roots=34:2dccb4c0-c607-012f-c4a0-58d385a7bc34)), resté célèbre pour le rideau de scène, récemment exhumé, signé Salvador Dali ((En 1939, Léonide Massine avait, comme Béjart, créé une Bacchanale, sur la musique de Tannhäuser, avec la collaboration de Salvador Dali – il s’agissait alors de la première de leurs trois créations communes.)). C’est à New York encore qu’Herbert Ross, inspiré par le Tristan de Thomas Mann, écrira en 1958 un pas de deux pour Nora Kaye et Erik Bruhn ((Dans cette tradition américaine, Robert Joffrey créera Remembrances en 1973, sur la musique non pas de Tristan mais des Wesendonck Lieder. Extrait : https://www.youtube.com/watch?v=iX3QqIeaIOY
Trailer : https://youtu.be/vzwSYBxcnpI
Pas de deux (Liebestod par Aleksandra Liashenko et Pavel Koncevoj) : https://www.youtube.com/watch?v=XsUpw0oNXbo
Pas de deux (duo d’amour par Aleksandra Liashenko et Pavel Koncevoj) : https://www.youtube.com/watch?v=MYRJrQW2OXA
Pas de deux (duo d’amour par Svetlana Zakharova & Krzysztof Pastor) : https://youtu.be/5bgTWaBbldU?t=1m47s)).
Et puis… mis à part le cheminement de Béjart, plus rien. Plus rien jusqu’à ce que Krzysztof Pastor offre en 2006 une version dansée de Tristan und Isolde au Ballet royal de Suède ! Ce ballet est depuis entré au répertoire notamment du Ballet national de Pologne en 2009 et du Ballet national de Lituanie en 2012. 2h15 en deux actes, premier Tristan pouvant s’apparenter à un full-length ballet, dont s’extrait un morceau de bravoure, pas de deux que Svetlana Zakharova inscrit généreusement à l’affiche de nombreux galas ((En images : http://www.opera.lt/en/performances/ballet/tristan-and-isolde.)).
Le bicentenaire de la naissance de Richard Wagner et le 150ème anniversaire de la création, à Munich, de Tristan und Isolde ont vu fleurir moult initiatives dansées, mais on ne peut pas dire que le wagnérophile y ait trouvé son compte. Frustration maximale et ratage du Tristan + Iseult – fragments de Régis Obadia, dramaturgie en panne et saucissonnage incohérent de la bande-son chez Joëlle Bouvier (Salue pour moi le monde, du reste très fêté par la critique) ; déceptions. La version de David Dawson (Tristan + Isolde) à Dresde fuit le recours à la musique de Wagner pour privilégier une nouvelle composition de Szymon Brzóska.
Tristan und Isolde de Giorgio Mancini !
C’est donc au sein d’une généalogie à la fois paradoxale (il se trouve in fine peu de précédents pour une somme si incontournable de la culture universelle) et intimidante (le peu d'artistes qui s'y sont penchés compte beaucoup de monstres sacrés de la danse, chorégraphes comme interprètes) que s'inscrit le Tristan und Isolde de Giorgio Mancini. On note incidemment qu'il a fait partie dans sa jeunesse de la troupe de Béjart, à l'époque de la création de Dionysos ou du Ring évoqués supra. Créée à Florence le 28 décembre 2014 et repris au festival de Ravello en juin 2015 puis à Luxembourg le 1er octobre 2016, l’œuvre amplifie un duo de quelques minutes créé en 2011 autour de la seule "mort" d'Isolde et poursuivait son itinérance ce 20 novembre dans le cadre du festival Madrid en danza. Pour avoir assisté à la prima rappresentazione assoluta florentine, nous observons avec émotion qu’au fil des reprises, le spectacle évolue, respire, se resserre, au gré des réglages du chorégraphe et du ressenti des interprètes ; le spectacle, oui, est chose vivante !
Le principal demeure toutefois, frappant : le sens de la narration de Mancini et de son dramaturge Luca Berni, et le souci de fidélité au texte. Et le wagnérien ronchon ne peut qu’être comblé ; à peu près tous les temps forts de la relation Isolde/Tristan, sur laquelle se concentre exclusivement la pièce de Mancini, sont développés ou a minima esquissés. De la visite de Tristan à Isolde sur le bateau au premier acte à l’échange de regards (moment clé de l’opéra), de la scène du philtre au duo d’amour, des râles de Tristan de l’acte III (solo éblouissant de Mathieu Ganio) à la scène finale : le séquencement est limpide et la cohérence du tout est portée par la grande pertinence des choix musicaux. Si Krzysztof Pastor avait opté pour l’arrangement orchestral de Henk de Vlieger ((En savoir plus sur le site du compositeur : http://www.henkdevlieger.nl/Henk_de_Vlieger/tristan_%26_isolde.html)), Giorgio Mancini organise son ballet autour de Tristan und Isolde, Symphonic Synthesis, réduction symphonique de Leopold Stokowski, dont la structure cadre clairement le substrat narratif ((Il nous semble bien qu’il s’agit d’un mix des deux versions que produisit Leopold Stokowski, la première en 1932, la seconde en 1935.)). La scène finale est portée par le Mild und leise interprété par Margaret Price sous la baguette de Carlos Kleiber ((Pour le plaisir de l’écoute : https://youtu.be/YjMwDbFng_g)). La logique narrative, implacable, résiste dans ce contexte aux reprises de la pièce.
La scénographie s’est, elle, épurée. Le bateau est magnifiquement représenté par un voile sombre triangulaire (évacué, le voile rougeoyant qui, à la création, était censé représenter les jardins du roi Marke). La coupe mortelle dans laquelle les amants s’abreuvent est, dans la scène introductive, portée par Isolde au centre de l’espace scènique, qu’elle ne quittera plus. Le pas de deux final s’achève non plus sur la mort sublimée de deux êtres mais prend désormais toute la mesure de l’ambiguïté de la notion de transfiguration (Verklärung), de la complexité de la question de la mort, qui n’est pas donnée à voir, qui est bien plus un commencement qu’une fin.
À mi-chemin des pas de deux limités qui, ainsi que nous le rappelions, ont historiquement fait florès et d’une vaste fresque alla Pastor, voici un grand pas-de-deux d’une heure, qui se focalise sur les seuls Tristan et Isolde. Le risque était de sombrer dans une mélasse larmoyante, suintant de bons sentiments, en totale rupture avec le livret de Wagner. La chorégraphie ne cède pas à cette facilité et restitue à notre sens de manière assez délicate la violence rentrée des émois au début, suivie par la fièvre paroxystique de l’amour du duo. Une grammaire classique (Isolde se retrouve fréquemment sur pointe) se mêle à des inspirations très kylianesques – voir ces rugissements sourds, qu’on retrouve également dans la Giselle de Mancini. Deux maîtres-mots dans cette chorégraphie : poésie et sensualité.
Tout cela n’est certes guère révolutionnaire mais est porté par une Isolde et un Tristan de choix : Dorothée Gilbert et Mathieu Ganio, Étoiles les plus brillantes du Ballet de l’Opéra national de Paris, sur lesquels Mancini sculpte et adapte sa chorégraphie. Mathieu Ganio y est sublime, vraiment sublime ; plastique apollinienne, lignes d’une beauté à pleurer, portés d’une facilité déconcertante, solos inspirés et déchirants – on se demande parfois si tout cela correspond au Tristan de Wagner, valeureux neveu d’un Roi sous les rudes climats, disons, celtes, mais c’est si beau. Dorothée Gilbert, en piéta voilée, s’attache plus à dessiner une Isolde très grave et solennelle ; si le rôle tire peu parti de ses facilités techniques, on prend plaisir à la voir s’épanouir dans ce registre où elle brille de plus en plus intensément. Nous avons là deux partenaires en fusion, au sommet de leur maturité artistique. Dans la deuxième scène de l’acte II, Isolde dit avec tendresse voir dans le « et » de « Tristan et Isolde » l’indissolubilité du lien qui l’unit à Tristan. C’est bien ce que les deux Étoiles nous donnent à voir.
Ce focus sur les deux personnages est accentué par l’insertion en incises de deux vidéos signées James Bort, procédé ingénieux qui aurait pu apporter quelque chose à la pièce de Mancini. À l’évidence, cela rappelle les images de Bill Viola pour la production du Tristan de Peter Sellars à l’Opéra national de Paris, travail qu’à titre personnel nous n’avions que modérément goûté mais qui au moins interpelait – on voit du reste mal comment ce précédent aurait pu échapper à James Bort. Las, la portée du propos se trouve vite bridée par la plastique monochrome de longs plans alanguis, fondés sur une seule idée unique : « Mathieu est beau ». Il l’est, indubitablement. Mais là où la chorégraphie suggère, la vidéo surligne ; là où la danse effleure, l’image assène ((Pour voir les vidéos de James Bort : https://www.youtube.com/watch?v=wmDfQsIeHMY)). Considéré dans son autonomie, ce travail vidéo trouverait sans doute un intérêt ; au-delà des deux courtes plages de respiration qu'il offre aux danseurs, nous ne sommes toujours pas totalement convaincu de son apport à l’économie générale de l’œuvre de Mancini.
Cette réserve vénielle ne saurait entamer l'enthousiasme du wagnéropathe ni celui du balletomane devant ce ballet original, qui parvient à transposer dans le langage dansé les enjeux fondamentaux de l'opéra et se pose en jalon majeur des fulgurances wagnériennes dans le monde de la danse.
Bonjour – this is fascinating, thank you!!
If you allow, may I contribute some more dance pieces with Wagner music :
Ismael Ivo used the Liebestod in 1999 in a piece for himself and Marcia Haydée called "Tristan und Isolde" at Theaterhaus Stuttgart (not the ballet company)
German choreographer Susanne Linke made "?Tristan und Isolde?" (with two question marks) in 1992 for NDT, with music by Wagner and others
There are some few more dance pieces with Wagner music :
Heinz Spoerli used the Wesendonck Songs in "Träume" in 1979
Anne Terese de Keersmaeker used one Wesendonck Song in "Woud" in 1996
David Lichine used music from "Götterdämmerung" for his ballet "Cain and Abel" in 1946 in Mexico City
Valery Panov made a ballet "Ricardo W" in 1983 for Deutsche Oper Berlin with music by Wagner and Liszt, Libretto by Götz Friedrich
Ulf Gadd choreographed a "Ring" in 1983 at Göteburg using Wagner music
John Neumeier was the choreographer for the Bacchanale 1972 at Bayreuth, directed by Götz Friedrich
Many thanks, Angela, for this much insightful and valuable comment ! Any further thoughts will be welcome. Wagner is really an unending topic 🙂