
Fruit d'une collaboration entre la metteur en scène Maëlle Dequiedt et le musicien Simon-Pierre Bestion, ce projet Stabat Mater donné aux Bouffes du Nord puise son sujet dans une référence musicale baroque qu'il prolonge par une forme théâtrale multiple et proliférante. On est ici au-delà d'une énième version théâtralisée dont le répertoire musical regorge déjà pour se projeter dans une performance où les compagnies La Phenomena et La Tempête explorent un champ social débordant assez largement sa référence strictement religieuse. Ce "Stabat Mater" reprend l'image du célèbre incipit du poème de Jacopone da Todi (1230–1306) montrant cette mère qui se tient en pleurs face à son fils pendu en croix (Stabat Mater dolorosa, iuxta Crucem lacrimosa, dum pendebat Filius).
Le poème original ne fait jamais l'objet d'une illustration littérale et dans un sens, ce projet suit fidèlement les contours d'un poème-image qui ne "raconte" rien – pas de narration mais simplement une déclinaison de moments qui naissent de la figure centrale de cette mère face à son fils. Cette image mère-fils crée une situation de départ qui sert de prétexte à une suite de tableaux dont le côté transgressif et inattendu tresse un réseau très dense et – étymologiquement – "baroque" au sens d'une irrégularité des situations et des caractères. Alternant à la frontière ténue entre humour cocasse et théâtre de l'absurde, ce thème et variations se réfère à la partition du Stabat Mater de Domenico Scarlatti.
Cette version a été écrite en 1715 vingt ans avant le "tube" de Pergolèse et précède également la version que son père Alessandro écrivit à la fin de sa vie, sur une commande d'un ordre franciscain regroupé sous l'appellation des Chevaliers de la vierge des douleurs. Si le thème est identique, le Stabat Mater de Scarlatti fils s'impose par des nouveautés esthétiques qui mettent en valeur dix voix indépendantes employées de manière totalement polyphonique. Ces hardiesses se combinent à un style épuré et antiquisant qui rappelle paradoxalement celui de la contre-Réforme de Palestrina mais avec une richesse harmonique typiquement baroque.

Cette lutte intérieure entre une thématique pieuse et l'allusion musicale à une sensualité interdite se retrouve au cœur de la mise en scène de Maëlle Dequiedt, avec des allusions au contexte historique qui faisait du pape Clément XI qui régnait sur l'église au moment de la création du Stabat mater un contempteur du théâtre et de la représentation du corps. Les dix musiciens s'emparent de la partition de Scarlatti en lui insufflant une liberté qui n'a d'égal que la nature-même des instruments. La guitare basse côtoie l'accordéon et l'étrange scie musicale, en même temps que des instruments plus classiques comme le violoncelle, le piano ou la clarinette. Cet amalgame gomme les frontières entre chant, instrument et théâtre, si bien qu'on a parfois du mal à distinguer qui fait quoi dans ce joyeux bazar. Les costumes s'amusent également à brouiller les codes et les genres, jouant à la gloire d'une "Dysphoria Mundi" – texte de Paul B. Preciado dont les extraits sont insérés dans le livret pour célébrer la confusion des sexes et des corps.
Découpée en huit "tableaux" aux titres aussi éloquents qu'elliptiques, ce Stabat Mater débute par la séquence d'un combat entre les prétendants au trône de Saint-Pierre (Rome, 1700). Coiffés d'une mitre en papier, trois acteurs s'affrontent dans un combat taurin consistant à faire tomber le couvre-chef de son adversaire pour l'éliminer – le tout, commenté en italien tel un match de foot. Le triomphe de la "Mère" rappelle celui de la légendaire Papesse Jeanne, symbole de cette femme devenue cheffe de la très patriarcale église catholique romaine. S'en suit les "5 kilos de larmes", au croisement entre dénonciation des tâches ménagères et allusion au dernier repas du Christ avec cet amusant tableau des éplucheuses de pommes de terre. Le corps du sauveur se confond ici avec le rituel célébrant les sept douleurs de la vierge, l'économe se substituant au poignard.
Quis est homo qui non fleret Matri Christi si videret in tanto supplicio ? (Quel homme ne fondrait en pleurs à voir la mère du Seigneur dans un supplice si grand ?) semble se demander cette mère monologuant à côté d'une gazinière changée en banal autel séculier. L'allusion se déplace vers le supplice et ces flammes ("Inflammatus" chez Scarlatti) qu'on trouve dans la séquence IV ("Fais brûler mon cœur") et celle des Enfers – prétexte à ce grand charivari où tout le monde défile sur scène dans une sorte de grande parade carnavalesque. Cuit "à feu doux", le cœur du Christ est comparable à cette volaille qu'on mange le soir en famille, tel un rituel laïque où se partage le corps sacré. Le temps est venu d'une ultime scène où la mère affronte le fils : Quando corpus morietur fac ut animae donetur paradisi gloria. Amen (O Christ, lorsqu’il faudra mourir, par elle daigne m’accueillir dans la gloire de Ton ciel. Amen). Sous le titre aux consonances rimbaldiennes – Fuir (l'Eternité) – on assiste à un dialogue qui fait surgir l'incompréhension entre les deux protagonistes. Cette mère qui se tient une dernière fois debout face à son fils lui lance à la figure son désir et sa joie éruptive à l'égard d'un monde qui s'écroule et qui n'a désormais plus besoin d'autre chose que de dérision. On retrouve ici les résonances et les citations de La Vie matérielle de Marguerite Duras, cet ouvrage où la mère, l’amante, la femme au foyer ne font qu'une seule et même personne – confiant à cet homme jeune venu la séduire, ses doutes et ses craintes, en même temps que le bilan de sa vie personnelle et artistique.
Certes, ce Stabat Mater est un objet inclassable fait de répétitions, de litanies, d'arias, d'oraisons anti-religieuses et de "fugues" vers un au-delà impossible. Le pari est évidemment risqué mais il est assumé, au risque de voir dériver par moments l'entreprise dans des parenthèses où un climat d'improvisation semble déborder le schéma de départ. La polyphonie des références et des sensations fait exploser le cadre strict de la narration, au bénéfice d'un théâtre musical qui appelle à un puissant et terrien sentiment de joie.
