1.Akademie Konzert


Gustav Mahler (1860–1911)
Symphonie n°8 en mi bémol majeur (1910)
en deux parties
pour grand orchestre, huit solistes deux chœurs, un chœur d'enfants

Partie 1 : Hymnus : Veni creator spiritus, Allegro impetuoso
Partie 2 :
Schlussszene aus "Faust" (scène finale de Faust) von Johann Wolfgang von Goethe), poco adagio, etwas bewegter

  • Direction musicale : Kirill Petrenko
  • Sopran 1 (Magna peccatrix): Rachel Willis-Sørensen
  • Sopran 2 (Una poenitentium): Johanni van Oostrum
  • Sopran 3 (Mater gloriosa): Jasmin Delfs
  • Alt 1 (Mulier Samaritana): Jennifer Johnston
  • Alt 2 (Maria Aegyptiaca) Okka von der Damerau
  • Tenor (Doctor Marianus): Benjamin Bruns
  • Bariton (Pater Ecstatitcus): Christoph Pohl
  • Bass (Pater profundus); Georg Zeppenfeld
  • Bayerisches Staatsorchester
  • Bayerischer Staatsopernchor
    Chef de chœur :  Johannes Knecht
  • Chœur d'État de Lettonie (Valsts Akadēmiskais koris Latevija)
    Chef de chœur : Māris Sirmais
  • Tölzer Knabenchor
    Chef de chœur :  Christian Fliegner

 

 

Munich, Nationaltheater, dimanche 8 octobre 2023, 18h et lundi 9 octobre 2023, 20h

Ce programme devait être celui d’un des derniers Akademiekonzert du Kirill Petrenko GMD de la Bayerische Staatsoper en 2020, mais le Covid et le confinement en ont décidé autrement. Alors, ce programme un peu plus de trois ans plus tard revient en quelque sorte comme le point d’orgue des célébrations du 500ème anniversaire du Bayerisches Staatsorchester, une fois de plus orchestre de l’année dans le classement annuel du mensuel Opernwelt et au retour d’une tournée européenne où il fut dirigé par son GMD actuel Vladimir Jurowski.
Tout est exceptionnel dans le programme de ces trois concerts, d’abord l’œuvre, la symphonie n°8 de Mahler, créée à Munich en septembre 1910, avec plus de mille participants, aujourd’hui un peu plus de 400 dans l’espace du Nationaltheater qui ne peut guère en accueillir plus avec tout de même ses huit solistes, son orchestre au grand complet, deux chœurs (le Bayerischer Staatsopernchor et le chœur d’Etat de Lettonie (Valsts Akadēmiskais koris Latevija-) un chœur d’enfants, le Tölzer Knabenchor, le meilleur au monde et le tout dirigé par Kirill Petrenko, actuel Chefdirigent des Berliner Philharmoniker, qui revient pour la première fois depuis son départ définitif à Berlin dans un théâtre où il a régné en maître, on devrait dire maestrissimo, pendant sept ans. 

C’est le retour de l’Enfant Prodigue qui va montrer une fois de plus qu’il est à la fois à la hauteur de sa réputation (il est chef de l’année pour le mensuel Opernwelt) et surtout à la hauteur et de l’enjeu, et de l’œuvre, et du souvenir encore vif qu’il a laissé dans le cœur du public munichois qui l’a suivi tout au long de ces années. De fait, au-delà du triomphe remporté, nous avons entendu un des concerts d’une vie, diffusant une émotion vibrante qu’il sera difficile d’égaler.

L'ensemble des participants

L’exécution de la Symphonie n°8 de Mahler est toujours un défi à cause de la logistique qu’elle impose : il faut une salle et un plateau suffisamment vastes pour accueillir l’ensemble des participants, il faut huit solistes de stature internationale, les parties sont d’inégale longueur, mais d’égale difficulté, une masse chorale énorme à maîtriser, et un chef qui soit inspiré par l’œuvre, qui comme on sait n’a pas que des adeptes enthousiastes. Doit-on rappeler que Claudio Abbado très grand mahlérien n’a jamais été convaincu par cette symphonie, au point d’avoir renoncé à la diriger à Lucerne en 2012. Et bien des auditeurs émettent aussi des réserves devant cette machine énorme, où tout se calcule à la puissance « n »…
Petrenko n’est visiblement pas de ceux-là qui l’a dirigée en 2019 à Bregenz, dans le cadre d’une intégrale Mahler avec l’orchestre de sa jeunesse, le Symphonieorchester Vorarlberg dans une exécution déjà notable dont nous avions déjà rendu compte dans ces colonnes (voir l’article ci-dessous, pour poursuivre la lecture…).

Revenons donc sur la singularité d’une œuvre difficilement classable, y compris dans l’iter des symphonies mahlériennes, entre une septième lacérante et une neuvième de fin de vie et des choses, mais aussi dans un cycle symphonique marqué depuis la cinquième symphonie par la douleur ou le tragique. La huitième apparaît donc singulière par l’explosion de joie qu’elle affiche, une explosion faite littéralement de tout ce que la musique peut réunir sous un même toit, instruments, voix adultes, voix d’enfants et solistes. C’est inédit, et ça le reste. Inédite aussi cette manière dont Mahler semble s'accrocher avec une force désespérée à la volonté d'endiguer l'angoisse de dépasser ses propres souffrances dans un élan vital vers un amour qui étreinte universelle. Par la huitième et sa totalité musicale, il embrasse la totalité de l’humain, d’une manière si résolue qu’elle peut sembler à certains naïve et un peu niaise.
Et pourtant, même si les deux parties de la symphonie semblent provenir de sources très différentes, le Moyen-âge pour le Veni Creator Spiritus et les Lumières pour la scène finale du Faust de Goethe, si elles s’expriment en deux langues différentes, le latin pour l’une et l’allemand pour l’autre, elles sont tressées ensemble par Mahler parce qu’il est plus que probable que Mahler avait eu sous les yeux la traduction allemande du texte latin du IXe siècle attribué à Raban Maur une traduction faite en avril 1820 par Goethe qui en faisait justement, selon ses termes « un appel au génie universel de l’humanité ».
C’est le très grand universitaire allemand Dieter Borchmeyer, spécialiste de littérature allemande et d’études théâtrales, qui a souligné que le Veni, creator spiritus et le Chorus mysticus de Faust se confondent dans la vision rationaliste de Goethe. Ainsi, les deux textes qui apparaissent si éloignés au départ indiquent en réalité une même logique philosophique, et leur rapprochement par Mahler n’a rien de fortuit. C’est d’ailleurs confirmé par Schönberg :
« Lorsqu'on s'efforce de comprendre que les deux mouvements de la Huitième ne sont en réalité rien d'autre qu'une seule idée […] on s'étonne de la puissance de cet esprit qui, s'il possédait déjà dans les années de sa jeunesse une maîtrise suffisante pour accomplir des prodiges extraordinaires, a produit dans ce cas un chef‑d'œuvre absolument inouï.»

Par ce rapprochement, c’est peut-être plus la valence humaine et rationaliste qu’un appel au Divin qui fait l’unité de la symphonie, devenant du même coup un hymne à l’humanité dans sa totalité, totalité métaphorisée par l’énormité de l’appareil sonore réuni.

On comprend pourquoi les voix constituent l’élément le plus important de la construction de cette œuvre, car elles sont l’humanité qui vit, qui respire, et surtout qui chante, le chant devenant fondement de l’ensemble.
Mahler dans son explication de l’œuvre : « La Huitième est quelque chose de tout à fait nouveau : imaginez-vous une Symphonie chantée du début à la fin ? Jusqu'à présent, je n'ai utilisé que le mot et la voix humaine pour expliquer, en tant que facteur d'expression synthétique, pour dire avec la précision concise que seule la parole permet, ce qui, en termes purement symphoniques, ne pourrait être exprimé qu'avec une énorme ampleur. Mais ici, la voix humaine est en même temps un instrument. »

Il est difficile de se confronter à cette construction monstrueuse, que nous avions lu en 2019 comme une descente de l’Esprit sur les hommes puis une élévation vers la transcendance. Au sortir de ces deux concerts, on y voit un chant humain, un hymne à l’humanité, au travers de l’amour qui en devient le vecteur. L’amour humain, le seul qui puisse compter.
À entendre l’exécution de la symphonie, c’est cet hymne à l’humanité par l’amour qui étreint, et qui emporte toute la salle, les exécutants et le chef dans une joie communicative, « inter-communicative » même tant elle atteint aussi bien le public que les exécutants ce qui par les temps troublés que nous vivons notamment ces derniers jours, peut paraître presque incongru, mais cette domination de la joie est un élément qui a frappé les auditeurs, comme a frappé le visage rayonnant du chef.
C’est un fait, Kirill Petrenko est apparu heureux et détendu en retrouvant son ancien orchestre, dans une interprétation qui a vibré au-delà de cette mosaïque sonore que le chef construit tesselle après tesselle : certes, il y a toujours la précision, la note, effilée, incisive, l’incroyable mise en espace sonore où le chef se démultiplie. De cela avec Petrenko nous avons l’habitude, et pas seulement depuis qu’il dirige les Berliner, dans des concerts qui sont souvent des mécaniques fabuleuses d’une horlogerie de luxe, où la partition est disséquée à la loupe, jusqu’au moindre petit ressort. Des mécaniques dont l’effet sonore communique physiquement avec les corps, comme à Lucerne dans les concerts dont nous avons rendu compte.
Mais ici, il y avait chez Petrenko ce je ne sais quoi et ce presque rien qui faisait entrer cette perfection de l’exécution (le Bayerisches Staatsorchester entre ses mains devient le plus grand des joyaux) dans un territoire encore plus vaste qui est celui de l’émotion, une émotion palpable, qui circulait partout, et d’abord sur le podium. Oh, évidemment le chef n’est jamais complaisant ni sirupeux, et son Mahler n’est pas d’abord celui du sentiment, mais en se retournant vers les trompettes dans la salle lors du crescendo final, il avait un visage inondé par la joie, qui démultipliait l’émotion de la salle. Il est probable qu’il a pu communiquer corporellement avec tous les exécutants un engagement plus fort, plus ressenti, cet engagement qui a fait délirer pendant des années la salle munichoise.

Symbole du Bayerisches Staasorchester

Veni creator spiritus

Nous venons d’insister sur la cohérence qui existe entre la première partie et la seconde, en dépit de leurs différences formelles, et sur l’univers de la joie qui irradie à la fois l’œuvre et l’interprétation de Kirill Petrenko. La première partie, Veni creator spiritus, hymne du IXe siècle traduit par Goethe en 1820, est souvent incomprise dans son excès débordant et paroxystique. Petrenko réussit à faire oublier le côté paroxystique de ce moment tout en maintenant son caractère jubilatoire. Petrenko, on le sait, contrôle sans cesse les volumes, préférant jouer des oppositions de rythme, des silences, des ruptures, pour que l’écriture apparaisse clairement à l’audition. C’est d’autant plus important quand on se confronte à cette écriture polyphonique complexe, structurée par la forme sonate, une écriture symphonique où la voix est plus un instrument- elle sera plus individualisée, plus « opératique » dans la seconde partie – mais où se construisent néanmoins des ponts entre les deux parties. Petrenko allie clarté, transparence et fusion, analyse et synthèse : c’est assez paradoxal et pourtant c’est l’impression qu’on peut avoir au départ, cohérente avec l’entreprise intellectuelle de Mahler. Petrenko se plonge dans les livres avant de se plonger dans la partition, ou plutôt, il ne peut séparer la partition de ce qu’en dit lui-même le compositeur et ceux qui l’ont connu (Bruno Walter par exemple), en essayant de recréer musicalement les élans créateurs de cette musique elle-même terrestre, avant d’être divine, Stefan Zweig dans « Le retour de Gustav Mahler » souligne « le combat avec le terrestre était en effet son désir divin, auquel il fut asservi jusqu’à son dernier jour » ((Le Retour de Gustav Mahler, Actes Sud, p.45 avec la note : – Allusion eu Schäumende Gotteslust (écume du désir divin) de l’air du Pater Ecstaticus de la deuxième partie de la Symphonie des Mille -)).
Petrenko reste éminemment terrestre dans son interprétation, c’est-à-dire qu’il privilégie l’humanité, en mettant en exergue les hésitations et les faiblesses. Dans une première partie au tempo très soutenu, Après les explosions initiales du chœur dans son ensemble, il utilise les voix singulières comme expression de faiblesses individuelles, mais tout l’apaisement autour de l’expression Infirma nostri corporis, clair retour au regard sur la fragilité humaine, autour duquel se construit un moment orchestral fait d’un long silence, et de jeux d’instruments singuliers (bois, cordes, mais aussi alto solo) en un ensemble quelquefois dissonant, très pointilliste, qui peut rappeler par certains aspects le Rondo-Burleske de la future neuvième et qui tranche avec la couleur générale de l’œuvre. Petrenko fait respirer ce moment, singulier, presque sarcastique par moments, mais valorisant aussi les moments tendres (voix féminines) avec la reprise du thème du Veni creator initial qui semble s’atténuer et s’éteindre montrant en même temps les contradictions, les espaces de doute, le regard à la fois dedans et dehors mais qui subitement s’interrompt pour l’irruption d’un fortissimo et du chœur, pour le basculement « charnière »

Le basculement intervient avec Accende lumen sensibus dont Mahler lui-même dit effectivement "la charnière de l'œuvre et le pont vers la scène des anachorètes", où se tissent les liens articulés avec la seconde partie. Il faut souligner non seulement la précision et l’engagement, mais aussi la clarté de la diction des chœurs (le Chœur de l’Opéra de Bavière et le chœur d’Etat de Lettonie) qui permettent de saisir au mot près la progression de la musique, avec ses effets dialectiques, et que Petrenko suit avec une attention et une précision fascinante, d’autant que la texture musicale va se densifiant. On remarque d’ailleurs que les mots hostem et pacem, ici certes marqués, mais quelquefois plus fortement opposés, restent ici moins en relief, signe de ce côté fusionnel que j’évoquais.
Ce nouvel élan est en fait encore plus lumineux, plus ouvert, et la musique respire, sans jamais abdiquer la tendresse, sans jamais abdiquer des moments d’intense suavité, le tempo ne se relâche pas en une musique à la fois torrentielle et lisible, et aérienne, jamais écrasante, avec un jeu de cuivres rapide et nets, des reprises chorales intenses, jusqu’à la reprise finale et l’entrée du chœur d’enfants (le Tölzer Knabenchor) étonnant, bouleversant de fraicheur mais aussi de décision : Mahler disait des enfants dans une lettre à Alma (la dédicataire de cette œuvre sur l’Amour) qu’ils sont "porteurs d'une merveilleuse sagesse pratique", jouant un rôle novateur et décisif dans l’univers de la Huitième, porteurs d’une couleur nouvelle qui éclaire ce final en crescendo laisse le souffle coupé au point qu’en salle on entend au silence brutal qui interrompt la première partie les respirations qui ensuite se détendent.
Proprement inouï. Au lieu d’impression d’écrasement un peu mastodontesque qui empêcherait de saisir les mouvements, les dialogues internes, les dynamiques, Petrenko construit une dramaturgie avec ses respirations, ses élévations, ses transparences jusqu’au final qui semble une libération lumineuse et non une bombe de son où se perdrait tout sens.
Ainsi se construit le lien avec la deuxième partie, comme il le souligne : "Son essence est précisément l'idée de Goethe selon laquelle toute forme d'amour est génératrice, créatrice et qu'il existe une genèse physique et spirituelle qui est une émanation d'Eros", et il poursuit par des rapprochements hardis entre Socrate et le Christ dont chacun des deux serait une incarnation de "l'amour créateur de monde". Eros triomphant, par la dernière parole de la deuxième partie qui établit le lien entre créativité et éternel féminin « Das Ewig-weibliche/Zieht uns hinan » ((L'éternel féminin nous attire vers le haut)), et dans la première l’appel à l’esprit créatif. Mahler écrit à un moment d’intenses mouvements intellectuels et philosophiques (Freud…) et livre ainsi une œuvre aux ambitions philosophiques qui sont illustrées par l’ambition sonore de la totalité. Et l’interprétation de Petrenko, qui allie analyse et synthèse, détail et totalité, élan et vision intérieure est au cœur de la cible.

 

Deuxième Partie : scène finale du Faust II

Après une première partie plutôt compacte, qui souligne l’effort humain, la deuxième partie, le plus long mouvement des symphonies de Mahler a une structure formelle plus libre, avec une dramaturgie qui vient évidemment de la pièce de Goethe. Cette partie commence par un adagio orchestral qui fut un des idées initiales de la composition, dès 1906 (un adagio qui aurait dû porter le titre de caritas – amour, charité). Finalement, l’introduction de la deuxième partie, qui est le plus long moment orchestral de la symphonie, est un adagio qui fait penser par moments à celui de la Quatrième symphonie (sa tonalité en mi majeur à la fin par exemple qui ouvre sur une respiration plus céleste), à d’autres aux Rückert Lieder, à Des Knaben Wunderhorn ou au Lied von der Erde, duquel a souvent été rapproché toute cette deuxième partie.
Petrenko dirige l’ensemble avec une extrême délicatesse, faisant clairement entendre aussi les motifs de la première partie (Accende lumen sensibus aux violoncelles et contrebasses), où flûtes et clarinettes soulignent les motifs de l’introduction qui affiche clairement l’unité profonde de l’œuvre, l’une des principales leçons de cette exécution.  En même temps les souvenirs des autres mouvements orchestraux similaires assaillent, ce qui éveille en même temps des nostalgies et alimente l’imaginaire. C’est un de ces moments mahlériens suspendus, qui prépare l’auditeur à ne pas vivre la suite comme une explosion (première partie) mais comme quelque chose de plus intérieur et de profondément ressenti et sensible. On reproche souvent à Petrenko de proposer un Mahler moins « sentimental », et c’est ici le contraire, dans la discrétion d’un moment presque nocturne qui nous saisit et qui renvoie à une sorte de paysage, un paysage – état d’âme…

De ce mouvement Adorno disait : « Cette vaste pièce, réalisée en grands blocs, n'est plus une sonate, mais elle n'est pas non plus une simple succession d'arias et de chœurs contrastés, mais, submergée qu'elle est par un courant souterrain et puissant d'évolution, elle est une "symphonie" au sens où le Lied von der Erde, avec lequel elle a d'extraordinaires affinités, est une symphonie » .((Theodor W. Adorno, Mahler, ch. VII, Effondrement et affirmation, dernière page)).

Profonde unité d’une symphonie, certes, mais variété de styles et de genre vocaux, puisqu’utilisant la voix humaine comme véhicule de transmission, elle devait être proposée sous toutes les formes possibles, cantate, chant soliste, air d’opéra, oratorio, choral chœur d’enfants. En ce qui concerne l’opéra, si Mahler n’en a pas écrit, il en a suffisamment dirigé pour être parfaitement maître des styles qui vont ici être explorés avec une certaine acuité y compris la phrase quasiment bellinienne, dans l’intervention de Mater Gloriosa (accompagnée aux cordes et à la harpe) sublimement interprétée par la jeune Jasmine Delfs, il y a peu membre du studio de la Bayerische Staatsoper isolée dans la loge royale, qui montre une voix affirmée, pure, à la ligne de chant contrôlée et appuyée sur le souffle qui sans doute est à l’aube d’une belle carrière. Cette invitation à être rejointe « Komm, hebe dich zu höhem Sphären » est l’un des moments les plus forts de la soirée, tant l’orchestre, le chœur et les solistes ont su dans cette deuxième partie moins « collective » que la première, rendre avec une intensité incroyable ces différents moments d’une ascension mystique et terrestre à la fois, une sorte de mystique de l’immanence, ce que Goethe appelait un « théâtre de l’Esprit ».

Petrenko souligne la dramaturgie interne d’un moment qui va commencer dans une ineffable douceur, presque adagissimo comme écrit Mahler pour un autre moment, préparant la légèreté des premières interventions chorales.
L’intervention initiale des deux voix masculines les plus profondes Christoph Pohl (Pater Ecstaticus – Ewiger Wonnebrand – ) et Georg Zeppenfeld  (Pater Profundus – Wie Felsenabgrund..-) est presque une sorte de contrepoint à la musique ineffable du début, plus opératique, plus inquiète, urgente, tourmentée. On salue la sûreté de la voix du baryton Christoph Pohl, claire, énergique, qui n’est jamais noyée dans le flot orchestral, mais pas très colorée, tandis que Georg Zeppenfeld, dont les qualités de diction et de clarté ne sont plus à rappeler, semble, au moins le 8 octobre, avoir quelque difficulté de volume et la voix apparaît plus affirmée le lendemain. Mais il reste que l’intervention assez longue, réussit à s’imposer par la couleur et surtout le 9 octobre par la puissance. On entre comme dans le drame, c’est-à-dire l’acte, on entre dans le faire, dans une action d’élévation qui ne va cesser après leurs interventions presque chtoniennes (notamment celle de Zeppenfeld, entre forêts, ruisseaux, rochers, évoquant une nature assez sauvage et presque romantique). L’orchestre se fait plus pressant, avec des ruptures, une tension qui s’installe, (les cordes, et les traits de cuivres), que Petrenko met en scène, en espace sonore, jouant sur les tensions et les respirations, sur un tempo toujours rapide.
Après leurs deux interventions, on quitte la terre et la nature la succession des chœurs angéliques affirment la possibilité de Salut de Faust (wir können ihn erlösen/nous pouvons le racheter), sur un rythme là encore très soutenu (fantastique Tölzer Knabenchor – Chor seligen Knaben/chœur des enfants bienheureux) comme quelque chose de festif plus que spirituel, qui finit par s’élargir en sons orchestraux quelquefois un peu grinçants : Petrenko refuse une spiritualité éthérée, il est conforme à l’esprit Goethéen dans la croyance humaniste que l’Amour/Eros, l’éternel féminin allait ouvrir une nouvelle ère. Et Mahler reprend cette utopie de l’humanité triomphante dans l’amour, la Mater Gloriosa n’est pas la vierge Marie mais justement l’éternel féminin dont il est question dans les derniers vers.

Faust réapparait sous les traits de Doctor Marianus, d’où l’importance et la prépondérance de ses interventions et Benjamin Bruns s’impose avec une voix qui s’est étoffée, élargie, au timbre clair, particulièrement homogène, puissante, à la parfaite articulation des paroles, qui domine l’orchestre et qui diffuse une émotion intense, sans jamais sacrifier au décoratif, à l’inutile : la performance de Benjamin Bruns le place immédiatement dans les ténors qui vont compter parce qu’il a à la fois le lyrisme, mais aussi la puissance et la couleur. Il n’y a pas de hasard si Kirill Petrenko le serre chaleureusement et longuement dans ses bras à la fin de l’exécution : la performance de Benjamin Bruns est totalement bluffante. Inutile de souligner qu’on entend derrière non seulement le Lohengrin qu’il chantera bientôt à Munich, mais aussi un Siegmund, un Kaiser de Frau ohne Schatten… La route est libre.
Kirill Petrenko sait gérer les volumes en grand chef d’opéra qu’il est, il contient les masses chorales et orchestrales, il les tisse avec les voix (notamment celle de Bruns, qu’il tresse avec les solistes instrumentaux (violon…). Les voix féminines interviennent aussi, ensuite dans cette dramaturgie de l’humanité resplendissante d’amour, deux sopranos (Una poenitentium, Magna Peccatrix) et deux mezzos (Mulier samaritana et Maria Aegyptiaca), desquelles il faut souligner les magnifiques interventions de Johanni van Oostrum (Una poenitentium), à la technique impeccable, à la ligne toujours soutenue, sans jamais faillir, y compris quand l’aigu s’élargit : la voix n’est pas immense, mais elle sait parfaitement la poser et en jouer si bien qu’elle diffuse une très grande émotion dans chacune de ses interventions. Magnifique prestation.
Le soprano de Rachel Willis Sørensen (Magna Peccatrix) est très différent, la voix est plus large, mais sans vraie ligne, avec un aigu démesuré et presque gênant, et un grave qu’on cherche encore. Très à l’aise dans le registre central, la voix cède un peu à l’aigu quand il s’agit de le tenir sur le souffle. Techniquement pas toujours au point.
Du côté des deux mezzos, Jennifer Johnston (Mulier Samaritana) séduit par sa manière de dire le texte, par la clarté de l’émission, par une voix bien projetée, mais il manque un peu de lyrisme dans des interventions un peu froides, alors que Okka von der Damerau (Maria Aegyptiaca) possède des qualités de fluidité et de legato sans jamais forcer la voix, dans une partie qui n’est pas très importante dans l’économie de la symphonie mais qui séduit toujours par la présence et la vibration.
Petrenko sait sans cesse non ménager des effets, car l’œuvre par son gigantisme est faite d’effets de contrastes et d’incroyables moments d’émotion mais Petrenko sait aussi relever les moments où perce le Mahler grinçant, ou plus mélancolique, grâce à un Bayerisches Staatsorchester complètement dédié, avec des musiciens solistes éblouissants, les bois, et notamment la flûte, le basson, les cordes charnues (violoncelles) avec un premier violon élégant et tellement fin. On sent le rapport particulier qu’ils entretiennent avec leur ancien chef, et on imagine leur désir de le revoir, cette fois en fosse.

Bayerisches Staasorchester

L’apothéose finale où le chef au visage radieux comme rarement dirige l’immense ensemble, mais aussi les cuivres disséminés en salle provoque comme souvent quand Petrenko est au pupitre des effets physiques de tension et d’émotion particulièrement vifs. Il réussit à nous faire partager une sorte de joie ineffable sans jamais un effet gratuit, une exagération, avec une modestie qui nous confond : d’autres auraient pu faire de ce retour à Munich une sorte d’exposé un peu cabotin, rien de tout cela ici, il évite de se complaire dans le torrent d’applaudissements qui l’accueille en se concentrant sur la partition, et dans celui qui le salue à la fin en coupant net à tout ce qui pourrait ressembler à un culte. Le résultat est qu’il réussit à rendre cette œuvre que d’aucuns disent boursouflée, un hymne à l’humain, à la joie, à l’amour, et même à la fragilité (!) et on en a tellement besoin en ce moment.

 

Répétition générale, Munich, Septembre 1910

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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