« Mark Rothko 1903–1970 ».
Fondation Louis Vuitton, du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024

Commissariat : Suzanne Pagé et Christopher Rothko, avec François Michaud, et Ludovic Delalande, Claudia Buizza, Magdalena Gemra, Cordélia de Brosses

Fondantion Vuitton, du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024 

Emblème de la modernité des années 1950 dans sa version américaine que fut l’Expressionnisme abstrait (comme le prouve, si besoin était, un épisode de la série Mad Men), l’œuvre de Rothko invite le spectateur à se perdre dans ses étendues de couleur. A la Fondation Vuitton, cette nouvelle exposition succède donc tout logiquement à la précédente, consacrée à Monet et Joan Mitchell, qui mettait déjà en valeur le rôle de la couleur et le passage à l’abstraction.

Comme Monet sollicité par Clemenceau pour l’Orangerie, Rothko aura bénéficié à la fin de sa vie d’une prestigieuse commande, émanant non pas d’un organisme officiel (nous sommes aux Etats-Unis, après tout), mais de collectionneurs texans – ou plus précisément français mais installés en Amérique. Il fallut dix ans pour que prenne forme la « chapelle Rothko », non pas musée mais lieu de méditation religieuse, espace résolument œcuménique qui ouvrit finalement en février 1971, soit un an et deux jours après le suicide de l’artiste. Bien entendu, les œuvres qui revêtent les murs de ladite chapelle, restaurée en 2021, n’ont pas fait le voyage à Paris, mais l’exposition présentée à la Fondation Louis Vuitton n’en présente pas moins une vision tout à fait exhaustive de l’œuvre du peintre américain, honoré un quart-de-siècle auparavant par une rétrospective au Musée d’art moderne de la ville de Paris.

Black on Maroon, 1958. Huile, acrylique, tempera à la colle et pigment sur toile, 266,7 x 381,2 cm. Tate London, Presented by the artist through American Federation of Arts, 1968 © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023

Des commandes ambitieuses, Rothko en reçut pourtant d’autres au cours de sa carrière, mais son intégrité – son intransigeance – l’empêcha de les mener à bien. En 1969, une œuvre lui avait été demandée pour le siège de l’UNESCO à Paris ; elle aurait dû être voisine d’une grande sculpture de Giacometti, mais dès le mois de juillet renonça à y travailler. De même, en juillet 1958, il avait accepté la commande d’une série de panneaux destinés au restaurant du Seagram Building, bâti sur les plans de Mies van der Rohe. Rothko s’était mis au travail avec enthousiasme à l’idée de s’approprier un espace complet ; là aussi, il en vint bientôt à déchanter et, en décembre 1959, il abandonna le projet, pour lequel il avait néanmoins multiplié les études en dimensions réelles. Heureusement, il décida dix ans après d’offrir neuf de ces panneaux à la Tate Gallery de Londres, de sorte qu’il existe aussi sur le vieux continent une très profane « chapelle Rothko », depuis quelques années accueillie par la Tate Modern. Un premier espace muséal de ce genre avait ouvert en 1960, dans le cadre de la Phillips Collection de Washington, avec trois œuvres réunies dans une salle : comme celles de la Tate, ces peintures sont visibles à Paris.

Slow Swirl at the Edge of the Sea, 1944. Huile sur toile, 191,1 x 215,9 cm. Museum of Modern Art, New York, Bequest of Mrs. Mark Rothko through The Mark Rothko Foundation, Inc. © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023

 

Avant d’en arriver à la « formule » qui n’allait plus le quitter de 1950 à 1970, Mark Rothko – né Marcus Rotkovich en Lettonie au début du siècle, émigré aux Etats-Unis à l’âge de dix ans – était passé par différentes étapes dont rendent comptes les trois premières salles de l’exposition. On découvre d’abord un peintre figuratif, qui traite des sujets à la Hopper (salle de cinéma, rues américaines, passagers du métro), mais une facture plus brumeuse et déjà une tendance à la « fantaisie » pour reprendre l’un de ses titres de l’époque (Underground Fantasy, 1940). En jouant sur les proportions, en déformant la perspective et les personnages, le Rothko des années 1930 cherche à échapper au strict réalisme et il y parvient dans ses toiles les plus audacieuses, qu’il s’agisse de ses nus (dont une étonnante Famille dont les trois membres sont comme agglomérés), ou de ses scènes étonnantes qui transforment le subway new-yorkais en temple antique ou en palais à volonté.

La décennie suivante est celle du surréalisme et du passage à l’abstraction. En 1940, Rothko interrompt sa carrière de peintre et se met à écrire un texte théorique qui ne sera publié qu’à titre posthume (The Artist’s Reality, 2004). Lorsqu’il se remet devant son chevalet, c’est pour produire des œuvres dont les titres renvoient le plus souvent à des figures de la mythologie grecque (Tirésias, Sacrifice d’Iphigénie, Antigone…) et où l’on devine des détails du corps humain associés à des fragments d’objets. Les formes organiques les plus reconnaissables apparaissent surtout dans les œuvres pratiquant une division en trois zones superposées, avec des têtes – d’homme ou de statue ? – en haut, des bras au milieu, des james en bas. A partir de 1944, les titres font référence à des paysages, comme pour la grande toile Slow Swirl at the Edge of the Sea, et l’on ne peut s’empêcher de penser au surréalisme, quelque part entre Miró et Matta ; c’est Max Ernst qu’évoque Hierarchical Birds. Fin 1946, Rothko renonce à la fois aux titres (à partir de cette date, ses toiles seront désignées par un numéro, par la liste des couleurs utilisées, ou s’appelleront tout simplement Untitled) et à toute référence explicite, comme pour se débarrasser du même coup de discours ajouté à l’œuvre, comme pour se dispenser de tout écran intellectuel entre l’objet esthétique et sa perception par les sens. Il pratique d’abord une abstraction à base de formes souples, dansantes, aux couleurs vives et lumineuses. Vers la fin de la décennie, ces « multiformes » se géométrisent, carrés et rectangles s’agencent sur un fond peint dans une nuance parfois à peine différente de celles des formes en question, les aplats de couleur n’étant jamais uniformes, mais laissant presque entrevoir la couche du dessous, par endroits.

The Ochre (Ochre, Red on Red), 1954. Huile sur toile, 253,3 x 161,9 cm. The Phillips Collection, Washington CD, acquired 1960 © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023

En en 1950 advient le Rothko qu’a retenu la postérité, celui des grandes zones de couleur étagées à raison de deux ou trois par toile, en général. Le spectateur est invité à plonger dans ces étendues de pigments, placides étangs que ne dérange aucun nymphéa, nuages indépendants de tout ciel. Au début de la décennie, l’artiste s’autorise des rapprochements de teintes acidulées, il tente quelques infimes variations – ici, des traces de verticales parallèles au côté de la toile, là trois lignes blanches qui semblent griffer le registre central de l’image, ailleurs deux petits carrés qui resurgissent comme pour soutenir la bande médiane. Mais de telles fantaisies sont rares dans la période dite « classique ». A l’aube des années 1960, les Seagram Pictures essayent toutefois des équilibres différents, des formes fermées. S’exauce ici le vœu formulé par l’avant-garde de la fin du XIXe siècle, le rêve d’une peinture qui ne serait plus qu’une « surface plane recouverte de couleurs dans un certain ordre assemblées », qui bannirait encore plus résolument l’anecdote que Whistler ne l’avait osé en son temps. Ne varient plus que le format et la densité de la matière, parfois presque transparente, parfois donnant l’illusion d’une épaisseur, d’un relief. Rothko tente différentes nuances de noir, dont la coloration subtile ne devient apparente qu’après quelques instants de contemplation rapprochée. Jusqu’aux œuvres des dernières années, où la palette se réduit au noir et gris, avec une série d’un minimalisme austère, seul un vague tourbillon dans l’une des zones grises laissant entrevoir l’espoir d’une sorte de concession, non à la figuration, comme le reflet d’une branche de saule pleureur sur l’eau, mais à l’ornement, dans un monde d’où il semble exclu.

Catalogue dirigé par Suzanne Pagé et Christopher Rothko. 316 pages, 220 illustrations en couleur. Hachette, 45 euros. ISBN : 978–2‑85088–929‑5

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023

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