La période sombre que nous traversons en étant confinés nous donne au moins le temps de nous plonger dans nos souvenirs. Sur Wanderersite, nous préférons les souvenirs musicaux et souhaitons évoquer des figures importantes et parfois un peu oubliées de l'histoire récente de l'opéra et de la musique. C'est le cas de Peter Maag (1919–2001), un des grands chefs d'orchestre suisses qui, en plus d'être un chef remarquable mais peu médiatisé, s'est impliqué dans la formation de jeunes musiciens en inventant le concept de Bottega, qu'il a expérimenté pendant de nombreuses années à Trévise,près de Venise à travers la Bottega del Teatro Comunale di Treviso, animée par Regina Resnik et Peter Maag. Maurizio Jacobi, qui a participé de près à l'aventure, évoque la mémoire du grand Peter Maag.

Peter Maag dirigeant Mozart au teatro Comunale di Treviso – Tableau d'Arbit Blatas (Coll.particulière)

Ogni cor serba un mistero”.
"Chaque coeur recèle un mystère."
Il m'arrive, en passant devant le Teatro di Treviso, d'avoir l'impression que je peux encore y rencontrer Peter Maag, et chaque fois que j'entends cette phrase musicale très courte mais très intense d'Elvira dans le premier acte de l’Ernani de Verdi
En fait, même si nous étions amis, une partie de lui est restée mystérieuse pour moi.
D'un point de vue artistique, il était certainement un grand chef d'orchestre ; quelques gestes, souvent sans baguette et avec des mains qui semblaient rétrécies ; mais des gestes essentiels et très clairs. Et puis, il avait un sens de la narration fluide et de la structure globale.
Il avait beaucoup de métier, mais c'était avant tout un artiste ; s'il n'était pas d'humeur, il semblait s'ennuyer ; d'où une certaine réputation de discontinuité, et pourtant il y avait toujours un moment où l'on avait l'impression, même dans les répertoires les plus connus, de découvrir des beautés que l'on n'avait jamais saisies auparavant : de vrais trucs de musicien.

Personnellement, je préfère encore cela à la perfection ou à l'exécution parfaite de chefs d'orchestre célèbres dirigeant des orchestres d’une impeccable froideur.
Maag en revanche ne dédaignait pas de diriger des orchestres "mineurs", dont il pouvait tirer un son bien à lui, transparent, jamais écrasant même dans les fortissimi.
Il cherchait un équilibre « mozartien » ; et justement, Mozart est un compositeur d'une mystérieuse ambiguïté, avec un risque très élevé d'interprétation incomplète ou de fausse représentation.
Avec Mozart notamment, Maag a atteint des sommets d'interprétation, anticipant même les critères philologiques actuels, qu'il n'appréciait pas particulièrement.

Cependant, son répertoire était très vaste, peu documenté sur le plan discographique, mais, outre les précieux enregistrements de Mozart et ceux de référence de Mendelssohn et Schubert, il réalisa l'un des plus beaux enregistrements de Luisa Miller de Verdi et une intégrale des Symphonies de Beethoven d'une singulière modernité.
Ce qui a partiellement empêché la popularité qu’on a accordée à d'autres chefs, même moins grands que lui, c'est, à mon avis, surtout son caractère ; comme beaucoup d'artistes, il était égocentrique, mais il ne savait pas trop se gérer : il avait des exigences, mais n'ayant aucun sens pratique, il ne savait pas se battre jusqu'au bout.
Il était donc un globe-trotter, fréquentant les théâtres, grands et petits, dirigeant les orchestres, grands et petits, accompagnant les grands et moins grands chanteurs ; les choses pouvaient ne pas être à son niveau mais le résultat final dépassait toujours de loin les facteurs individuels, grâce à son talent très personnel.

Sans cette expérience aux multiples facettes, la Bottega ((Le projet de formation des jeunes artistes de tous ordres qui sont associés à une production, qu'il fonda au Teatro di Treviso )) n'aurait peut-être pas vu le jour.

Peter Maag

De fait, voilà ce que Maag écrivait pour présenter le projet : « En considérant les expériences et les impressions tirées de ma carrière, en observant comment fonctionnaient les nouvelles générations et les carrières hâtives et rapidement brûlées, en constatant un niveau général techniquement supérieur mais sans vraie culture et en me rendant compte des nombreuses lacunes de l'enseignement musical actuel, je voudrais contribuer à une amélioration souhaitable de la situation avec l'idée de "Bottega". »

Maag était convaincu que les systèmes normaux de production des théâtres ne permettaient pas une formation artistique et culturelle complète des jeunes talents musicaux, et que les rythmes étouffants de l'activité ne permettaient pas une étude approfondie adéquate, réduisant même les stars les plus célèbres à la routine (où, par nature, elles n'étaient pas déjà préparées, car il ne suffit pas d'avoir une grande technique pour être de grands interprètes).
Un problème qui reste encore très valable aujourd'hui.

La Bottega, qu’il avait finalement réussi mettre en place à Trévise, après avoir essayé de le faire dans le monde entier, avait pour objectif la formation de jeunes musiciens et en particulier de ceux qui avaient besoin d'être insérés dans un contexte productif complexe, tels que les chefs d'orchestre, les chefs de chœur, les chanteurs, etc. En plus y était incluse la formation des professions théâtrales qui ne peuvent se développer pleinement que dans des structures de production articulées, comme les metteurs en scène, les scénographes, les costumiers, etc… La Bottega a organisé des ateliers fondés sur le principe qu'une formation artistique complète ne peut avoir lieu que par l'expérience d'une production concrète avec de grands maîtres, un approfondissement culturel global, une préparation adéquate avec tout le temps nécessaire.

Peter Maag

Et de grands maîtres y ont de suite adhéré : pour ne citer que quelques exemples, Regina Resnik, Leyla Gencer, Gianfranco De Bosio, Virginio Puecher, Glauco Mauri ; ainsi que des experts en organisation artistique du calibre de Gianni Tangucci et Vincenzo De Vivo.
Ce fut alors le moment de l'Eurobottega, créée avec la contribution de diverses institutions italiennes et européennes,

Je pense que ce furent deux des plus grandes satisfactions de sa vie : sur le plan artistique, il avait les plus grandes garanties, et sur le plan organisationnel, pratique et économique, il avait la personne qui faisait fonctionner la machine, cette dernière étant la responsabilité pour laquelle il n'était pas fait.
Mais quand sa fonction musicale était directement en cause, il devenait alors lui-même une machine infatigable.
Il pouvait résister des heures durant avec l'attention maximale à l’audition de tous les chanteurs en compétition pour l'entrée dans la Bottega, commencer une répétition d'orchestre immédiatement après, puis continuer à discuter longuement avec les autres maestri des choix effectués, de l'interprétation vocale, de la direction, et de bien d'autres choses encore.
Je me suis souvent demandé où cet homme frêle à la démarche un peu hésitante et un peu bizarre trouvait la force de converser avec une lucidité intacte, souvent en plusieurs langues, pendant si longtemps et après des journées si lourdes.

Je l'ai rencontré personnellement parce que j'avais un poste institutionnel au Teatro Comunale di Treviso : il avait déjà un certain âge ; il se présentait avec des traits délicieusement inactuels, comme l'incroyable frac dans lequel il dirigeait de nombreux concerts ; parfois, il ne semblait pas remarquer ce qui se passait autour de lui, mais soudain ses yeux s'illuminaient, et il arborait un sourire de sympathie et de jeunesse irrésistible, ou un air boudeur un peu enfantin.

Mais il n'était pas si enfantin dans ses attentions envers les femmes ; plus généralement, une naïveté toute particulière de sa part se conjuguait avec une certaine malice et un vrai sens de l'humour, souvent caustique.
Lorsqu'il avait de l'estime pour quelqu'un (mais aussi lorsqu'il en avait besoin, ce qui signifiait que son interlocuteur devait bien comprendre les situations), il était sincèrement affectueux ; sinon, il l’ignorait complètement.
Même ces ambiguïtés renvoyaient à Mozart, dont Maag disait parfois en plaisantant qu'il était au moins en partie la réincarnation.

Le mystère s'est envolé avec lui.

Au temps de la Bottega : Peter Maag, Maurizio Jacobi, Regina Resnik

 

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