
En s'éloignant d'une ligne artistique moins immédiatement liée aux figures importantes de la création contemporaine qui firent les grandes heures du festival depuis sa création, la manifestation strasbourgeoise s'intéresse à la relation directe entre l'auditeur et le créateur tout en assumant le fait que l'œil prenne parfois le dessus sur l'oreille. Ainsi, l'élément musical est vécu, parallèlement à la forme traditionnelle du concert, comme une expérience exploratoire qui prend pour objet le sujet écoutant, avec pour modèle des propositions plus souples et plus interactives comme les ateliers ou les "concerts pour soi". Sous-titrés "musiques secrètes", ces concerts sont organisés dans des lieux insolites ou normalement inaccessibles du centre-ville strasbourgeois. Des musiciens interprètent pour un public réduit à quelques personnes une œuvre du répertoire contemporain, dans un étonnant face-à-face amplifié par le fait que les lieux sont communiqués 48h avant le concert au spectateur.

Au Centre chorégraphique de Strasbourg, nous retrouvons la performeuse écossaise Genevieve Murphy qui se met elle-même en scène dans une narration performée intitulée I don't want to be an individual all on my own. Entre récit et performance de théâtre musical, elle raconte avec un humour pince-sans-rire l'expérience de l'anniversaire de ses neuf ans où elle avait composé la bande-son. Équipé d'un casque audio, le public écoute ce work in progress monté en direct à la manière d'une fiction radiophonique. On se laisse porter dans les méandres de cette poésie sonore où la voix convoque au creux de l'oreille tout un appareillage d'appeaux, bruits et objets improbables que manipule Genevieve Murphy avec un brio remarquable qui mêle électro-pop et délicats chuintements ASMR…
Personnalité du Festival Musica depuis les premières années, le compositeur Georges Aperghis ouvrait l'édition 2022 au Palais des Fêtes avec "Migrants", fresque musicale au format de grand oratorio dirigée par Emilio Pomárico à la tête de l'Ensemble Resonanz. Dans un registre diamétralement opposé et un effectif réduit à un unique percussionniste avec dispositif scénographique limité à une petite table, Georges Aperghis proposait "La Création du monde". Clin d'œil humoristique à la grandiloquence de l'oratorio de Haydn ou la souplesse jazzy de Milhaud, le titre renvoie ici à un tout fait de presque rien – un théâtre de poche pour (grands) enfants où le percussionniste et comédien Richard Dubelski anime les différents éléments d'une table scénographiée par l'artiste Nina Bonardi. Entre clapets en bois, guirlandes, fils de fers, plume d'oiseau et métallophones multiformes, la table de travail devient instrument polymorphe et caisse de résonance. Tel un dessin aléatoire sur un brouillon, la voix creuse le vide et tente de le combler, métamorphosant l'anodin en méditation et multipliant les gestes et les syllabes. Le babil bruitiste de la partition regarde vers un amalgame Dada et circassien qui sollicite le regard à hauteur du souvenir et des stimuli de la prime enfance comme source originelle d'un théâtre dont on sort fasciné et étourdi.

La grande salle du Théâtre du Maillon avait accueilli en début de festival l'opéra Only the sound remains de Kaija Saariaho, première étape d'une rétrospective donnée en hommage au 70e anniversaire de la compositrice finlandaise. On retrouve dans le même lieu la reprise du célèbre Noir sur blanc (Schwarz auf Weiss) signé Heiner Goebbels, avec l'Ensemble Modern, dédicataire et créateur de l'œuvre en 1996. Basé sur une rencontre avec l'écrivain et dramaturge Heiner Müller, l'œuvre est inspiré d'un bref et mystérieux récit d'Edgar Allan Poe intitulé "L'Ombre". Le texte ne mentionne pas précisément de personnage ni même de situation narrative. Métaphore de la présence et de l'absence de l'écrivain-créateur, il témoigne de la fragilité de l'art et de tout ce qui nous environne sous la forme d'un fragment rédigé en noir et blanc sur une simple feuille de papier.
On entend la diffusion du fragment, dont les premières lignes sont lues par la voix d'Heiner Müller lui-même : "Vous qui me lisez, vous qui êtes encore parmi les vivants ; mais, moi qui écris, je serai depuis longtemps parti pour la région des ombres." Cette voix résonne comme unique présence et corps sonore de l'écrivain, donnant au projet la fonction d'un cénotaphe dont la représentation traduit la fonction théâtrale dans son aspect à la fois le plus spectaculaire et le plus rituel. Ce ballet impeccablement réglé donne à voir et à entendre un croisement de rythmes et d'images, dont un étonnant duo entre un piccolo et une théière chantante, ou bien la baguette métallique promenée librement sur les cordes d'un koto accompagnant les derniers mots du texte de Poe lus par Heiner Müller : "une parole qui n'était pas le timbre d'un seul individu, mais d'une multitude d'êtres ; et cette voix, variant ses inflexions de syllabe en syllabe, tombait confusément dans nos oreilles en imitant les accents connus et familiers de mille et mille amis disparus !"
Autour du fantôme et de la voix la voix de Heiner Müller plane la menace dont tentent de se libérer ces personnages dont on ne sait rien, si ce n'est qu'ils semblent avoir survécu à une catastrophe. L'action est elle-même située dans un hors-champ et un hors-temps dont les dimensions sont rehaussées par le jeu des musiciens-acteurs parcourant les rangées de bancs disposées dans le vaste espace de la scène. Coupée en deux par un vaste portique qui les sépare de la menace d'un monde extérieur, ils évoluent dans un apparent désœuvrement qu'interrompt la chute de cette cloison au beau milieu du spectacle. Naît alors une agitation en apparence désorganisée qui semble évoluer vers un but unique mais irrésolu et dont la non définition touche le spectateur au plus profond d'une émotion née de la contemplation de cette mystérieuse et très précise cérémonie. Les instruments passent d'un musicien à l'autre, n'hésitant pas à un moment donné à saisir des balles de tennis pour les lancer sur une série de gongs et de grosses caisses disposées de part et d'autre de la scène.
Les lumières de Jean Kalman soulignent dans la partition de Goebbels les basculements d'un genre musical à l'autre, entre jazz et rock, mélopées mélancoliques ou choral de Bach. Préférant au style comme construction, une forme abstraite de collage furieux, cette musique-performance s'écoute et se vit comme une suite ininterrompue d'épisodes ludiques dialoguant avec le substrat métaphysique d'une parabole – exercice de haute intensité et virtuosité.
