« Manet/Degas », Musée d’Orsay, du 28 mars au 23 juillet 2023 (puis de septembre 2023 à janvier 2014 au Metropolitan Museum of Art de New York).

Commissariat :

Isolde Pludermacher, conservatrice générale peinture au musée d’Orsay

Stéphane Guégan, conseiller scientifique auprès du Président des musées d’Orsay et de l’Orangerie

Stephan Wolohojian, John Pope-Hennessy Curator in Charge, Department of European Paintings, The Metropolitan Museum of Art, New York

Ashley E. Dunn, Associate Curator, Department of Drawings and Prints, The Metropolitan Museum of Art, New York

Scénographie : Scénografiá, Valentina Dodi et Nicolas Groult, assistés de Lucie Le Gof

Exposition visitée le mardi 28 mars 2023 à 9h30, vernissage presse

Après une exposition « Manet, inventeur du moderne » en 2011, et « Degas à l’Opéra » en 2019–20, le Musée d’Orsay a décidé de réunir ces deux artistes, avec la complicité du Metropolitan de new York. Il en résulte, plutôt qu’une comparaison, un parcours double qui met en avant les rapprochements sans pouvoir masquer les différences réelles.

Manet et Degas, deux des pères ou précurseurs de l’impressionnisme, qu’ils l’aient voulu ou non. Seulement deux années séparaient l’aîné du cadet, mais tout dans leur tempérament les opposait : Manet, dandy séducteur, Degas, réservé et auquel on ne connaît aucune liaison. Manet, dont la carrière fut émaillée de scandales retentissants dans les années 1860, et qui meurt à cinquante ans en 1883 ; Degas, qui mit du temps à s’imposer et dont l’œuvre repose davantage sur le principe des thèmes inlassablement déclinés sans qu’on puisse facilement isoler tel ou tel chef d’œuvre marquant, et qui vécut jusqu’à plus de quatre-vingts ans. Entre ces deux peintres parisiens de la vie moderne, les points communs sont pourtant nombreux : les sujets abordés, les cercles fréquentés, et surtout peut-être, l’admiration que Degas eut pour Manet, allant jusqu’à réunir une importante collection de ses œuvres après sa mort. Néanmoins, c’est une vision nécessairement partielle de l’œuvre de Degas qu’on trouvera ici, puisque l’exposition ne montre pratiquement que des œuvres que Manet aurait pu connaître, à quelques rares exceptions près (les célèbres Repasseuses du Musée d’Orsay et trois pastels).

L’ouverture de l’exposition aggrave peut-être un peu le contraste entre les deux hommes, en confrontant deux autoportraits réalisés à des âges bien différents. Celui de Degas montre un tout jeune artiste de 21 ans, qui cherche encore sa voie et peine à se démarquer d’un modèle ingresque ; celui de Manet représente un quadragénaire qui, en 1878–79, a presque toute sa carrière derrière lui même s’il ne peut le savoir (l’exposition du Musée d’Orsay ne retient en tout cas aucune œuvre plus tardive, ce qui est peut-être un jugement indirect sur les ultimes créations de l’artiste). On poursuit le parcours avec les portraits de l’un par l’autre, mais là encore la dissymétrie est patente, car si Degas multiplie en 1868 les effigies de son aîné, qu’il s’agisse d’eau-forte ou de dessins à la mine de plomb, au fusain, à la craie, Manet en revanche ne cherche à aucun moment à portraiturer Degas. Et lorsqu’on aborde la question de Madame Manet, c’est d’un sujet de contentieux qu’il s’agit. Suzanne Leenhoff, l’épouse néerlandaise de Manet, n’avait manifestement pas une beauté classique : une sanguine et un portrait par son mari ne peuvent dissimuler son nez un peu fort, retroussé, et sa silhouette un peu massive. Quand Degas voulut la représenter, également au piano, écoutée par son époux, Manet trancha une partie de la toile, le profil de sa femme étant sans doute à jamais perdu.

Edouard Manet, L’homme mort, dit aussi Le torero mort, 1864, huile sur toile, 75,9 x 153,3 cm, National Gallery of Art, Washington, Etats-Unis, Collection of Mr. And Mrs. Paul Mellon, Courtesy National Gallery of Art, Washington

Pourtant, les deux jeunes peintres ont eu d’abord des débuts assez semblables dans la vie. Issus de la haute bourgeoisie, ils renoncent à la voie toute tracée que souhaitait leur famille pour se consacrer à la peinture. Inévitablement, ils pratiquent l’imitation des maîtres, et c’est d’ailleurs au Louvre qu’ils se seraient rencontrés, là où ils copient les Italiens (Titien pour Manet, Mantegna pour Degas), les œuvres qu’on croit alors être de Vélasquez, mais aussi Delacroix (La Barque de Dante pour Manet, L’Entrée des croisés à Constantinople pour Degas). Les Espagnols marquent plus durablement Manet, pour les thèmes comme pour le style de ses premières œuvres ; Washington a envoyé Le Torero mort, New York a prêté Le Guitarrero et L’Enfant à l’épée, l’influence est claire.

Première divergence notable, qui ne tient pas seulement à leurs deux années d’écart, mais à une différence de tempérament et d’aspirations : Manet s’impose bien plus vite au Salon. Alors que Degas s’empêtre dans la peinture d’histoire pour laquelle il n’est manifestement pas fait, s’entêtant dans cette voie pendant tout la première moitié des années 1860. Manet a abordé les sujets classiques, comme le prouve son Christ aux anges, mais il trouve vite une autre manière de s’inscrire dans la grande tradition tout en représentant ses contemporains, lorsqu’il reprend une composition de Raphaël pour Le Déjeuner sur l’herbe –qui n’a pas quitté le cinquième étage du Musée d’Orsay –, lorsqu’il revisite la Vénus d’Urbino pour en faire son Olympia, deux toiles à scandale qui ne passent pas inaperçues, contrairement, ou lorsqu’il rend hommage à Goya avec Le Balcon, à peine moins scandaleux. Degas trouve sa voie lorsque, peut-être impressionné par une image de corrida de son aîné, il envoie au Salon de 1866 une grande Scène de steeple-chase, tellement retravaillée par la suite qu’il est difficile d’en reconnaître les intentions initiales. Manet fréquentait les courses de chevaux , Degas l’y a dessiné, mais il ne retient pas du tout les mêmes aspects de ce genre d’endroit.

Edgar Degas, Scène de Steeple-chase, 1866 (retravaillé en 1880–81 et 1897), huile sur toile, 180 x 152 cm, National Gallery of Art, Washington, Etats-Unis, Collection of Mr. And Mrs. Paul Mellon, Courtesy National Gallery of Art, Washington

Après avoir eu pour modèle privilégié Victorine Meurent, Manet prend pour égérie Berthe Morisot dont il multiplie les représentations inspirées. Degas fréquente aussi la famille Morisot (il laisse un portrait inachevé de la sœur de Berthe, curieusement prénommée Yves). Autre point commun, assez ténu cependant, l’intérêt des deux peintres pour l’Amérique : si Degas se rend dans le sud des Etats-Unis, où réside une partie de sa famille maternelle (le musée de Pau s’est dessaisi de son chef‑d’œuvre, Un bureau de coton à La Nouvelle-Orléans, peint en 1873), Manet conçoit un tableau de bataille, l’affrontement du navire nordiste Kearsarge et du vaisseau sudiste Alabama, qu’il pourrait avoir vu à Cherbourg, même s’il semble  avoir surtout observé le Kearsarge à Boulogne. Imaginer un événement historique récent sans l’avoir vu était dans les habitudes de Manet : c’est le cas de L’Evasion de Rochefort ou de L’Exécution de Maximilien.

Alors que Manet refuse de participer aux expositions impressionnistes, il adopte les sujets et parfois la palette du groupe : bord de mer et bord de l’eau – superbe En bateau de Manet, venu de New York, admirable Bains de mer de Degas, prêté par Londres –, buveurs et serveuses de cafés. Les rapprochements proposés par l’exposition deviennent un peu plus tirés par les cheveux avec la section « Masculin – féminin », où Degas semble bien manifester un plus grande acuité dans se représentation des rapports humains : Bouderie ou Intérieur (également appelé Le Viol) n’ont pas d’équivalent chez Manet, surtout pas ce demi-échec qu’est La Leçon de musique, dont on les rapproche un peu cruellement pour ce dernier. On peut aussi s’interroger sur le vrai sens du mannequin avachi au pied du Portrait d’Henri Michel-Lévy par Degas, outil de peintre mais image peu glorieuse de la féminité. La comparaison autour du traitement du nu devrait probablement tourner aussi à l’avantage de Degas, qui a infiniment plus souvent abordé le sujet que Manet. Mais de fait, l’exposition présente presque nécessairement un visage partiel de Degas, en ne retenant de sa production que les vingt premières années, et en excluant les sujets qui n’ont guère intéressé Manet. Il suffira de dire qu’on n’y voit qu’une seule œuvre de Degas ayant pour sujet la danse, et encore, une toile où l’on ne danse pas du tout puisque tous les modèles en sont immobiles et évoquent plutôt une scène orientaliste, Mademoiselle Fiocre dans le ballet La Source, accrochée à côté de Lola de Valence (il aurait fallu le Ballet espagnol de la collection Phillips pour avoir une scène de danse par Manet, même si c’est plus l’espagnolade que le ballet qui retint son attention).

Edgard Degas, Portrait D’Henri Michel-Lévy, vers 1878, huile sur toile, 55,5 x 42,5 cm, Calouste Gulbenkian Museum, Lisbonne, Portugal © Catarina Goes Ferreira

En fin de parcours est évoquée la collection de Degas, qui incluait huit tableaux et une soixantaine de gravures. Telle Isis réunissant les disjecta membra de son frère Osiris, Degas eut à cœur de réunir des fragments de la deuxième version de La Mort de Maximilien, débitée en morceaux après la mort de Manet. C’est d’ailleurs grâce à la vente Degas, en 1917, que la National Gallery de Londres put se doter de ce qui était, une fois de plus, un hommage à Goya, et où l’une des commissaires de l’exposition veut voir une allégorie de la relation Manet-Degas, faite de traces et de raccommodages.

Catalogue en coédition Musée d’Orsay – Gallimard, 320 pages, 240 x 288 mm, 45 euros.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Catarina Goes Ferreira
© National Gallery of Art, Washington

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