Savoir que quelques scènes issues du Tristan und Isolde avaient été gravées en studio en 1998 était intolérable pour certains fans prêts à tout entendre de leur soprano fétiche, même le plus discutable. Qu’en aurait-elle pensé, elle si exigeante ? Nous ne le saurons jamais. Fort heureusement ce coffret comporte de réelles pépites qui dissiperont facilement ces petites polémiques. Les nombreux admirateurs de Jessye Norman savaient que leur idole avait enregistré de larges extraits de Tristan und Isolde en prévision d’une intégrale qui ne vit jamais le jour. Depuis le « Liebestod » enregistré très tôt avec Colin Davis jusqu’à celui donné en concert avec Karajan à Salzbourg en 1988, il n’était pas impossible d’imaginer la soprano américaine s’essayer au rôle dans le calme ouaté du studio, à l’écart du public et de la scène qu’elle n’aura finalement pas le courage d’affronter. Ces essais restés sans lendemain paraissent donc aujourd’hui près de quatre ans après la mort de la diva qui refusa de les voir publiés de son vivant. Faut-il s’en réjouir ou le regretter ? C’est toujours un dilemme, car de tels inédits remettent en question le choix de l’artiste qui devrait en principe être respecté, tout en satisfaisant le plaisir égoïste de fans à la recherche permanente de nouveaux documents. Fallait-il aller à l’encontre de l’avis de Jessye Norman qui n’était pas convaincue du résultat de sa prestation, ou sortir ce coffret sous couvert de lui rendre hommage ?
Prenons les sessions d’enregistrement de mars/avril 1998 d’abord pour ce qu’elles sont : des essais réalisés en prévision d’une éventuelle intégrale. Au pupitre, Kurt Masur dirige les forces du Gewandhaus de Leipzig avec l’intensité et l’analyse musicale qui ont toujours été associées à son nom. Dès le prélude où la tranquillité des cordes surprend par leur couleur et leur velouté, le chef instaure une lecture sagement réfléchie et très personnelle du chef‑d’œuvre de Wagner. Sa battue puissante et enveloppante est le gage des grands maîtres, capables en un clin d’œil de faire fusionner les timbres de tout un orchestre que l’on pensait éparpillés, après les avoir entendus se déployer si distinctement les uns après les autres. La sélection du 1er acte débutée par l’intervention asexuée et précieuse du tout jeune Bostridge en Matelot, laisse la place aux échanges entre l’Isolde d’une Norman agitée, arrogante de ton, face à la Brangaene d’Hanna Schwarz, très en retrait. L’association de ces deux voix n’est sans doute pas la meilleure, mais après tout la mezzo est là pour donner la réplique à la soprano qui dialogue avec un chef qu’elle connait bien et dont l’accompagnement sur mesure est là pour la mettre sur un piédestal. Entourée d’un orchestre aux sonorités sensuelles, Jessye Norman mord à pleine dents dans le texte au risque de manger parfois des mots dans l’état d’exaltation où elle se trouve et de laisser passer de grands aigus plus arrachés qu’il ne faudrait, ou de paraître crispée sur le « Rahe » (vengeance).
Arrêté brusquement, ces premiers pas n’ont rien de compromettants mais nous interrogent tout de même : le rôle d’Isolde est-il écrit dans les meilleures notes de la cantatrice et n’est-il pas arrivé un peu tard dans sa carrière ? L’écoute se poursuit avec le duo du second acte. Thomas Moser s’avère d’emblée en grande forme avec un Tristan au registre élancé et au timbre clair. Les retrouvailles du couple après l’absorption du philtre d’amour remplacé par celui de mort par Brangaene, sont explosives, le premier ut d’Isolde superbe, le second également, allégé et visé juste. Masur veille sur ces deux protégés avec un soin paternel, jouant avec une délicatesse chambriste l’introduction du « O sink hernieder » que les deux chanteurs attaquent pianissimo et poursuivent à l’unisson avec une poésie et un galbe vocal magnifiques, se stimulant l’un l’autre. Toute cette partie comme en apesanteur, digne des titulaires les plus aguerris est malheureusement compromise par les appels prosaïques d’une Hanna Schwarz qui ne peut se substituer aux plus grandes, Christa Ludwig en tête. Les choses se corsent dans la conclusion qui met en évidence une Norman aux limites de sa résistance, qui ne parvient pas dans cette section à parer son instrument contre les assauts vengeurs d’une partition dévorante et termine avec une voix blanche et un phrasé heurté trahis à plusieurs reprises par une diction confuse, que même la présence de son partenaire ne peut masquer. Pour finir le « Mild und leise », quoique vocalement profus et élégamment chanté, laisse l’auditeur un peu sur sa faim au lieu de l’entraîner vers les cimes d’une transfiguration annoncée. Rien de honteux ou de dégradant dans ces passages choisis, révélés post-mortem, mais comment ne pas ressentir un certain sentiment de trahison, là où l’artiste avait cru bon de ne jamais autoriser la parution de ce qui pour elle n’en valait pas la peine…..
Fort heureusement le reste de cet album contient de vrais trésors. Les Vier letzte Lieder de Strauss donnés en direct à Berlin en mai 1989 en font indéniablement partie. Dirigés par James Levine à la tête du flamboyant Berliner Philharmoniker, ils sont une alternative pour le moins solide à ceux gravés en 1982 avec Masur et le Gewandhausorchester Leipzig pour Decca, souvent présentés comme un must. Plus rapide et moins sombre, cette version inédite nous permet de retrouver la voix souveraine de la diva, qui déploie dès les premières phrases du « Frühling » les grandes orgues de son instrument enchanteur avec une « Wie ein Wunder vor mir » somptueux, allège le « Du kennst mich wieder » et donne à son phrasé des allures de petite fille à l’arrivée du printemps. Ici pas d’inquiétude ou de tourment, mais un plaisir calme et une plénitude vocale qui ne font planer aucun doute sur les pensées de la narratrice. Si dans « September » Levine laisse filtrer dans son commentaire orchestral l’annonce de l’automne et des jours plus courts, c’est parce qu’il donne l’impression de déposer délicatement sur les épaules de sa cantatrice un « châle musical » pour qu’elle ait moins froid. Le « Augen zu » triple piano se fait comme il se doit sourd et extatique tandis que le cor conclut majestueusement le lied. Tout à coup tout s’assombrit, devient mélancolique avec « Beim Schlafengehen », on frissonne aux accents de la soprano qui laisse le violon en solo, transpercer l’espace et venir nous toucher en plein cœur, avant que sa voix de velours ne reprenne le large, en majesté. « Im Abendrot » est pris dans un tempo retenu mais sans langueur affectée ; « O Weiter » est clamé comme une surprise, sans dramatisme avec quelque chose de rassurant, comme une confiance revenue. Norman file la phrase comme si elle ne devait jamais s’interrompre, Levine étire les dernières notes de son orchestre : c’est somptueux.
D’une pareille eau sont les Wesendonck de Wagner (Berlin toujours mais en novembre 1992) au cours desquels la diva ne cherche pas à assombrir son timbre, pour rester résolument soprano et pouvoir ouvrir grand les voiles. Calme et tempête, torpeur et pas feutrés, Levine manie le mystère jouant sur le même registre que son impressionnante soliste entre rêve étrange et murmure. Rien ne manque à cette lecture déclamée dans un allemand soyeux ou chaque mot est articulé, sculpté, taillé comme une pierre précieuse, sauf les appels de Brangaene que Jessye Norman aurait pu, aurait dû chanter, pour suspendre un peu plus le temps à l’issue du dernier lied, « Traüme », repris plus tard dans Tristan und Isolde.
Dernier des trois cds, trois scènes pour soprano et orchestre puisées dans trois siècles de musique ; Haydn, Berlioz et Britten. Captées elles aussi en concert, au cours de l’année 1994 à Boston, elles démontrent non seulement la variété des répertoires auxquels aimait à se mesurer la Norman et son adaptabilité musicale. La direction un peu sèche d’Ozawa n’obère heureusement pas notre plaisir à écouter la cantate Berenice, dont la soprano assume crânement l’écriture émaillée de vocalises lancées avec vigueur. A l’exception du dernier aigu contestable, ce document est à chérir, comme la Cléopâtre vécue avec un frémissement et une intériorité de chaque instant. S’il ne fallait en garder qu’une, ce serait surement Phaedra d’après Racine dirigée par un Ozawa inspiré, où la voix aussi vive qu’incisive de la diva fait des merveilles. Sa manière de nous susurrer à l’oreille pour avouer qu’elle s’est empoisonnée avec le crescendo vers l’aigu souligné par des cordes grinçantes, juste avant le silence, est inoubliable et mérite à elle seule l’acquisition de ce coffret en hommage à l’un des plus grandes interprètes du XXème siècle.
Merci pour ce très intéressant article.
On peut trouver sur Youtube des enregistrrements live du 2e acte de Tristan et du 1er de Walkyrie, avec Jessye Norman et Jon Wickers dirigés à Tanglewood par Seiji Ozawa, dans les années 80,.