Pour sa deuxième année, le Festival du Printemps des Arts de Monte-Carlo sous la direction de Bruno Mantovani porte un coup de projecteur sur les différents courants de la musique américaine du XXe siècle. Cette thématique est articulée au sein d'une programmation dont la ligne directrice reste fidèle à l'esprit d'un festival attaché à mêler création contemporaine et répertoire ancien. Ce génial éclectisme fait dialoguer durant quatre semaines des paysages sonores stylistiquement très éloignés comme le dernier Schubert sous les doigts de Michel Dalberto avec les créations de François Meïmoun, Philippe Schoeller ou Christophe Maudot ; ou bien encore le répertoire (post)romantique en parallèle avec les mélodies françaises, des pièces baroques dirigées par Stéphanie-Marie Degand et les quatuors de Ligeti par le Quatuor Diotima. Ce vaste et prolixe panorama fait la part belle à des programmes construits sur le modèle d'une expérience de vie, aussi bien des comme des récits ou des aventures.
Ainsi cet avant-dernier week-end où, en l'espace de trois soirées, nous avons circulé de l'univers fracassant et sonore d'un riche programme pour orchestre à celui, velouté et rythmé, du jazz symphonique en passant par un programme clavecin et un récital piano-lectures autour de Scriabine et Akhmatova. Sacrifiant à une tradition héritée de son prédécesseur Marc Monnet, le Festival du Printemps des Arts invite des formations prestigieuses à venir se produire dans des programmes mêlant répertoire et création. Ce soir-là, à l'auditorium Rainier III, ce fut le cas avec le BBC Symphony Orchestra et la cheffe finlandaise Eva Ollikainen dans un étonnant ensemble de pièces pour orchestre débutant par la rare Symphonie en un mouvement (opus 9) de Samuel Barber. Injustement et trop souvent réduite à son Adagio pour cordes, la musique de Barber prouve ici combien elle gagnerait à être davantage diffusée sous nos latitudes. Achevée et créée durant le séjour du compositeur à l'académie américaine de Rome en 1936, cette œuvre de jeunesse connut rapidement un grand succès outre-Atlantique sous la direction de chefs comme Rudolf Ringwall à Cleveland, Bruno Walter ou Artur Rodziński qui la dirigea à New York mais aussi lors de l'ouverture du festival de Salzbourg en 1937. Inspirée d'une 7e Symphonie de Sibelius également programmée lors de ce concert monégasque, cette partition en une unique et vaste synthèse séduit par la trajectoire riche et nerveuse avec laquelle Barber nourrit les quatre mouvements enchaînés.Les trois thèmes de l'Allegro non troppo initial irriguent l'ensemble de l'œuvre, passant d'un suffocant et très "Hermannien" scherzo initial à la méditation alanguie du hautbois sur un tapis de cordes en sourdines. La ligne déploie une palette de nuances qui déploie son chant de la petite harmonie à l'ensemble du quatuor en un intense et brillant crescendo fait d'une multitude de ressacs et de détentes où les pupitres du BBC Symphony Orchestra offrent une véritable démonstration de puissance et de précision.
Commande de la BBC et de Radio France, bTunes de Betsy Jolas contraste avec le serioso de la symphonie de Barber, offrant à entendre autant qu'à voir une sorte de mini-théâtre musical dans lequel le geste compte autant que l'intention qui le sous-tend. À 96 ans, la compositrice franco-américaine prouve qu'elle n'a pas vraiment de leçon d'humour à recevoir proposant sur le modèle d'une "playlist" une réunion d'anciennes pièces introduites par un jeu comique où cheffe et soliste débarquent en catastrophe des coulisses pour prendre le relai du violon solo échouant à faire avancer l'orchestre… La ligne soliste est traitée sur le modèle d'un carnet d'esquisse où le piano tantôt se plie à l'orchestre, tantôt le fait réagir en lui suggérant des idées musicales. Cet esprit disparate refuse de séparer la tristesse du bouffon, offrant au pianiste John Hodges l'occasion de déployer une vaste gamme de moyens techniques et expressifs. Entièrement consacrée à la musique orchestrale de Jean Sibelius, la seconde partie concentre son intérêt dans la lecture remarquable que donne Eva Ollikainen de En Saga, pièce mal aimée des musiciens au moment de sa composition et qui dut attendre une version remaniée pour voir le jour une dizaine d'années plus tard en 1902. Les cordes du BBC Symphony passent en une seconde d'un volume massif à un nappé aérien où se concentre une dramaturgie sonore entre nostalgie et fracas – une brûlure dont semble exempte la lecture très monolithique de la 7e Symphonie, comme si l'énergie avait soudainement disparue au profit d'une grisaille en à‑plats, formant autour des phrases une matité qui en fait ressortir tout le poids, sans la tension qui aurait été capable de propulser les événements musicaux au-dehors et au-devant.
Dans l'acoustique peu réverbérée du tout récent One Monte-Carlo, la seconde journée débutait par un programme tout clavecin réunissant Johann Jakob Froberger et Christophe Maudot. Jouant sur un instrument moderne aux couleurs harmoniques légèrement fanées, Jory Vinikour offre à la Suite IX les contours assez sages d'une interprétation où l'âpreté le dispute parfois à la neutralité. L'intransigeance des reliefs dissonants dans le Capriccio VI et le surprenant détachement dans la façon d'aborder la Suite XX finirait par nous faire croire que Froberger est de loin le plus contemporain des deux noms au programme. Les Désordres passagers de Christophe Maudot se présentent en effet sous la forme assez classique d'un recueil de pièces dont chacune fait l'objet d'un texte de présentation. Souvent en rapport avec des figures tutélaires, des rencontres ou des événements biographiques, ces partitions tiennent d'un exercice de style dessiné à la pointe sèche, accompagnés par des notes d'intention qui ne parviennent pas forcément à éveiller l'intérêt.
Le soir-même, sous les ors de la Salle Garnier, on donnait la seconde partie d'un programme débuté la veille de notre arrivée – associant l'intégralité des sonates de Scriabine avec des poèmes d'Anna Akhmatova. Malheureusement indisponible pour des raisons de santé, la pianiste Varduhi Yeritsyan au pianiste russe Peter Laul pour relever ce redoutable défi scriabinien. L'idée de faire précéder chaque sonate d'un poème lu n'est pas mauvaise en soi – à la nuance près que la force naturelle de l'écriture d'Akhmatova, rendue par la voix et la présence très incarnée de Svetlana Ustinova est passablement affadie par la traduction française et la neutralité de ton de Jean-Yves Clément. Ainsi ce "tant redouté" paysage d'automne que la Deuxième élégie du nord (1945) qui précède les premiers accords de la Troisième Sonate (sous-titrée "États d'âme"). On saisit immédiatement la fulgurance et le lien naturel qui lie ce pianiste avec cette musique. Capable de replier dans ce mouvement drammatico l'effusion lancinante d'une tension qui couve et finit par éclater dans des éclats lyriques dans un presto con fuoco où une forme de romantisme crépusculaire achève de se consumer. On notera particulièrement l'acuité rythmique de cet extrait du recueil l'Églantier fleurit dédié à Ossip Mandelstam avec la Sixième Sonate où la concision de la forme rejoint les tourments et les anfractuosités harmoniques.
Ici, ce sont nos ombres qui survolent
La Néva, la Néva, la Néva,
C'est la Néva qui bat contre les marches,
C'est ton laissez-passer pour l'immortalité.
Plus figuratif dans son opposition thématique, le poème Nuit précède la Septième Sonate dite "Messe blanche", synthèse éruptive et transcendante, tandis que le récital se referme sur le prestissimo volando de la Quatrième Sonate, lyrique allégorie décrite par Scriabine comme l'envol de l'homme vers les étoiles – un commentaire auquel le dernier poème d'Akhmatova semble tourner le dos dans un quatrain aux allures de plaidoyer acméiste
Et cette démarche lente
Ne ressemble à aucun envol,
Comme si mes pieds se posaient
Sur un radeau et non sur un parquet.
La dernière journée monégasque se conclut sur un programme mixte où le quintette jazz du contrebassiste Riccardo Del Fra rencontre l'Orchestre des Pays de Savoie placé sous la direction de Léo Margue. Témoin avec le pianiste Michel Grailler des dernières années du trompettiste Chet Baker (1929–1988), Riccardo del Fra a développé un sens aigu de l'accompagnement comme assise harmonique et dynamique. Le festival Jazz in Marciac lui a passé commande d'un corpus de standards du trompettiste américain, regroupé sous le titre de "My Chet My Song". On écoute aujourd'hui une version avec orchestre symphonique dans laquelle le contrebassiste dialogue avec les interventions incisives du saxophoniste Pierrick Pedron et les lignes mélancoliques de Matthieu Michel au bugle et à la trompette. Cet objet sonore fait entendre un jazz cousu main et parfaitement calibré, avec un nappage de cordes qui joue un peu les utilités. La seconde partie du concert gagne en intérêt avec le poème symphonique pour quintette et orchestre Mystery Galaxy. La palette expressive puise dans des tonalités librement contemporaines, avec de belles interactions où le saxophone alto et soprano de Rémi Fox vient poser sur la trame orchestrale de fines arabesques.
Le festival se termine ce week-end avec notamment la création mondiale d'Antigone de François Meïmoun (1979-), un mélodrame avec Laurent Stocker en récitant et l'Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo sous la direction de Case Scaglione avec la Troisième Symphonie de Copland et The Unanswered Question de Charles Ives. Le samedi 1er avril, l'Ensemble TM+ dirigé par Laurent Cuniot dans un beau programme Elliott Carter / Steve Reich. À ne surtout pas rater, les deux concerts du Quatuor Diotima avec une création mondiale de Philippe Schoeller (1957-), les quatuors 1 et 6 de Béla Bartók, Diffrent trains de Steve Reich et les deux quatuors de György Ligeti – récemment enregistrés chez Pentatone à l'occasion du centenaire du compositeur hongrois.