« Révolutions Xenakis »
Exposition du 10 février au 28 juin 2022.
Musée de la Musique – Philharmonie de Paris.

Commissaires : Thierry Maniguet et Mâkhi Xenakis
Scénographie : Jean-Michel Wilmotte

Catalogue sous la direction de Makis Solomos, coédition  Les Editions de l’œil et Musée de la Musique – Philharmonie de Paris, 323 pages, 35 euros.

Exposition visitée le 9 février 2022 (vernissage)

Même s’il n’a jamais connu sa propre date de naissance exacte, le centenaire de Xenakis est fêté avec faste par le Musée de la Musique (et sera également commémoré en ce mois de mars par une série de concerts à la Philharmonie de Paris). L’exposition propose une immersion dans une œuvre qui, pour frapper l’oreille, n’en possède pas moins des caractéristiques éminemment visuelles.

Qui aurait cru, alors qu’il calculait la résistance du béton dans le cabinet de Le Corbusier, que Yannis Xenakis proposerait quelques années plus tard de joyeuses utopies écologistes, villes cosmiques aux bâtiments hauts de cinq kilomètres afin de laisser toute sa place à l’environnement, ou un « polytope mondial » à base de « filaments artistiques reliant les populations de tous les pays » ? Parmi les plus jeunes, qui n’ont pas vécu l’euphorie flower-power des années 1960 et 1970, qui sait encore que ce même Xenakis proposait des expériences planantes renouvelant l’expérience du concert, où le public s’allongeait à terre pour se laisser fasciner par les jeux de lasers et de lumière sur des câbles tendus à travers la salle et, naturellement, par la musique accompagnant ce spectacle, dans des lieux aussi divers que les thermes gallo-romains du Musée de Cluny ou le « diatope » construit dès 1978 au pied du Centre Pompidou ? Le Musée de la Musique a choisi de rendre hommage au compositeur qui aurait cette année cent ans, ou peut-être cent un, voire quatre-vingt-dix-huit, car ses passeports multiples indiquent différentes années possible pour sa naissance, le principal intéressé ne s’étant lui-même jamais soucié de trancher. L’exposition s’intitule « Révolutions Xenakis », et de fait, il y a dans le parcours du compositeur d’origine grecque quelque chose de délicieusement soixante-huitard, reflétant une époque où l’on voulait dynamiter les formes (et où Pierre Boulez suggérait de brûler les maisons d’opéra). Et pourtant, Xenakis n’a guère en commun avec les « idées courtes – cheveux longs », lui qui composait sur papier millimétré, selon des lois mathématiques qui échappent irrémédiablement au profane. Et ce n’est pas un hasard si sa musique fait désormais partie des classiques du XXe siècle, notamment pour les ensembles de percussions.

Polytope de Cluny © Famille Xenakis

Après une première vitrine biographique, avec photos des parents – sa mère meurt en couches en 1927 – et évocation de la Résistance, et de l’incident qui arracha la moitié du visage du jeune Yannis et qui faillit coûter la vie, l’exposition donne à voir les trois métiers de Xenakis : ingénieur, architecte et compositeur, les trois étant assez indissociablement liés, comme au temps du quadrivium médiéval qui réunissait les disciplines sœurs qu’étaient arithmétique, musique, géométrie et astronomie. A son arrivée en France, le jeune Grec fut pris dans le cabinet de Le Corbusier et sa première grande réalisation fut le pavillon Phillips pour l’exposition universelle de 1958 à Bruxelles : maquettes, vidéo et documents divers aident l’imagination du visiteur à reconstituer ce que fut cette utopie réalisée, avec musique de Varèse mais aussi, un peu de Xenakis. Car dès le début des années 1950, Xenakis compose, et très vite les pages de musique qu’il produit s’éloignent radicalement des partitions telles qu’elles étaient écrites depuis plusieurs siècles. C’est là aussi ce qui rend ce compositeur aussi « exposable » : inutile ici d’être musicologue pour éprouver un plaisir purement visuel devant les feuilles présentées. Tableaux-matrices aux cases jaunes, vertes ou rouges pour indiquer aux instrumentistes quand ils doivent intervenir, graphiques où les courbes représentent les glissandos exigés des violons, « paraboloïdes hyperboliques », arborescences, sinusoïdes, dessins où figurent la répartition de l’orchestre au sein du public, figures géométriques colorées ou non, notations multicolores en forme de bâtonnets verticaux ou de traits horizontaux, tracés géométrique où sont stipulées des hauteurs de son, qui finissent par ressembler aux jeux de « points à relier », diagrammes coloriés… autant de visualisations qui font dire à la fille du compositeur que son père fut aussi un plasticien. En effet, la musique de Xenakis donne ici l’impression de pouvoir être regardée autant qu’écoutée.

Persephassa OM 33–2 implantation des percussionistes  © Famille Xenakis

Bien sûr, le visiteur peut aussi l’écouter, grâce aux extraits diffusés dans des casques mis à se disposition ; il n’a d’ailleurs par le choix, car certaines projections sont (très) sonores, et à intervalles (un peu trop) réguliers, un « court-circuit » conçu par le studio d’art numérique ExperiensS fait s’agiter des lumières au plafond et retentir un extrait de La Légende d’Eer. La scénographie a été confiée à Jean-Michel Wilmotte – qui visita à l’âge de dix ans le pavillon Phillips de Bruxelles – qui a choisi de rendre hommage aux dessins géométriques de Xenakis en renvoyant aux pans de verre ondulatoires et surfaces réglées, grilles dont l’aspect renvoie aussi à ces œuvre d’art à base de fils tendus entre de clous, omniprésentes dans les années 1970. D’intéressantes vidéos permettent de donner à voir les bâtiments pérennes que Xenakis a conçus : la maison de vacances construite en Grèce pour François-Bernard Mâche, avec ses ouvertures aux formes imprévisibles, ou le couvent Sainte-Marie-de la Tourette, près de Lyon, pour lequel il a beaucoup secondé Le Corbusier. Le curieux pourra même découvrir dans une vitrine la calculatrice Hewlett-Packard ayant appartenu au compositeur dans les années 1980, ou une reconstitution de son bureau, avec livres, objets, photographies, etc.

Yannis Xenakis et Le Corbusier © Collection Phillips

En écho à cette présentation qui occupe les 370 m2 de la salle d’exposition, le Musée de la Musique a suspendu parmi les espaces chronologiques de sa collection d’instruments historiques une dizaine d’œuvres représentatives de l’art cinétique, dont les choix esthétiques correspondent parfaitement à ceux de Xenakis, dont certains dessins évoquent irrésistiblement les panneaux décoratifs conçus par Yaacov Agam pour l’Elysée à la demande du président Pompidou. Vasarely, bien sûr, Xenakis ayant composé la bande-son d’un court métrage réalisé à l’occasion de l’exposition que lui consacra en 1965 la galerie Denise René. Soto, Morellet et quelques autres sont de la partie, le visiteur étant accueilli à l’entrée par une création assez fascinante de Laurent Bolognini, « appareil à tracé lumineux » qui ne cesse de tracer des formes tournoyantes, au son de Psappha, œuvre pour percussions écrite en 1975.

Après Paris, cette exposition sera accueillie à Lisbonne par la Fondation Calouste Gulbenkian ; ses organisateurs espèrent qu’elle pourra également aller à Athènes, ce qui serait on ne peut plus souhaitable.

Catalogue sous la direction de Makis Solomos, coédition  Les Editions de l’œil et Musée de la Musique – Philharmonie de Paris, 323 pages, 35 euros.



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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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